La question suprême de notre époque, à laquelle toutes les autres aboutissent finalement, est celle qui se débat entre le rationalisme et le supranaturalisme à l’endroit des Ecritures, ou, pour employer une expression plus précise, entre le principe d’autorité et le principe d’autonomie. De ces discussions et des aventureuses hypothèses qu’elles engendrent, de ces démolitions et de ces reconstructions sans fin, de cette œuvre critique qui fouille et refouille incessamment toutes les assises de l’édifice religieux, de ce travail destructeur du dedans joint aux attaques du dehors, il sort des influences délétères dont les plus fermes convictions sont elles-mêmes plus ou moins atteintes. Le souffle du scepticisme fait vaciller la lampe de Sion, quand il ne va pas jusqu’à l’éteindre ; il trouble les sources de la vie chrétienne, quand il ne les tarit pas. Que voulez-vous qui se passe dans ces âmes accoutumées à appuyer sur la Bible leurs croyances et leurs espérances, et qui entendent mettre la Bible en suspicion parmi leurs conducteurs spirituels ? Lors même qu’il ne leur arrive qu’un bruit vague de ces luttes intestines, il en émane quelque chose d’alanguissant, de corrosif, dont elles sont saisies, sans qu’elles sachent souvent se rendre compte de ce qu’elles éprouvent. Il en est comme de ces états atmosphériques dans les épidémies, qui se font sentir plus ou moins partout. La propagation du mal a été d’autant plus rapide que la haute-orthodoxie a paru croire un moment que le meilleur moyen de le neutraliser était de l’inoculer.
Il y a eu là bien des illusions et par suite bien des déceptions. Les renouvellements promis se terminent de toutes parts à des renversements. Si l’on a été peu attentif aux voix qui l’annonçaient, qu’on le soit aux ruines qui couvrent déjà le sol ! Notre affaire capitale est de maintenir le Christianisme sur la base divine où il a porté jusqu’ici, et où doivent s’appuyer également la théologie et la religion, la science et la foi, je veux dire la révélation biblique ; notre vœu le plus fervent doit être celui du Psalmiste : Seigneur, affermis mes pas sur ta Parole ! (Psaumes 119). La vie spirituelle, avec ses renoncements et ses dévouements, ne renaîtra qu’à cette condition. Nos Eglises ne retrouveront la sécurité, l’activité, l’unité de sentiment et de but nécessaires à l’œuvre d’évangélisation qu’elles ont à faire au-dedans et au dehors, que lorsqu’elles se seront rassises sur leur fondement ; lorsque l’Ecriture sera redevenue pour elles, comme elle le fut au xvie siècle, comme elle l’était à l’origine du Réveil, comme elle l’est partout où le Réveil se propage, la charte du salut, le témoignage de Dieu et du Ciel ; lorsque les convictions individuelles, soutenues de tous côtés par la conviction générale, se sentiront pleinement sûres d’elles-mêmes. Restaurer notre principe formel, voilà la grande œuvre de nos jours, car tout dépend de là. Et elle peut s’accomplir malgré les verdicts de la science, et elle s’accomplira malgré les difficultés, si le Christianisme est ce qu’il se dit, ce qu’on l’a cru pendant dix-huit siècles, ce que nous avons droit de le croire toujours. Sans doute, cette restauration elle-même n’est pas tout. La Bible n’est pas le Christianisme, mais elle en est le chemin. Elle est le point d’appui de la Réformation, comme elle a été son point de départ. Enlevez, au protestantisme la révélation biblique, vous lui enlevez sa racine-mère, et par conséquent, sa force et sa vie. Que peut une foi qu’un doute conscient ou inconscient mine à sa base ? Que peut une Eglise qui, lacérant de, ses propres mains sa loi constitutive, en vient à ne plus savoir ce qu’elle veut faute de savoir ce qu’elle croît, et qui ne donne que des réponses évasives ou contradictoires quand on lui demande ce qu’elle est ? Le protestantisme évangélique ne peut ressaisir son action providentielle qu’autant que le principe protestant reprendra son empire ; et il faut pour cela que les sciences théologiques et critiques, revenant des voies aventureuses où elles se sont engagées, réparent, les brèches qu’elles ont faites. Grâce à Dieu, au milieu des triomphes apparents du négativisme, ce mouvement de retour s’annonce et se prononce de plus en plus. L’œuvre de démolition, prise d’abord pour une œuvre de reconstruction, s’arrête, étonnée et effrayée de voir l’édifice promis fuir devant elle comme un vain mirage, en ne laissant sous ses pas que des décombres. On revient de bien des côtés. En Allemagne même, la Bible de la Réformation se relève et la foi de la Réformation avec elle.
Du reste, en parlant de restauration, je n’entends point telles formes dogmatiques ou ecclésiastiques, dans lesquelles la pensée et la vie protestantes s’étaient incorporées à d’autres époques. Il n’est pas probable que le protestantisme évangélique y revienne, malgré bien des vœux et des efforts en ce sens ; il n’a pas besoin d’y revenir pour recouvrer sa puissance d’expansion et de rénovation. Mais ce qu’il demande impérieusement, c’est le fondement sur lequel il s’est établi : la révélation de Dieu en Christ, la Bible, dépôt sacré, document divin de cette révélation, et les grands faits que la Bible atteste, et les grandes doctrines qui la traversent de part en part. Religion de la Bible, il ne veut aller au delà de la Bible, redisons-le, ni dans son principe, ni dans son dogme. Mais s’il ne lui faut pas plus que le principe biblique et le dogme biblique, il ne lui faut pas moins. Voilà le fond vital qui, au sein du protestantisme, devrait être placé en dehors de toute contestation. Et voilà justement ce qui est en cause ; ce n’est pas seulement, comme autrefois, telle ou telle donnée du Nouveau Testament, c’est le Nouveau Testament lui-même. Il s’agit de savoir s’il est un témoignage divin, l’Evangile de Dieu touchant son Fils (Romains 1.4), ou s’il n’est qu’un témoignage humain ; et bien des écoles orthodoxes croient faire un gain, accomplir un progrès, fonder ce qu’elles nomment la foi personnelle, en communiant sur ce point avec le rationalisme. Or, quand le fondement est ainsi en question, qu’élever de solide et de durable ? Quelle association de desseins et d’efforts, quelle entreprise commune est possible, quand on n’a pas de principe et de but commun ? Le Maître l’a dit : Tout royaume divisé contre lui-même sera réduit en désert (Matthieu 12.23).
Creusée jusqu’au fond et prise dans toute sa portée, la question n’est pas seulement théologique ou ecclésiastique, elle est sociale. Elle s’étend de proche en proche jusqu’aux dernières assises du Christianisme ; et s’attaquer aux bases du Christianisme, c’est s’attaquer aux fondements du monde moderne, création de l’esprit chrétien. Elle peut se ramener à ces termes : l’Evangile restera-t-il comme une révélation au sens propre ou, dépouillé par la science de ses attributions et de ses vertus célestes, rentrera-t-il dans la loi générale des religions, cette loi que la critique philosophique, historique, philologique se glorifie de mettre en lumière ? N’aurons-nous, à la fin, qu’un Evangile de l’homme à la place de l’Evangile de Dieu ? C’est la question suprême : être ou n’être pas. Tout y tient de près ou de loin.
Pour le protestantisme, elle se concentre sur l’Ecriture et il la suppose résolue chez ses adhérents ; on ne lui appartient qu’à ce titre. Mais dans des crises telles que celle que nous traversons, s’il faut se garder du latitudinarisme qui paralyse tout en unissant dans le vide, il faut se garder aussi du dogmatisme qui isole et brise les forces qu’il importe de masser autour du fondamental, en passant par-dessus des divergences, que le péril commun rend secondaires, quelque graves qu’elles puissent être en elles-mêmes.
Il est deux directions qui me paraissent franchir en sens inverse le vrai réel, l’une allant au delà de la donnée biblique, tandis que l’autre reste en deçà ; l’une regardant trop exclusivement à l’élément divin des Ecritures, l’autre à leur élément humain ; j’entends celle qui fait l’inspiration plénière, et celle qui ne veut y voir que la grâce élevée à une plus haute puissance. En fait, cependant, et malgré les vivacités de leur antagonisme, ces deux directions se trouvent du même côté dans le grand combat de nos jours, sans y être avec les mêmes armes. La dernière, toute relâchée qu’elle est, maintient encore le principe protestant en maintenant à sa manière la révélation apostolique et l’ordre surnaturel contre lequel s’insurge la pensée du jour. Les deux théories se rencontrent au fond sur la question suprême ; et, dans le moment où nous sommes, elles doivent regarder moins à ce qui les sépare qu’à ce qui les unit. Quand la sape est aux fondements de l’édifice, le plus pressé est de les défendre, sans s’inquiéter, comme on pourrait le faire en d’autres temps, de la nature des matériaux ou de la forme des constructions, surtout sans se livrer là-dessus à des divisions hostiles, à des luttes intempestives, qui fortifient l’attaque en affaiblissant et dispersant la défense. Seraient-ils toujours ridiculisés et toujours imités, ces Grecs du Bas-Empire qui se disputaient, s’anathématisaient, se combattaient au sujet de la lumière du Thabor, pendant que les Musulmans entraient à Constantinople ?
Ainsi que je crois avoir eu occasion de le dire, les points autour desquels on doit se masser changent avec l’esprit des temps. Aux époques organiques, où le fond général et vital du Christianisme est hors de cause, il peut s’attacher un vif intérêt à des discussions fort secondaires en elles-mêmes. Aux époques critiques, comme l’est la nôtre, où les fondements de la foi, l’histoire et la doctrine évangéliques, sont minés de toutes parts, c’est contre cette attaque qui les menace tous, que les croyants doivent concentrer leurs forces, en faisant taire leurs dissidences théologiques ou ecclésiastiques, comme les dissidences politiques cessent en présence d’une invasion.
En somme, le protestantisme, appuyé sur les Saintes-Ecritures, pose ensemble l’examen et la soumission, la liberté et l’autorité : deux éléments constitutifs de son principe qui le séparent radicalement, l’un du catholicisme, l’autre du rationalisme, et qui doivent tout à la fois se limiter et se compléter, se soutenir et se contenir. L’équilibre normal a été souvent rompu entre eux, tantôt dans un sens, tantôt dans l’autre ; et le pur esprit du protestantisme en a toujours souffert. A certaines époques, l’élément d’autorité s’est élevé et étendu jusqu’à annuler, ou à peu près, l’élément de liberté ; ainsi quand on a érigé le dogme établi en vérité absolue et le formulaire ecclésiastique en loi souveraine de la pensée et de la vie religieuse. Eu d’autres temps, c’est l’élément de liberté qui empiète sur l’élément d’autorité, là raison ou la conscience se fait autonome, on tend de toutes parts à humaniser le Christianisme, à l’appuyer moins sur le témoignage d’En-haut qui l’impose, que sur un témoignage intérieur qui le vérifie. La foi elle-même veut marcher par la vue. Cette dernière pente est celle de nos jours ; c’est celle par conséquent contre laquelle nous avons surtout à nous prémunir.
Ceux qui s’y abandonnent, en s’étonnant que nous ne la suivions pas avec eux, nous font divers reproches dont il importe de dire encore quelques-mots.
Ils nous accusent d’établir à la base de la dogmatique une dualité contradictoire et intenable. Vous ne pouvez, nous disent-ils, poser l’examen et lui imposer son résultat, puisque ce serait le reconnaître et le renier tout ensemble. Il n’est libre dans ses investigations qu’autant qu’il l’est dans ses conclusions, et vous le liez pour les unes et pour les autres en lui demandant de souscrire d’entrée, sinon à votre doctrine tout entière, du moins à ce qui la fonde. — Sans doute il faut que l’examen soit libre pour être réel et effectif ; cela ne fait pas question. Mais il faut se souvenir aussi que le droit d’examen ne constitue pas à lui seul le protestantisme. Il constitue uniquement sa méthode ou son principe négatif, vis-à-vis du catholicisme et de la foi toute faite que le catholicisme prescrit. Or, le protestantisme n’est pas uniquement une négation, il est essentiellement une affirmation. Il a pour objet le Christianisme évangélique, il a pour fondement la révélation biblique. C’est à ce titre qu’il appelle à lui, et qu’il dit à tous : venez et jugez. D’un côté pleine liberté d’examen, de l’autre humble soumission à l’Ecriture ; voilà le protestantisme, voilà son double facteur, hors duquel il n’est pas ou il n’est plus. Si vos investigations ne vous conduisent pas à admettre la théopneustie scripturaire et la règle de foi qui en ressort, vous pouvez être chrétien, vous n’êtes pas encore protestant, car vous n’êtes pas arrivé au principe théologique et ecclésiastique de la Réformation. Si vos investigations vous conduisent à reconnaître par delà la divinité de l’Ecriture, l’infaillibilité de l’Eglise ou la permanence de la révélation, vous n’êtes plus protestant, puisque vous placez au-dessus du principe de la Réformation un autre principe qui le prime et l’annule.
Encore une fois, soyons au clair au moins sur les principes. Que le caractère propre du protestantisme, son élément constitutif, soit intégralement reconnu et maintenu ; qu’on le prenne et qu’on le tienne pour ce qu’il est, ni plus ni moins. En posant l’examen, il n’en impose nullement le résultat. Il vous en laisse toute la liberté et toute la responsabilité. Mais avant de vous autoriser à vous appeler de son nom, il vous demande quel résultat l’examen vous a donné. Et si ce résultat est en désaccord flagrant, je ne dirai pas avec telle ou telle de ses doctrines, mais avec son principe fondamental, il ne peut sans se renier vous compter parmi ses disciples, ni sans se suicider vous admettre au nombre de ses conducteurs. Ceci va toucher, il est vrai, à une des questions les plus délicates et les plus graves, celle du rapport de l’Ecole et de l’Eglise, ou de la libre recherche dans la sphère scientifique et de l’unité de direction dans la sphère pratique. Mais s’il est difficile d’établir des déterminations rigoureuses et précises, il est pourtant des limites et des règles générales marquées par la nature des choses, qui devraient être loyalement respectées. Lorsque la foi évangélique est minée en tous sens par les institutions chargées de la maintenir, c’est un renversement manifeste de l’ordre et du droit.
Est-il nécessaire de revenir sur l’assertion si commune et si singulière que l’élément d’autorité, dont nous faisons une partie intégrante du principe protestant, en le fondant sur la divinité des Ecritures, est étranger au véritable esprit de la Réformation qui ne voulut être, qui ne fut en réalité, dit-on, que le relèvement de la conscience ou de la foi personnelle, de ce que des écoles très diverses s’accordent à nommer l’individualisme chrétien ? — On peut trouver des arguments à tout. Mais s’il est un fait certain, un fait visible et palpable en quelque sorte, partout attesté ou partout implique parce que tout y tient, c’est que la Réformation s’opéra au nom de la Bible, Parole de Dieu, norme souveraine du monde chrétien ; c’est qu’elle s’arma de la Bible et pour renverser et pour édifier. Laissez de côté, sur ce point comme sur tous les autres, quelques expressions excessives ; au lieu d’induire ou de construire, constatez ; allez droit au cœur de la Réformation, au centre de sa croyance et de sa vie ; ne sentez-vous pas à l’instant que l’Ecriture est sa lumière et sa règle, la racine et la base de sa foi, l’ancre de ses espérances et, pour ainsi parler, l’âme de son âme ? N’est-ce pas à l’Ecriture, et à l’Ecriture théopneustique, qu’elle fait constamment appel ? N’est-ce pas par l’Ecriture qu’elle examine et juge toutes choses ? N’est-ce pas sur l’Ecriture qu’elle se repose avec une pleine assurance, avec un religieux abandon, convaincue qu’elle fait l’œuvre de Dieu par la Parole de Dieu ? Est-il possible de mettre en question ce que l’histoire met ainsi en évidence ? Des opinions réduites à de tels expédients ne se jugent-elles pas par cela seul ? Quand on les voit prendre le contre-pied du vrai sur des points environnés de lumière et de certitude, n’a-t-on pas quelque droit de suspecter leurs apparentes démonstrations là où le contrôle est moins facile ?
Contraint d’abandonner cette position désespérée, on se rabat sur une autre. On affirme que le protestantisme de l’autorité, sous quelque forme qu’il existe, n’est qu’un catholicisme déguisé ou un judaïsme christianisé ; et l’on se figure avoir par là tranché le nœud gordien et tout réduit à néant. — Il serait certes curieux que les protestants eussent été catholiques en principe et en fait, lorsqu’ils se laissaient dépouiller, exiler, martyriser, plutôt que de le devenir de nom ? Quel dommage qu’on ait fait si tard cette découverte ! Singulier usage des mots de catholicisme et de judaïsme, étrange fascination qui rappelle celle que d’autres termes ont exercée à d’autres époques ou dans d’autres sphères. Rencontre t-on une doctrine, une institution qui n’aille pas aux idées du jour ; vite on la fait juive ou romaine, si on ne la fait pas grecque ou persane ; et quelque appui qu’elle ait dans la parole des Apôtres ou même dans celle de Jésus-Christ, on la tient pour coulée à fond par ces épithètes (expiation. — eschatologie, etc.). Et gare à vous si vous ne vous rendez pas ; vous ne pouvez être qu’un retardataire, un obscurantiste, un frère ignorantin. — Eh bien ! bravons un instant le terrorisme des mots et raisonnons de sens rassis.
Si par hasard il existait d’autres genres d’autorité que celui qui caractérise et constitue le catholicisme ; s’il en existait non seulement de différents, mais d’opposés, ne pourrait-on pas en adopter un, et s’y attacher et s’y tenir, sans être le moins du monde infecté de catholicisme ? Or, c’est justement ce qui a lieu ici. Le principe protestant est l’antipode du principe romain, dont il déplace ou brise les bases. Transportant de l’Eglise à l’Ecriture le fondement divin de la foi, il transforme l’édifice entier. Et c’est par son élément d’autorité, remarquez-le, autant et plus que par son élément de liberté ou d’individualité qu’il remua si profondément la chrétienté au xvie siècle ; c’est l’appel des Réformateurs à la Bible, comme loi souveraine de la vérité et de la vie, qui fit leur puissance de destruction et de reconstruction, parce qu’il mettait dans leurs mains l’épée de l’Esprit, la Parole de Dieu. Et hélas ! c’est l’ébranlement de cette norme divine qui fait aujourd’hui notre faiblesse contre la recrudescence catholique, et nous livre par mille côtés à ses attaques. C’est par là qu’on prétend et qu’on semble démontrer que nous n’avons qu’une foi sans règle, flottant à tous les vents, et s’évaporant de jour on jour.
Quoi qu’il en soit, entendons-nous dire de toutes parts, reconnaître une autorité en matière de religion, c’est entrer dans les voies du catholicisme, et, si l’on est conséquent, c’est au catholicisme qu’on doit arriver, car l’autorité qu’il pose est seule logique ; seule elle répond aux postulats du système, parce que seule elle le pousse à bout et le mène à ses fins : le système croule sur lui même, s’il laisse à l’examen quelque place et à la conscience quelque part. — Qu’est-ce à dire ? et que vaut cette argumentation à outrance, qui se place partout entre l’absolu et le rien ? Il ne s’agit pas de créer l’autorité divine et d’en déterminer a priori la nature ou l’étendue, pour en assurer l’action ; il s’agit de constater si elle est et ce qu’elle est. Il s’agit, non de ce que voudrait notre sagesse, mais de ce que Dieu a voulu. Nous n’avons le droit ni de l’exagérer, ni de le délaisser. Notre devoir est de le reconnaître et de nous y soumettre, sans plus ni moins. Là se découvre l’infranchissable séparation de l’autorité catholique et de l’autorité protestante. Le protestantisme voit l’autorité divine dans la Bible qui est pour lui, comme pour le monde chrétien en général, la Révélation, la Parole de Dieu ; et il la prend telle que la Bible la pose ou l’impose ; il ne la fait ou ne veut la faire que ce que la fait le Livre saint. Le catholicisme la place dans l’Eglise, qu’il érige en oracle vivant et permanent, c’est-à-dire qu’il la place finalement en. lui. Le protestantisme soumet l’Eglise à la Bible ; le catholicisme soumet la Bible elle-même à l’Eglise. Là est, depuis trois siècles, le nœud de la controverse entre les deux communions et le point d’où part la profonde ligne de démarcation qui les sépare. Comment les confondre, sous prétexte qu’il y a des deux parts le nom d’autorité ? N’y a-t-il pas des deux parts aussi le nom de Christianisme ? Leur Christianisme ne diffère pas plus que leur autorité. Au fond, c’est la différence de leur autorité qui fait la différence de leur Christianisme. Et cette différence radicale éclate si fort depuis trois cents ans dans les idées et dans les choses, qu’il faut fermer les yeux pour ne pas la voir.
Sur cela encore, on nous arrête par un de ces raisonnements auxquels on s’étonne que nous ne nous rendions pas, autant que nous pouvons nous étonner qu’on nous l’oppose sérieusement. On soutient qu’ayant reçu le Recueil sacré des mains de l’Eglise, dépositaire des écrits et des traditions apostoliques, nous ne pouvons croire à l’Ecriture sans croire à l’Eglise (εις την εκκλησια), puisque l’autorité de l’une repose, à nos yeux, sur l’autorité de l’autre, de sorte que le principe catholique se trouve être en fait le pivot de notre dogme, le principe de notre principe. — Cet argument est bien vieux. Les controversistes romains l’ont tourné et retourne dans tous les sens, et sans grand effet. Aura-t-il plus de prise et plus d’action sur des lèvres ou sous des plumes protestantes ? L’ancienne réponse suffira probablement toujours. Dans la question des Ecritures, l’Eglise est simplement témoin ; elle déclare ce qu’elle a reçu dès l’origine et gardé jusqu’à nos jours ; elle atteste l’authenticité des livres du Nouveau Testament, par cela même leur apostolicité, d’où ressort ensuite, leur canonicité ou leur divinité. C’est une déposition que rend l’Eglise, ce n’est pas une décision ; c’est un témoignage, ce n’est pas un oracle ; c’est une autorité historique, car il s’agit d’un fait à constater, ce n’est pas une autorité dogmatique. Comment encore identifier des choses si différentes ?
Du reste, ce ne sont là, en réalité, que des artifices de guerre ; et l’on finit toujours par laisser percer la raison des raisons, celle qui a fomenté tout le mouvement actuel, qui le domine et qui le pousse ; celle qui a fait définir le protestantisme par l’individualisme chrétien, ou, selon le mot de Baur, par « le subjectivisme en matière de religion. » En posant la souveraineté de l’Ecriture, nous dit-on, vous admettez d’avance et en bloc tout ce qu’elle contient ; vous intronisez la foi implicite ; votre pensée, votre conscience, abdique devant une autorité extérieure ; vous enrayez la science et la vie ; vous avez contre vous l’esprit moderne, la loi du progrès, l’œuvre incessante de transformation et de rénovation, etc. — Voilà de grands mots ; qu’y a-t-il au fond ? Ceci simplement, que nous nous inclinons devant la Parole d’En-haut, convaincus que, sur ce qui concerne le monde invisible, les mystères de la Providence et de la grâce, les moyens et les conditions du salut, les attestations du Livre divin valent mieux que nos spéculations, ses enseignements mieux que nos pressentiments et nos raisonnements. Et la réalité de la révélation biblique constatée, la raison est là-dessus pleinement d’accord avec la foi. Si Dieu parle, le devoir de l’homme est certes d’écouter et d’obéir. Ne cessons pas de le dire, la réalité de la révélation est le fait capital dont tout dépend en définitive. Si elle reste, tous ces arguments sont impuissants ; si elle tombe, tous ces arguments sont superflus, car il n’y a plus de discussion. Mais aussi, si cet article tombe, le protestantisme évangélique tombe avec lui. « Articulus stantis aut cadentis ecclesiæ ». — Ce mot de Luther est certes aussi vrai et plus vrai encore du principe formel du protestantisme que de son principe matériel. — Le protestantisme, c’est le Christianisme selon la Bible ; si vous lui enlevez la Bible, sa Bible divinement inspirée, il s’écroule comme un édifice dont on a sapé la base, il se dessèche comme un arbre dont on a coupé la racine. Et par la même raison, si on ne peut lui enlever la Bible théopneustique, on ne peut non plus arracher de son principe l’élément d’autorité contre lequel s’insurge la pensée du siècle. Tout le dit à qui veut l’entendre, et l’on s’étonne d’avoir à le prouver. La Réformation renouvela le Christianisme en le ramenant à ses origines, par le déplacement de son fondement dogmatique qu’elle transporta de l’Eglise à l’Ecriture. L’Ecriture est restée jusqu’ici la charte divine de toutes les communautés protestantes. C’est sur le sol divin de l’Ecriture que sont nés tous les grands réveils et toutes les grandes œuvres de nos jours. L’Ecriture est tellement la loi du protestantisme qu’elle s’impose en pratique, par une nécessité interne, là même où la théorie en renverse ou en conteste la souveraineté. Le protestantisme, comme toutes les doctrines et les directions religieuses, a sa langue propre, que sont obligés de parler ses adhérents et surtout ses ministres, quelque infidèles qu’ils soient à son principe. Suivez les zélateurs des nouvelles idées dans leur prédication, dans leur catéchisation, dans leur œuvre pastorale auprès des mourants ou des âmes travaillées et chargées, vous les entendrez invoquer comme vous ces oracles divins où vont s’appuyer, pour le chrétien protestant, toutes les consolations et les espérances de la foi. — Voulez-vous une autre épreuve ou une autre preuve, contre-pied de celle-là, mais aussi décisive ; considérez ces tendances théologiques qui ont tout essayé, depuis trois quarts de siècle, pour édifier le Christianisme en dehors du fondement scripturaire, sur un fondement purement rationnel ou moral, et qui se sont glorifiées les unes après les autres d’opérer, au nom de la science ou de la conscience, une Réformation nouvelle ; ces tendances infiniment diverses, quoique unies par le même dessein de renverser le principe d’autorité et d’aller à Christ directement sans l’intermédiaire surnaturel, ni de l’Eglise comme le veut le catholicisme, ni de la Bible comme le veut le protestantisme ; ces tendances, dont les unes aspirent à saisir le divin de l’Evangile, par voie expérimentale, dans ses merveilleuses correspondances avec l’âme humaine, tandis que les autres prétendent y arriver par la voie spéculative, en constatant dans les dogmes chrétiens les postulats de la plus haute philosophie. Qu’ont-elles produit que des constructions idéales, qui ont eu chacune à son tour leur règne d’un moment ? Qu’il ressorte de cet immense travail des aperçus et des résultats utiles, des données précieuses, qui peuvent, sous divers rapports, fournir à l’apologétique de nouvelles prises et à la dogmatique de nouvelles vues, nous ne le contestons point. Mais notre observation demeure. Quels christianismes que ceux qui viennent de là et que chaque flot de l’opinion apporte ou emporte ! Comme tout y est quintessencié, vaporisé, subtilisé ! Les plus près de l’Evangile n’en sont la plupart du temps qu’un simulacre, un reflet trompeur, sorte de nominalisme chrétien où les réalités disparaissent sous la magique élasticité des mots.
Nous pensons l’avoir montré, et l’on devrait ce semble le tenir pour évident, à un fait divin tel que le Christianisme, si fort au-dessus de toutes nos attentes, il faut un témoignage divin qui le dévoile, le constate, le certifie. Ce témoignage, le protestantisme le trouve dans le livre que le monde chrétien vénère comme le Livre des révélations. Il en fait sa lumière et sa règle, son. fondement et son principe ; car le principe théologique n’est autre chose que le moyen de connaissance et de certitude. En abandonnant ce principe ou en le quintessenciant sous ombre de l’épurer, on passe à un autre protestantisme que le protestantisme réel, et, quoiqu’on dise, à un autre Christianisme que le Christianisme évangélique. Si le Christianisme, dépourvu de toute attestation d’En haut, n’a d’autre témoin que la conscience ou la raison individuelle, tombant alors sous le contrôle et l’arbitrage souverain du jugement ou du sentiment privé, il n’en pourra rester logiquement, il n’en restera finalement que ce que chacun parviendra à s’en démontrer ou à s’en assimiler ; tout le reste se transformera et se vaporisera. La réflexion et l’observation le proclament de concert.
Redisons, du reste, qu’ici comme partout (c’est-à-dire pour le principe du protestantisme, de même que pour son dogme), l’important, c’est la donnée biblique, non la formule théologique, c’est le fait divin, non la conception ou la systématisation humaine. Dans tous les temps, et surtout dans un temps tel que le nôtre, c’est la donnée biblique qu’il faut assurer et sauvegarder, c’est sur la donnée biblique qu’il faut s’unir. Tout y convie de plus en plus. Je veux rappeler encore le grand enseignement que donne sous ce rapport le Réveil. Il mérite d’autant plus d’être remarqué qu’il ne fait que reproduire l’exemple de l’Eglise primitive. Voyez avec quelle puissance y agissent les révélations évangéliques, et combien peu y paraissent les déterminations théologiques et ecclésiastiques. Voyez, en particulier, la place qu’y occupent les Saintes Ecritures. Tout en vient et y revient ; tout y repose. La Parole de Dieu y est vraiment l’épée de l’Esprit, selon l’expression de saint Paul ; elle inspire et vivifie tout. Si elle venait à manquer, tout s’arrêterait et s’écroulerait à l’instant. Mais c’est cette Parole embrassée simplement par la foi, en dehors de toutes les questions que la science agite à son sujet, faisant recevoir le Royaume des Cieux avec l’humble et pleine confiance du petit enfant. Cela ne rend-il pas manifeste que ce que réclame le principe protestant, c’est moins une théorie théopneustique que le fait théopneustique, franchement reconnu et intégralement retenu ? Mais cela met également en relief la suprême importance de ce fait fondamental.
En réalité, le principe formel du protestantisme est son principe constitutif : il porte son principe matériel ou dogmatique. L’abandon du premier entraîne la chute du second ou n’en laisse que l’apparence. La théologie chrétienne repose, comme la foi, sur la révélation chrétienne. C’est ce qui la sépare de la philosophie religieuse : et pour le protestantisme, la révélation chrétienne ne fait qu’un avec la révélation biblique. De là la gravité de ces discussions qui, mettant en question l’autorité historique et l’autorité théopneustique des Ecritures, ébranlent le principe protestant au sein du protestantisme lui-même ; de là l’immense portée du débat partout engagé entre le rationalisme et 3e supranaturalisme. D’un côté, la conscience ou la raison unique critère de la vérité chrétienne, comme de toute autre vérité ; de l’autre, la révélation, norme divine qui laisse sans doute à la raison et à la conscience leur libre activité pour leur laisser leur pleine responsabilité, mais qui n’en impose pas moins l’obéissance de la foi : voies inverses, principes et méthodes opposés qui ne sauraient aboutir au même terme. S’il y a quelque chose d’évident en soi et de démontré par les grandes expériences de nos jours, c’est que le triomphe de ce que nous pouvons nommer d’un seul mot principe d’autonomie, entraînerait la chute du Christianisme surnaturel, c’est-à-dire du Christianisme réel. (Voyez ce qu’il en laisse partout où il est pleinement admis et résolument appliqué). Ce serait bien, comme le disent ses partisans, une révolution aussi profonde et plus profonde que celle du xvie siècle ; mais au lieu d’être une rénovation, comme ils le prétendent, ce serait un renversement. À la différence de la Réformation qui ne fit que déplacer le fondement divin de la foi, la direction dont il s’agit le sape, le rejette, et le remplace par un fondement humain.
Les deux directions s’éloignent toujours plus l’une de l’autre, en se développant, dans leur antagonisme, chacune sur sa ligne propre. Ce sont deux théologies, d’où sortent deux religions, non seulement différentes, mais contraires ; et d’où doivent sortir à la fin deux Eglises, si toutefois l’une d’elles peut se former et se maintenir en Eglise.
A la loi donc et au témoignage ! selon le vieux mot d’ordre du Christianisme évangélique, qui doit être son cri de ralliement éternel.