Matthieu Lelièvre

Le centenaire de la Révocation de l’Édit de Nantes

Conversation entre cinq jeunes filles.

A. — J’ai entendu dire que l’on va célébrer le deuxième centenaire de la Révocation de l’Édit de Nantes, et j’aimerais bien savoir ce que signifient ces mots que je ne comprends pas très bien, et quel est l’événement que l’on s’apprête à commémorer.

B. — On dit que l’un de nos pasteurs doit faire une conférence sur ce sujet. Il faudra demander à nos parents de nous y conduire. J’aime beaucoup entendre parler de ce qui a eu lieu autrefois, et je trouve que les livres qui nous font connaître ce que nos ancêtres ont fait et ont souffert sont bien plus intéressants à lire que tous ces romans qu’on publie aujourd’hui et qui ne racontent que des faits imaginaires.

C. — Nos deux amies, D. et E., qui lisent beaucoup, pourront, je crois, satisfaire notre curiosité sur ce sujet. Voudriez-vous bien, chères amies, nous dire ce que vous savez sur la Révocation.

D. — Nous venons justement, mon amie et moi, de lire l’Histoire des Protestants de France, et nous voulons bien essayer, puisque cela vous est agréable, de répondre aux questions que vous nous ferez sur ce sujet.

A. — Toi d’abord, ma chère E., voudrais-tu bien me dire ce que signifie ce grand mot de Révocation, que je ne comprends pas très bien.

E. — Révoquer une loi, c’est tout simplement l’abolir ou la supprimer. Si, par exemple, dans notre cher petit pays, les Etats abolissaient la loi qui nous permet de nous réunir librement pour adorer Dieu dans cette chapelle, ce serait là une Révocation.

B. — Mais qu’était-ce que cet Édit de Nantes qui fut révoqué ?

D. — Je vais vous le dire. Henri IV, roi de France, touché de pitié par les souffrances et la fidélité de ses sujets protestants, fit dans la ville de Nantes un Édit célèbre qui leur accordait le droit de servir Dieu conformément à leur conscience. Non seulement ces protestants, ou ces Huguenots, comme on les appelait, ne furent plus condamnés à être emprisonnés, massacrés ou brûlés, mais on leur reconnut le droit de bâtir des temples et d’avoir des pasteurs pour leur prêcher l’Évangile.

C. — Ce bon roi Henri, en agissant ainsi, me paraît avoir fait preuve de justice et de sagesse ; car le droit de servir Dieu selon sa parole est le plus légitime de tous les droits.

E. — Tu as bien raison de parler ainsi, ma chère C. Mais les rois et les gouvernements n’ont pas toujours compris cela, et l’histoire est pleine des persécutions que l’on a fait subir aux chrétiens.

A. — Mais cet Édit de Nantes, donné par le roi Henri aux protestants, par qui fut-il révoqué ?

D. — Par le petit-fils d’Henri IV, qui s’appelait Louis XIV. Mal conseillé par de mauvais prêtres et par son ambitieuse femme, la célèbre Mme de Maintenon, il révoqua l’Édit de Nantes et enleva aux protestants toutes les libertés et tous les privilèges que leur avait accordés son aïeul. Sa conduite, en agissant ainsi, ne vous rappelle-t-elle pas quelques rois de la Bible ?

B. — Oui, ce fut ainsi qu’un Pharaon, en Egypte, révoqua l’Édit qui accordait la liberté aux enfants d’Israël, dans le pays de Gossen et les réduisit en esclavage.

C. — Et ce fut ainsi également que le méchant Achab et sa cruelle femme Jésabel persécutèrent les Israélites fidèles, comme Elie et les sept mille qui n’avaient pas fléchi les genoux devant Baal.

A. — On pourrait aussi rapprocher de l’Édit de Louis XIV celui de Nébucadnetsar, auquel résistèrent les trois jeunes Hébreux, préférant être jetés dans une fournaise ardente que de se prosterner devant la statue d’or du roi de Babylone.

E. — Les protestants imitèrent la conduite des jeunes Hébreux et préférèrent tout souffrir que d’abandonner leur foi et leur Dieu. On commença par démolir leurs temples et par chasser leurs pasteurs, espérant que, privés de culte, ils se décideraient à aller à la messe et à se faire catholiques romains.

C. — N’est-ce pas en ce temps-là qu’eurent lieu les dragonnades ? Qu’est-ce qu’il faut entendre par ce mot ?

D. — Les dragons, ma chère C., étaient des soldats qui portaient sur leur tête un casque orné d’une crinière de cheval qui leur avait fait donner le surnom de dragons. Et ils se montrèrent dignes de ce nom par leur cruauté. Quand une famille protestante refusait de changer de religion, on envoyait dans sa maison vingt, quarante, quelquefois cent dragons pour la convertir au catholicisme. Ces grossiers soldats pillaient, dévastaient, détruisaient tout dans la maison, et faisaient souffrir cruellement les protestants.

E. — J’ai lu, en effet, des détails horribles sur ces dragonnades. On contraignit une jeune fille à tenir dans sa main un charbon ardent pendant tout le temps qu’elle mettait à réciter l’Oraison dominicale ; puis on fit la même chose sur l’autre main. On versait des seaux d’eau froide sur la tête des victimes, on leur faisait tomber goutte à goutte du suif fondu dans les yeux. On attachait une personne avec des cordes par le milieu du corps et on la descendait dans un puits jusqu’à ce qu’elle fût presque suffoquée, ou bien encore on la tenait longtemps suspendue à une fenêtre. Quelquefois on l’exposait à toute l’ardeur d’un brasier ardent, ou on lui versait de la graisse bouillante sur les pieds.

B. — Quelles cruautés horribles que celles-là, et comme il fallait que la grâce de Dieu fût grande dans le cœur de ces chrétiens pour qu’ils pussent demeurer fidèles au milieu d’aussi grandes souffrances.

A. — Il me semble qu’à la place de cette pauvre jeune fille dont tu viens de nous parler, je n’aurais pas eu le courage de supporter la douleur causée par ce charbon dans ma main, et que j’aurais consenti à tout ce qu’on aurait voulu.

D. — Dieu te soutiendrait, ma chère A., s’il t’appelait à souffrir pour lui. Il y eut d’ailleurs beaucoup d’autres jeunes filles de notre âge, qui souffrirent avec un courage héroïque à cette époque. J’ai lu, les larmes aux yeux, l’histoire de Blanche Gamond, cette brave enfant que l’on fouetta jusqu’au sang pendant de longs jours sans réussir à la faire abjurer. D’autres jeunes filles furent jetées en prison ou enfermées dans des couvents, après avoir été enlevées à leurs mères. « De cinq à seize ans, disait le terrible Édit, tout enfant sera enlevé à ses parents dans huit jours. »

C. — Pauvres petits enfants ! je ne voudrais pas être à leur place. Que ce doit être terrible d’être enlevé à sa mère et livré à des étrangers ! Mais ces pauvres enfants, ainsi séparés de leurs parents, réussissait-on à les faire renoncer à leur foi ?

E. — Pas toujours. L’enfant montrait souvent une ténacité remarquable. On vit des enfants de quatre ou cinq ans résister à toutes les séductions. Plusieurs moururent sous les mauvais traitements, comme ce petit Brun, qui fut battu, enfermé dans une chambre noire, tourné en rond des heures entières, constamment tenu éveillé par le bruit, jusqu’à ce qu’il ne s’éveillât plus.

B. — J’ai lu, dans un des livres qu’on distribue dans notre école, l’histoire de Marie Durand qui, à l’âge de quinze ans, fut enfermée dans la tour de Constance, où elle resta trente-huit ans, avec beaucoup d’autres femmes et jeunes filles qui, comme elle, n’avaient commis d’autre crime que de servir Dieu conformément à sa parole. Tandis qu’elle était en prison dans cette tour, son père et son fiancé étaient enfermés dans un autre donjon. On a composé sur ce sujet une belle poésie, que notre amie A. voudra peut-être bien nous réciter.

A. — Bien volontiersb :

b – Cette poésie a été écrite au xixe s. par l’épouse de Benjamin Combe, membre de la Société religieuse des Amis (Quakers), habitant de Montmeyran dans la Drôme, mort en 1904. (ThéoTEX)

Garde tes souvenirs, vieille tour de Constance,
Pour tous les pèlerins qui vont te visiter.
Parmi les monuments les plus chers à la France,
        C’est toi seul que je veux chanter.

Car c’est là qu’ont souffert ces nobles prisonnières,
Douces vierges en deuil, pâles fleurs du Désert ;
Là que de leurs sanglots, là que de leurs prières,
        Monta vers Dieu le saint concert.

C’est là que trente-huit ans la fidèle Marie
Porta, sans murmurer, la croix de son Sauveur,
Donnant aux cœurs brisés sa tendre sympathie.
        Cachant aux autres sa douleur.

Le soir elle montait, seule sur la terrasse,
Quand les lampes de Dieu brillent au firmament,
Et, rêveuse, longtemps ses yeux cherchaient la place
        Du fort où pleurait son amant.

Dans ce triste donjon vivait aussi son père :
Ils s’étaient dit adieu tous trois et pour toujours.
Ils avaient tous les trois vidé la coupe amère ;
        Ils s’étaient enfuis, leurs beaux jours !

De ces doux souvenirs le plus cher à son âme
Fut leur dernier regard qui lui perça le cœur.
Garde-la, ta douleur, ô noble et sainte femme !
        Ne la dis rien qu’à ton Sauveur.

Elle vécut, souffrit, aima dans sa tour sombre,
Car dans le ciel là-haut, était son vrai trésor.
Sur son bonheur Satan ne put jeter qu’une ombre ;
        Déjà son cœur était au port.

D. — Tandis que les femmes étaient dans les prisons, les hommes étaient envoyés aux galères, où ils étaient enchaînés à côté de voleurs et d’assassins, condamnés aux travaux les plus grossiers et accablés de coups. D’autres étaient transportés au-delà des mers, où beaucoup périrent de misère. Quant aux pasteurs, dès qu’on parvenait à se saisir d’eux, ils étaient pendus.

C. — Pourquoi donc les protestants ainsi maltraités dans leur pays ne fuyaient-ils pas à l’étranger, en secouant la poussière de leurs pieds contre leur ingrate patrie ?

E. — Un grand nombre, un demi-million au moins, quittèrent en effet la France au prix des plus grands dangers. Une jeune fille se fit enfermer dans une barrique ; d’autres se cachèrent au fond de la cale d’un navire ; d’autres s’aventurèrent dans de frêles barques sur l’Océan. Des soldats gardaient toutes les frontières, et pour fuir il fallait déployer un courage et une habileté extraordinaires.

B. — J’ai entendu dire que les protestants persécutés en France se répandirent dans tous les pays. Est-ce qu’il en vînt dans le nôtre ?

E. — Oui, en tout temps, nos îles de la Manche ont servi de lieu de refugec. Et, à la Révocation ; des centaines de réfugiés venus de Normandie ou de Bretagne débarquèrent à Jersey et à Guernesey. Nos pères, quoiqu’ils ne fussent pas riches, se montrèrent hospitaliers et généreux pour ces pauvres proscrits. Plusieurs se trouvèrent si bien dans notre libre pays qu’ils y restèrent, et il y a, parmi les Jersiais d’aujourd’hui, beaucoup de descendants de ces courageux confesseurs de la vérité.

c – Cet article a été écrit à Jersey, à l’occasion du second centenaire de la Révocation.

A. — Je comprends maintenant que ces souvenirs de la Révocation de l’Édit de Nantes soient sacrés pour les descendants des réfugiés, et que le 18 octobre soit célébré comme un grand jour.

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