Comme il voyait beaucoup de pharisiens et de sadducéens venir à son baptême, il leur dit : Race de vipères qui vous a appris à fuir la colère à venir ? Produisez-donc des fruits dignes de la repentance. Et n’allez pas dire en vous-mêmes nous avons Abraham pour père ; car je vous dis que de ces pierres Dieu peut faire naître des enfants à Abraham. Déjà la cognée est mise à la racine des arbres. Tout arbre donc qui ne produit pas de bons fruits va être coupé et jeté au feu.
L’homme qui prêchait de la sorte dans le désert du Jourdain était un prédicateur comme il n’y en a plus… Tout en lui était étrange : son vêtement qui le faisait ressembler plutôt à un pâtre qu’à un prophète, sa nourriture grossière, sa prédilection pour le désert…, sa parole surtout, âpre et rude comme les voix du désert, dédaigneuse des vains ornements et des convenances mondaines, d’une sincérité absolue et d’une hardiesse sans pareille…
Et quelle autorité dans cette parole de Jean-Baptiste ! Il démasque les hypocrites, il fait trembler les indifférents, il menace les inconvertis, il ouvre le trésor des miséricordes divines aux repentants. Cette autorité, il ne la tient ni des écoles, ni de la tradition, ni de la situation sociale, ni des années… Et d’où lui vient-elle donc ? Il parle au nom de Dieu, et son autorité est celle de la sainteté.
S’il est vrai que les auditeurs font le prédicateur, ceux de Jean-Baptiste étaient faits pour exciter la puissante verve de ce serviteur de Dieu. C’étaient des pharisiens et des sadducéens, gens bien différents en apparence : croyants et non croyants, orthodoxes rigides et rationalistes audacieux. Mais ils se ressemblent au fond : amenés par une même curiosité ou une même malice… ils font cause commune. Jean-Baptiste les appelle « une race de vipères »… A ces enfants d’Abraham, il dit comme Jésus plus tard : « Votre père, c’est le diable ».
Ils ont une prétention commune : « Nous n’avons Abraham pour père ! … » Pharisiens et sadducéens sont d’accord sur ce point… Aussi, le Précurseur ne distingue pas entre eux, et leur adresse les mêmes répréhensions et les mêmes avertissements…
Les temps sont bien changés, et il serait injuste d’assimiler le protestantisme de nos jours au judaïsme contemporain de Jean-Baptiste… Toutefois, nous sommes exposés aux mêmes dangers… Nous avons nos sadducéens et nos pharisiens rationalistes et d’une orthodoxie morte, qui, séparés sur tout le reste, sont d’accord à se réclamer des mêmes glorieux ancêtres : « Nous avons Abraham… »
Chacun de nous est menacé d’un côté ou de l’autre, peut-être des deux…
En ce jour de la fête de la Réformation, il y a donc utilité à prêter l’oreille aux paroles d’avertissement du Baptiste.
Il relève une prétention, il dénonce un châtiment, il indique un devoir.
I. — Une prétention. « Nous avons Abraham pour père ! »
1) Universalité de cette prétention… De tout temps, les hommes se sont glorifiés de leurs ancêtres et ont fort prisé les quartiers de noblesse… Ce qu’on appelle orgueil national, n’est-ce pas la prétention de se couvrir de la grandeur d’autrui ?
… Chez les juifs, le culte des souvenirs nationaux était le fond de la religion du grand nombre… Les prophètes avaient eu à combattre cette tendance, mais elle persistait… Abraham était pour eux une sorte de répondant… Un peuple entier vivant sur son passé… L’Arabe du désert fixant sa tente aux fûts des colonnes d’une cité détruite…
… Chez nous… Dieu me garde de méconnaître ce qu’il y a de fortifiant dans la contemplation de notre glorieux passé protestant… Leçons de fidélité, d’héroïsme, de vraie piété… Etude trop négligée et qu’on ne saurait trop encourager : Société de l’Histoire… Mais, si ceux qui étudient cette grande histoire sont rares, ceux qui en tirent vanité sont nombreux… Religion à la mode… Le sentiment huguenot n’est pas l’équivalent du sentiment chrétien, il en est quelquefois l’opposé… Ce qui se passe dans quelques-unes de nos populations : temples déserts, incrédulité et matérialisme, mais vif sentiment protestant… Ailleurs, formalisme à la place de la piété.
2) Causes de cette prétention : la vanité d’abord, naturelle à l’homme… Puis surtout, l’absence même des vertus de nos pères : nains, nous cherchons à monter sur les épaules de ces géants ; pauvres, à nous parer de leurs vêtements.
3) Dangers de cette prétention : m’arrêterai-je à vous les signaler ?
… Elle nous dégoûte d’une religion personnelle et vivante… Vin capiteux qui monte à la tête… L’histoire, quand on y cherche la satisfaction de sa vanité, peut, comme les romans, nous détourner de la réalité… La religion des souvenirs substitue l’imagination à la conscience et endort l’âme sur l’oreiller du passé… Dangereux sommeil. Ni vie intérieure, ni activité au dehors… L’ombre du passé, dans ce cas, est comme celle de certains arbres : mortelle…
4) Vanité de cette prétention… L’Écriture nous enseigne que « chacun portera son fardeau »… « à chacun selon ses oeuvres »… La seule filiation qui ait quelque valeur est spirituelle : « Ceux qui croient sont enfants d’Abraham… Si vous êtes à, Christ, vous êtes la postérité d’Abraham. » (Galates.)
II. — Un châtiment. « De ces pierres Dieu peut susciter des enfants à Abraham. » Jean-Baptiste désigne les pierres du désert, les cailloux du Jourdain… Il y a ici plus qu’une métaphore hardie : il y a un avertissement solennel et une prophétie menaçante : « Le désert et le lieu aride vont fleurir », selon l’antique prophétie.
1) Dieu rejette l’infidèle, en dépit de ses prétentions et de son passé… Il patiente, à cause des pères, mais sa patience a un terme…
… La réjection des juifs, l’un des plus grands enseignements de l’histoire… Jean-Baptiste les menaçait de la colère à venir : elle s’abattit sur eux comme un ouragan de feu, les détruisit et les dispersa… La suprême tentative de Jésus : « Ah ! si tu eusses connu, en ce jour qui t’est donné, les choses qui regardent ta paix ! »
… La réjection des Églises primitives… Églises de la Palestine, de l’Asie Mineure… Elles ont vécu sur leur passé : « Je suis riche, je me suis enrichi… » Chandelier ôté de sa place…
… La réjection de l’Église romaine… Ce fait est sous nos yeux dans sa navrante tristesse… Elle fut l’Église chrétienne, mais elle a apostasié… Elle a versé le sang d’Abel, et elle porte au front, comme Caïn, la marque de sa réjection… La vie a disparu, et est remplacée par des formes vides… Grossier matérialisme religieux.
… Le protestantisme lui-même ne voit-il pas plusieurs de ses branches stérilisées par les mêmes causes ? Envahies par l’incrédulité et la mondanité… Alliance avec les pouvoirs d’ici-bas… La médiocrité du présent qui cherche à se cacher sous les gloires du passé…
2) Dieu fait passer en d’autres mains le dépôt de la foi… Le flambeau ne s’est pas éteint : il a passé en d’autres mains. Saint Paul dit aux Juifs d’Antioche de Pisidie : « Puisque vous vous jugez indignes de la vie éternelle, nous nous tournons vers les Gentils. » Ces païens, durs comme les pierres du désert, deviennent des enfants d’Abraham.
… Avertissement pour nous… Auprès de nous, des populations naguère plongées dans la superstition s’agitent : conversions. Au loin, de nouveaux peuples acceptent l’Évangile de la part de nos missionnaires… Prenons garde ! la cognée est déjà à la racine de l’arbre…
III. — Un devoir… Toutefois, il n’y a pas de fatalité dans l’histoire du Royaume de Dieu… Les Églises et les individus peuvent renaître… Que ferons-nous ? Il y a un moyen de relèvement pour le pharisien et pour le sadducéen, comme pour les autres : « Faites des fruits convenables à la repentance. »
1) Se repentir… L’unique remède pour les individus et pour les Églises… Reconnaître sa misère, abjurer ses prétentions, rompre avec le péché, revenir à Dieu de toute son âme… Le pharisien doit se frapper la poitrine comme le péager ; le fils aîné revenir à son père comme le fils prodigue… Regardons, non à nos pères, mais à nous-mêmes.
2) Produire des fruits de repentance… La repentance est plus qu’un sentiment, c’est un acte… Actes de justice, d’humanité, qui acheminent vers la foi… Le réveil de la volonté suit de près le réveil de la conscience… Regardons à nos pères, non pour tirer gloire de leurs œuvres, mais pour les imiter… Le siècle où nous sommes demande des faits, et non des paroles…
Je vous ai dit, avec Jean-Baptiste : Ne regardez pas au passé, pour en tirer vanité et pour vous dispenser d’en reproduire les vertus ! Mais j’ajoute, en terminant : Regardez au passé, pour y voir resplendir ces deux faits qui se correspondent : la fidélité de Dieu et la foi de l’homme, — Dieu glorifié en l’homme et l’homme glorifié en Dieu.
L’histoire de nos pères, ainsi envisagée, est l’enseignement du présent et la garantie de l’avenir… C’est une école de foi, d’espérance et de charité… C’est la continuation de ce défilé d’hommes de foi que le onzième chapitre des Hébreux fait passer sous nos yeux… Chapitre sublime, auquel chaque génération chrétienne vient ajouter quelques noms nouveaux de héros et de confesseurs, mais dont la conclusion est toute pratique : « Nous donc aussi, puisque nous sommes environnés… »
Dieu nous fasse la grâce de ne pas être trop indignes de cette noble légion de témoins qui nous ont précédés.