Matthieu Lelièvre

L’évangélisation des Catholiques

Il faut évangéliser les protestants, afin d’évangéliser les catholiques. Le protestantisme a été conservé miraculeusement dans ce pays pour en être le sel. On a donc bien raison de commencer par réveiller les Églises protestantes. Elles sont l’armée qu’il faut discipliner et équiper pour la lancer à l’assaut des forteresses ennemies. Ou, si l’on préfère une image moins guerrière, elles sont les villes de refuge qu’il faut ouvrir aux âmes qui cherchent une patrie spirituelle. D’où nous viendraient nos pasteurs, nos évangélistes, nos colporteurs bibliques, si nos vieilles Églises ne nous les donnaient pas ? Ce serait donc une folie de négliger nos œuvres en terre protestante, sous prétexte que la France catholique nous appelle.

Mais ce serait une égale folie de s’enfermer dans les murs de la vieille cité huguenote, en refusant de s’occuper de ce qui se passe au dehors. Qu’on la prenne comme base d’opérations et comme centre de ravitaillement, rien de mieux ; mais qu’on s’y barricade pour y dormir et y mourir, non pas ! Le réveil d’il y a soixante-dix ans l’a bien compris : il fut missionnaire et conquérant ; ce fut là sa force et c’est son honneur. Sa théologie fut peut-être étroite et archaïque, mais ses ambitions furent larges et sa foi fut grande. Il rêva de gagner la France à l’Évangile et à la réforme, et il travailla à réaliser son rêve, et cela en plein règne du jésuitisme, sous Charles X et de la bureaucratie tracassière sous Louis-Philippe. Et malgré tous les obstacles que la législation et l’administration lui opposaient, ses conquêtes sur le catholicisme furent nombreuses et notables. Notre corps pastoral compte bien des pasteurs, fils de convertis d’alors, et, pour ne citer qu’un fait qui montre que les recrues sorties du catholicisme ne sont pas à dédaigner, sur cinq organes hebdomadaires existants du protestantisme évangélique en France, trois ont pour rédacteurs en chef des convertis du catholicisme ou des fils de convertis.

C’est dans la même voie qu’il faut continuer. La situation est, à tout prendre, meilleure. La liberté de propagande est absolue, les préjugés contre le protestantisme ont bien diminué, et l’on vient avec empressement écouter nos prédicateurs et nos conférenciers, partout où ils se présentent. L’incrédulité a aujourd’hui le verbe plus haut qu’autrefois, mais est-elle plus générale et plus malfaisante que le voltairianisme du temps de la Restauration ? En tout cas, l’incrédulité laisse, aujourd’hui comme alors, assez d’âmes non satisfaites d’un aliment si peu substantiel, assez de cœurs malades, assez de consciences inquiètes, pour qu’il y ait de belles moissons à rentrer dans les greniers de l’Église qui saura évangéliser ces masses.

Car tout est là, il faut savoir évangéliser les catholiques pour s’en mêler. Trop souvent, on a eu l’air de penser que ce qui n’était pas bon pour les protestants l’était toujours assez pour les catholiques, et que les œuvres d’évangélisation pouvaient recevoir les ouvriers infirmes, invalides ou incompétents qu’on ne savait où mettre. Il en est résulté des échecs nombreux et mérités. La vérité, c’est qu’il faudrait envoyer en terre catholique les prédicateurs les meilleurs, les évangélistes les mieux doués, le dessus du panier évangélique, si j’ose ainsi dire. Une armée n’envoie pas les invalides aux avant-postes, et ne laisse pas ses soldats les plus exercés et les plus intrépides tenir garnison dans ses places fortes. Et c’est pourtant là ce que nous avons fait trop souvent !

La préparation essentielle pour évangéliser, c’est avant tout sans doute la piété, une forte et solide piété ; c’est la foi qui a saisi l’Évangile avec sa divine folie, qui est sa divine puissance ; c’est la foi qui peut dire : Je sais en qui j’ai cru ! C’est le témoignage personnel qui reste, même en ce siècle de raison et de déraison, l’argument irréfutable et le tout-puissant moyen de propagande évangélique. Mettez dans chaque commune de la France un homme qui puisse dire : « Je sais, une chose, c’est que j’étais aveugle, et que maintenant je vois », et vous aurez fait faire à l’évangélisation de ce pays un pas de géant.

Mais il nous faut aussi des hommes qui joignent à la piété la sagesse, le tact, le sens commun, qui n’est pas commun du tout, hélas ! des hommes qui ne croient pas qu’on convertit le monde avec un shibboleth, prononcé plus ou moins correctement. Les enfants de lumière manquaient déjà, au temps de Jésus, de cette sagesse pratique qu’ont généralement les enfants de ce siècle, et elle leur fait souvent encore défaut. Pour évangéliser les masses catholiques de la France, il faut autre chose que du zèle : il faut une connaissance approfondie du milieu où l’on doit agir ; il faut connaître le catholicisme lui-même, afin de pouvoir le réfuter ; il faut enfin des dons de parole sans lesquels on ne réussira pas à agir sur un peuple qui aime le bien-dire.

Nous ne sommes pas partisan d’une controverse batailleuse, qui, dans bien des cas, éloigne plus qu’elle n’attire. Mais nous ne croyons pas qu’il soit sage de poser en principe qu’on ne fera pas de controverse du tout. La vérité ne peut s’établir que sur le roc. Et si l’on a pu justement reprocher à certaines œuvres faites à grand renfort de controverse de manquer de profondeur, ne peut-on pas reprocher à d’autres œuvres d’où toute polémique a été exclue de manquer de solidité ? Jésus a polémisé contre les Pharisiens ; Paul a combattu les judaïsants : n’essayons pas d’être plus sages qu’eux.

L’évangélisation de la France est la tâche du protestantisme français, à cette fin du xixe siècle, comme elle l’était déjà au commencement. Les Églises qui le comprendront le mieux et qui s’y appliqueront le plus seront celles qui auront la meilleure part quand viendra le jour de la moisson.

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