Les phénomènes occultes que la science étudie depuis quelques années avec un succès croissant, se divisent en deux classes principales : ceux qui se rattachent à l’hypnotisme et ceux qu’on désigne sous le nom impropre, mais consacré par l’usage, de spiritisme et qu’il vaudrait mieux, pour n’en point préjuger la cause, appeler médianimisme (fluidisme des médiums).
Les faits recueillis constituent déjà un ensemble imposant, dont les apologètes chrétiens n’ont plus le droit de se désintéresser. Il leur est désormais impossible de n’en pas tenir compte en discutant le problème du surnaturel : maintenant que la science ramène un grand nombre de faits réputés miraculeux aux proportions de phénomènes purement naturels, qu’elle est capable de reproduire à volonté, comment croire encore à des interventions divines ?
« Il faut réellement, dit M. Paul de Régla, ne pas vouloir se rendre à l’évidence ou être absolument borné pour ne pas voir dans le Nouveau comme dans l’Ancien Testament une série de faits magnétiques ou hypnotiquesd. »
d – Jésus de Nazareth au point de vue historique, scientifique et social, par Paul de Régla. Paris, Carré. 1891, p. 168.
Ce qui signifie, pour cet auteur, que l’intervention de Dieu n’est pour rien dans les origines du christianisme. De la part d’un savant qui n’envisage l’histoire sainte que du dehors et ignore la vertu de l’Evangile, cette conclusion était inévitable. Extérieurement, le miracle n’est qu’un prodige, et les prodiges se multiplient sous les pas de la science, à mesure qu’elle progresse.
La « psycho-physiologie » actuelle, en effet, loin de diminuer l’être humain, tend plutôt à le grandir, à rehausser sa valeur. On croyait le connaître, et l’on va de surprise en surprise ! Voici qu’on nous le montre d’une complexion beaucoup plus merveilleuse et raffinée qu’on ne pensait, doué d’aptitudes inouïes, « que la plupart des savants ont reléguées dans le domaine de la fable jusqu’en 1883e. » La remarquable lucidité de certains sujets à l’état de somnambulisme naturel ou provoqué ; la vue à distance, sans que les yeux du corps y soient pour rien ; les phénomènes de télépathie, dans lesquels on dirait qu’un fil invisible établit entre deux personnes, séparées peut-être par des centaines de lieues, un tel courant de sympathie, que ce qui arrive à l’une, surtout en cas de mort, affecte instantanément la sensibilité de l’autref ; les pressentiments prophétiques, c’est-à-dire une sorte de divination, à un degré sans doute très variable et très relatif, voilà autant de faits qui semblent positivement établis.
e – De la suggestion et du somnambulisme dans leurs rapport avec la jurisprudence et la médecine légale, par Jules Liégeois, professeur à Nancy. Paris, Doin, 1889, p. 74.
f – « Les faits relatés sont trop nombreux pour être campés sur le dos du hasard, qui a pourtant de larges épaules. » (Eugène Nus, à la recherche des destinées, p. 29.)
On nous a reproché de faire la part trop belle aux adversaires du surnaturel chrétien et de leur fournir des armes : nous préférons ce reproche à celui de parti pris.
En somme, le résultat de notre enquête est le suivant :
1° Nous écartons comme non prouvées les apparitions d’esprits et autres manifestations d’outre-tombeg.
g – Pour tout ce qui concerne le spiritisme, voyez noire brochure sur Le surnaturel chrétien en regard de l’hypnotisme et du spiritisme.
2° Nous tenons pour définitivement acquis à la science les faits hypnotiques, et pour authentiques, mais non sans réserves, les faits médianimiques (mouvements sans contact, écriture directe, écriture automatique, etc.).
Et comment n’être pas frappé de la parenté intime qui semble exister entre les deux ordres de phénomènes que nous admettons ? M. Liégeois parle d’une personne hypnotisée qui se mit à déclamer tout au long une poésie de Millevoye « qu’elle avait entendue une seule fois en sa vie, » dont elle se souvint à peine à son réveil et qu’elle écrivit en entier le lendemain à la suite d’une suggestion ; quand, plus tard, on lui montra son ouvrage, elle fut stupéfaite en reconnaissant son écriture ; elle n’en pouvait croire ses yeux.
N’y a-t-il pas une évidente similitude entre ce cas et celui des « typtologues » qui font parler les tables et en reçoivent des communications en prose… ou en vers, sur lesquelles ils s’extasient modestement comme si elles leur tombaient du ciel ? Dans les deux cas, l’esprit humain fait des prouesses sans le savoir. Ignorant son propre contenu, les trésors ensevelis dans sa mémoire, il ne peut croire qu’ils émanent de lui, quand par hasard ils se manifestent au dehors, et il les attribue presque forcément à d’autres intelligences que la sienne.
La vérité générale qui ressort de ces données, c’est que, dans notre vie psychique, le domaine de l’inconscient a une étendue et une importance dont on n’avait pas d’idée. Notre personnalité n’est pas simple et une, mais complexe et susceptible de dédoublement. A côté du moi conscient, que nous connaissons tous, il y a… « l’autre, » comme l’appelait Xavier de Maistre, un moi sous-jacent, qui a la propriété de dormir quand nous veillons et de s’éveiller quand nous dormons, un moi occulte qui se trahit par les rêves, par les mouvements réflexes, quelquefois par des pensées soudaines venues on ne sait d’où, et, chez de rares esprits, comme Socrate et Pascal, par les intuitions du génie : activité multiple, on le voit, qui dans l’état de santé rend d’inappréciables services à notre vie personnelle, mais pourrait aisément en troubler ou en compromettre l’exercice en cessant de lui être subordonnée. Quand les rôles sont intervertis, toutes les anomalies sont possibles, depuis la simple hallucination jusqu’à la folie complète.
Or, quand le moi conscient cède la place à « l’autre, » sous l’influence de la peur, par exemple, de l’exaltation, de l’hypnose, de la fièvre, il est certain que l’homme peut accomplir des tours de force intellectuelle ou physique dont il serait absolument incapable en temps ordinaire. Qu’est-ce à dire, sinon qu’il y a dans notre âme un arrière-fonds d’une prodigieuse richesse, qui ne monte à la surface que dans des conditions exceptionnelles ? Nous possédons là, dans ce substratum de notre individualité, des ressources inédites, d’incalculables réserves, des facultés supranormales, qu’on croirait volontiers surnaturelles si l’on ne savait qu’elles nous sont innées et ont leur siège dans le cerveau, à ce point central et imperceptible qui n’est pas encore l’esprit conscient et n’est déjà plus l’organisme corporel, mais où s’opère la transmission automatique de l’un à l’autre. Endormez la vigilance du moi réfléchi et touchez ce ressort intime : une fois lâché, le ressort se déploie irrésistiblement jusqu’au bout. Alors on s’aperçoit que le moral a une puissance illimitée sur le physique et que l’esprit fait à peu près ce qu’il veut de la matière inerte.
Faute de mieux, on a donné le nom de force psychique à cette énergie latente dont tous les hommes sont doués en quelque mesure, mais qui se révèle chez plusieurs avec une intensité particulière. Cette « force psychique, » dont l’existence est une hypothèse qui s’impose de plus en plus, nous permet de ramener à l’unité les deux grandes catégories de phénomènes dont nous avons parlé. L’école de Nancy insiste beaucoup sur ce fait, déjà reconnu par Braid en 1843, qu’« aucune force spéciale (magnétisme animal, force odile, mesmérisme) n’est émise par l’individu qui agit comme hypnotiseur. » C’est vrai ; les expériences de MM. Liégeois, Bernheim et de leurs collègues l’ont suffisamment prouvé ; mais il n’en résulte pas que la « force psychique » ne soit nullement à l’œuvre chez les hypnotisés eux-mêmes, comme l’agent neutre qui, à son insu, maîtrise tous les organes. C’est bien elle, en définitive, que la suggestion met en jeu, qu’elle actionne et déchaîne ; c’est elle qui contraint la nature à réaliser coûte que coûte ce que le cerveau a conçu ; elle qui fait marcher les somnambules et domine les sens de l’halluciné ; elle qui s’accumule chez les médiums et les rend capables de mouvoir les corps à distance. C’est grâce à elle que les spirites convaincus se renvoient inconsciemment l’écho de leurs propres pensées dans les élucubrations qu’ils attribuent aux esprits. Elle rend compte, enfin, d’une foule de faits psycho-religieux qu’on prenait pour des miracles : visions, extases, stigmates, apparitions de la Vierge, que sais-je encore ? dont tant d’âmes pieuses et mystiques prétendaient sincèrement avoir été honorées.
M. Liégeois résume comme suit les conclusions qu’on peut tirer des expériences acquises :
« En histoire, on trouve éclairé d’une manière éclatante tout ce qui concerne la magie, les oracles, les sybilles, les thaumaturges, dont Lactance (un Père de l’Eglise) dit déjà, il y a quinze siècles, qu’ils font voir ce qui n’est pas et empêchent de voir ce qui est (et ce sont là précisément nos hallucinations positives et négatives)…
En religion, le caractère miraculeux des extases, des apparitions, des stigmates disparaît ; ces faits extraordinaires rentrent, sans diminuer en rien les mérites d’une sainte Thérèse ou d’un saint François d’Assise, dans les cadres élargis de la vérité scientifique. Et tandis que, en 1876, à propos de Louise Lateau (fameuse « stigmatisée » de Belgique), Virchow de Berlin formulait le dilemme : Supercherie ou miracle ! nous disons, nous : Ni supercherie, ni miracle. (Introd., p. VI.) »
Nous adhérons pleinement a cette manière de voir. Mais ce qui nous importe, à nous, c’est le surnaturel chrétien. Est-il menacé, lui aussi, est-il entamé par les découvertes en question ?
Il nous semble plutôt qu’il s’en accommode fort bien ; et nous félicitons M. Liégeois de ne l’avoir pas mis en cause, d’avoir su résister, mieux que d’autres, à la tentation de pousser sa pointe jusque-là. Trop longtemps la science moderne, personnifiant l’esprit général du siècle, s’est montrée systématiquement hostile au christianisme, en rejetant à priori comme légendaires les actes divins sur lesquels il repose. Elle ne saurait persister dans cette voie. Le résultat même de ses travaux l’engage à changer d’attitude et à faire amende honorable. Les rétractations auxquelles elle est forcée de nos jours, en avouant que nombre de faits qu’elle qualifiait d’impossibles ont pu se passer réellement, mais ont un cachet supranormal sans cesser d’être naturels, lui commandent la plus grande réserve dans l’appréciation d’événements non moins garantis, qui demeurent pour elle un profond mystère.
Entre le « supranormal » et le « surnaturel, » qui mesurera la distance ? Elle doit, certes, être infinie dans bien des cas, les thaumaturges n’étant pas des prophètes ; mais il se peut aussi qu’elle soit nulle. Tout dépend de savoir si l’agent qui provoque le phénomène est humain ou divin. Et la science n’a pas de critère pour en juger. La seule chose que nous lui demandions, c’est de laisser ouverte une porte qu’il ne lui appartient pas de fermer, et c’est de « consentir à reconnaître, comme l’y invite sagement M. Liégeois lui-même, que, en dehors des vérités mathématiques (l’auteur a souligné la phrase), il ne faut rien repousser à priori comme impossible. »
Ce principe admis, serrons de plus près la question. Les faits étranges que nous avons cités ne semblent-ils pas indiquer, au delà du cours ordinaire des choses, un mystérieux domaine qui touche à la frontière du surnaturel ? Ne font-ils pas du moins pressentir qu’il y a chez l’homme des puissances cachées, des virtualités secrètes ou endormies, qui pourraient, le cas échéant, se réveiller avec force et servir de points d’attache à des faits d’ordre surhumain ? Voici, par exemple, les phénomènes de suggestion. Dans certaines conditions données, un expérimentateur s’empare à tel point des facultés d’un de ses semblables, qu’il fait d’elles, pour ainsi dire, le prolongement ou l’organe de ses propres facultés. L’intelligence et la volonté de ses clients deviennent, même à leur insu, des instruments dociles qu’il manie à son gré. Ce qu’un simple mortel peut faire, Dieu n’a-t-il pu le faire également ? Qui oserait affirmer, après cela, que le miracle de l’inspiration divine soit nécessairement une superstition ou un mensonge ? qu’il n’y ait jamais eu de vrais « prophètes » parlant au nom de l’Eternel, ni d’« apôtres » dirigés par le Saint-Esprit ? que le Créateur, en un mot, qui nous a formés à son image pour nous élever jusqu’à lui, ne puisse révéler ses desseins à ses serviteurs de choix par voie de « suggestion ? »… Ah ! sans doute, avec une différence essentielle que je n’ai garde d’omettre ! Dieu ne traite pas ses « sujets » comme des machines ; il nous respecte trop pour supprimer jamais notre responsabilité morale et aliéner notre conscience. Son triomphe est de nous posséder dans la liberté et dans l’amour, car « il n’est pas le Dieu des morts, mais des vivants. » Quant à un mode passif de « possession, » il en laisse le triste privilège aux hommes… et aux démons.
Nous ferons une observation analogue à propos des guérisons miraculeuses que raconte la Bible. Lorsque Naaman le lépreux (2 Rois 5.14) va se plonger sept fois dans le Jourdain sur le conseil d’Elisée et en ressort plein de santé, il n’est pas impossible que la « force psychique » du général syrien, sollicitée par la « suggestion » du prophète, ait été la cause instrumentale de cette guérison et que l’eau du fleuve n’ait eu qu’une valeur symbolique… Admettons la chose, bien qu’elle ne soit guère prouvée : le miracle cesse-t-il dès lors d’être un miracle, une intervention divine ? Pas le moins du monde, le prophète ayant agi sur l’ordre de Jéhova.
Lorsque Jésus dit à un paralytique : « Lève-toi et marche ! » il lui « suggère » de recouvrer l’usage de ses membres, il implante dans son cerveau l’idée qui doit se réaliser, il lui ordonne de se guérir, et la chose arrive instantanément. Quel contraste, néanmoins, avec les opérations de l’hypnotiseur ! ’Vous dites que le mécanisme naturel est identique ? Il n’importe ; le mode d’action est tout autre, il est miraculeux parce qu’il est divin. Le Seigneur n’a nul besoin d’endormir ses malades ; c’est à leur moi conscient qu’il s’adresse, et s’il pénètre jusqu’à leur moi « sous-jacent » pour en faire jaillir les réserves éventuelles, ce n’est pas qu’il ne puisse s’en passer ; c’est que, fidèle au principe de l’économie des forces, il ne crée rien de superflu et utilise toujours les matériaux qu’il a sous la main.
En revanche, il supplée largement à tous les déficits. Sa parole créatrice communique aux plus faibles, aux morts eux-mêmes dans les cas de résurrection, les énergies vitales qui leur font défaut. Quelquefois les guérisons s’obtiennent par le simple attouchement de sa personne, sans volonté formelle de sa part, et il sent alors qu’« une vertu est sortie de lui. » (Marc 5.30) Faut-il voir dans cette vertu émanée de son être une effluve de « force psychique » répandue au dehors ? Nous n’avons pas d’objection, pourvu qu’on ne réduise pas le rôle salutaire du Christ à une action dynamique s’exerçant malgré lui : elle n’est ni inconsciente ni calculée. Qu’on relève tant qu’on voudra le côté « naturel » de ses miracles, Jésus n’en reste pas moins à une distance infinie des thaumaturges, qui visent aux plus grands effets par de laborieux préliminaires et dont l’art est enfermé, d’ailleurs, dans des bornes étroites.
M. Paul de Régla n’a pas saisi la différence. Il parlera du « sublime thérapeute galiléen » comme suit :
« C’est donc par une connaissance approfondie de toutes les lois de cette thérapeutique (magnétique) que Jésus opérait la guérison des possédés, des lépreux et des autres malades, (p. 174.) »
Or, dans la vie du Christ, il n’y a pas trace d’une étude scientifique des phénomènes et de leurs causes ou d’une recherche savante de leurs lois : sa préparation fut toute religieuse et morale. Il ne met pas en jeu les forces de la matière en habile expérimentateur ; il leur commande en maître, et son pouvoir n’a pas de limites. Chez lui, quoi qu’il fasse, tout est spontané. Animé du souffle de l’Esprit, il dispose souverainement des puissances de son être et se meut en plein surnaturel comme dans son élément naturel : les deux termes se fondent dans une harmonie parfaite.
Veut-on toucher du doigt l’insuffisance et l’arbitraire de ces explications « psycho-physiologiques ? » Prenons un des épisodes les plus grandioses de la vie de Jésus, un de ceux que l’incroyance a toujours eu le plus de peine à accepter, bien qu’il soit raconté, chose rare, par les quatre évangiles : je veux parler du Seigneur multipliant les pains et marchant ensuite sur la merh.
M. de Régla, qui admet pourtant la guérison à distance de l’esclave du centenier (p. 159), est très embarrassé par le miracle des « cinq mille hommes » nourris au désert :
« Allons, dit-il, retranchons un ou deux zéros de ce total fantastique, et peut-être aurons-nous le chiffre exact de cette foule, venu » ; pour écouter la parole du Maître sans prendre avec elle les aliments nécessaires à son existence de quelques jours. Mais, ces aliments mêmes, quels sont-ils ? Matthieu va le dire dans son chapitre suivant : le levain n’est qu’un symbole, comme celui de pain, qui, en langue symbolique, signifie un aliment spirituel et philosophique. Croyons donc que c’est par cet aliment-là qu’il faut entendre l’espèce de nourriture dont Jésus satisfit l’appétit de quatre ou cinq cents auditeurs. (? !) »
Or un célèbre naturaliste anglais, sir Alfred Russel Wallace, parle du même fait en ces termes :
Le pain et les poissons continuellement renouvelés jusqu’à ce que cinq mille hommes en aient été nourris, sont croyables comme manifestations extrêmes d’une puissance qui s’exerce encore journellement chez nous. »
N’est-il pas curieux d’opposer l’un à l’autre ces deux représentants de la psycho-physiologie contemporaine ? Ils s’entendent sur un seul point : écarter l’intervention divine. Le premier dit : « Le fait serait miraculeux, donc il est faux. » Le second dit : « Le fait est possible à la rigueur, donc il n’a rien de surnaturel. » Tant que les faits bibliques paraissent en désaccord avec les lois de la nature, on refuse d’y voir la main de Dieu sous prétexte qu’ils contredisent la science ; et dès qu’on découvre que ces mêmes faits ont un point d’appui dans la nature, on se hâte d’en conclure que Dieu n’y est pour rien, puisque la science est en voie de les expliquer. O cœur humain !…
On applique le même procédé à la marche du Christ sur les eaux. Un auteur allemand nous déclare, au nom de la science, que cet éclatant prodige était un phénomène naturel ! ein ekstatisches Schweben, « une façon de planer extatique. » Jésus, nous dit-on, possédait au plus haut degré le « fluide » constaté chez les médiums et qui a permis au plus célèbre d’entre eux, à Daniel Douglas Home (M. Crookes en a été le témoin à trois reprises), de neutraliser par moments le poids de son corps et de s’élever au-dessus du sol. Eh bien, ce serait grâce à ce fluide, au développement intense de sa « force psychique » que le Seigneur a pu, sans enfoncer, rejoindre à pied ses disciples à travers les flots…
Qu’y a-t-il de vrai dans cette hypothèse ? Au fond, nous n’en savons rien ! Mais je demande : où veut-on en venir ? A-t-on l’intention de montrer que l’événement s’accorde avec les lois de la nature ? Et puis, après ? Ceux qui voient dans le miracle une « violation de l’ordre » pourront s’émouvoir d’un pareil résultat, soit pour s’en réjouir, si ce sont des adversaires, soit pour s’en effrayer, si ce sont des croyants.
Pour nous, qui définissons le miracle : « l’intervention d’une force divine dans le jeu des forces de la nature, » il nous est absolument égal que ce soit l’agent naturel ou l’agent divin qui ait la plus grosse part dans la production du phénomène : ce pesage de leurs quantités respectives nous paraît aussi impraticable qu’inutile. Que je reçoive de vos nouvelles par la poste ou que vous me les donniez de bouche, direct ou indirect, le message n’en est pas moins de vous.
Ou bien l’explication proposée a-t-elle pour but d’ôter à l’événement tout caractère miraculeux ? Alors nous estimons que ce serait peine perdue, car il y a dans cette page de la vie du Fils de l’homme une explosion manifeste du divin, qu’on ne peut élaguer sans déchirer la page. Se figure-t-on par hasard que Jésus ne se soit risqué sur les eaux qu’après s’être palpé, après s’être assuré que son corps dégagerait assez de « fluide » pour ne pas se noyer ? que c’est à la suite d’expériences médianimiques qu’il a osé tenter l’aventure ? En vérité, pour qui prend-on le prophète de Nazareth ? Ah ! combien ce tour de haute prestidigitation qu’on lui prête parait frivole et mesquin en regard du récit sacré ! Combien cet épisode, dans la nue simplicité de nos évangiles, est plus beau, plus touchant, plus glorieux, et à la fois plus humain et plus naturel, que toutes les contrefaçons qu’on voudrait lui substituer !
Du sommet de la montagne, Jésus en prière aperçoit la nacelle avançant à grand’peine, parce que « le vent était contraire, » ses apôtres ramant avec effort. Il les sait moralement abattus, soupirant après son retour… Et il se hâte de les rejoindre ! Il n’hésite pas un instant, il ne se demande pas si la chose est possible ou impossible : il sait qu’on a besoin de lui, et cela lui suffit. Il n’y a pas l’ombre d’un calcul, pas trace de préméditation dans son héroïque démarche, mais l’élan d’un cœur dévoué, qui ne doute pas que sa puissance ne soit à la hauteur de son amour, parce que c’est en Dieu qu’il puise d’heure en heure et son amour et sa puissance. Il discerne dans cette occasion imprévue, comme dans toutes les autres, une de ces « bonnes œuvres » que le Père lui confie, et le résultat répond à sa fidélité. Voilà le secret de sa « force ! » Elle est pneumatique (spirituelle) avant tout ; ce qui ne l’empêche pas d’être servie, même sans y songer, par toute la hiérarchie des forces naturelles. Et de même que l’Esprit divin qui anime Jésus n’a pas supprimé le jeu de ses muscles ou de ses poumons, ni ses aptitudes intellectuelles, de même je ne vois guère en quoi sa marche sur les eaux sera moins miraculeuse si sa force psychique est appelée à y concourir.
Serait-ce de notre part un excès de hardiesse que d’aller plus loin dans nos conjectures ? S’il est certain que le Christ a été l’homme idéal, et s’il est vrai que la « force psychique » ait joué un rôle décisif dans ses œuvres surhumaines, n’avons-nous pas là une indication de ce qui devait arriver à notre race si elle n’était déchue de sa position filiale vis-à-vis de Dieu ? La biologie nous enseigne, de concert avec la morale, que la loi de l’être vivant est de réaliser en fait ce qu’il est déjà en puissance. Et n’est-ce pas le cas, à plus forte raison, de la créature douée de conscience et de liberté, de l’être spirituel indéfiniment perfectible ? Ce qui est dans l’ordre, c’est qu’il prenne possession de lui-même et de toutes les virtualités qui sommeillent au fond de sa nature : sans cela son développement est arrêté et l’on ne peut jamais dire qu’il ait achevé sa croissance.
Or, voilà des germes supérieurs qui font partie de notre héritage et restent enfouis dans le sol de notre âme comme un capital improductif ! Voilà des énergies admirables, qui semblaient destinées à nous affranchir graduellement du joug de la matière, à ouvrir devant nous les plus glorieuses perspectives, et elles nous échappent si bien que les savants les ont ignorées jusqu’à notre époque ! Ce sont des forces vives qui ne nous servent à rien. De rares personnages, fakirs ou médiums, parviennent à les exploiter tant soit peu pour le plus futile des résultats, mais ils retombent bientôt, épuisés par l’effort, dans « un état pénible de prostration nerveuse. »
Daniel Home, dit le Dr Gibier, est mort d’une affection nerveuse ; c’est le sort de tous ceux qui, comme lui, se prêtent à ces expériences d’une manière continue. Les fakirs de l’Inde finissent généralement de la même manièrei.
i – Le spiritisme. Fakirisme occidental. Etude historique, critique et expérimentale, par le Dr Paul Gibier, p. 272. Paris, Doin, 1887.
N’y a-t-il pas là l’indice d’un désordre de la nature ? Ces facultés supranormales qui, faute d’emploi, sont en nous sans être à nous, n’accusent-elles pas un état « anormal, » une perturbation chronique dans la vie de l’humanité ? Il se pourrait, après tout, que cette fameuse découverte de la « force psychique, » si découverte il y a, finît par ajouter un document de plus au dossier qui nous condamne ; il se pourrait que la science moderne, en poursuivant ses recherches, aboutît à des conclusions dont elle serait confuse la première.
Au surplus, qu’avons-nous besoin d’escompter l’avenir, comme si le présent ne parlait assez haut ? Hier encore, le miracle des pains et la marche du Christ sur les eaux étaient qualifiés d’absurdes légendes… Des hommes de science, parlant comme savants, les tiennent aujourd’hui pour des phénomènes naturels !
Comment, en de l’or pur, le plomb s’est-il changé ?
Le récit évangélique n’a pourtant pas varié. C’est la science, de son propre aveu, qui s’était trompée. Et puisque faute confessée est presque faute pardonnée (à moins de récidive !), sachons-lui gré d’être venue à résipiscence.
Si maintenant on lui certifie la réalité de tel autre grand miracle de la Révélation, étayé de témoignages historiques suffisants ; si on lui affirme, par exemple, que « Jésus est sorti vivant du tombeau, » sera-t-elle excusable de ramasser sa vieille arme usée et de nous jeter à la face le mot : « C’est impossible ! » Elle ressemblerait à un écolier que les punitions ne corrigent pas… « Impossible ? » Pourquoi ? — Ce serait contraire aux lois de la nature… — Qu’en savez-vous ?
N’est-ce pas ce que vous avez dit longtemps des prodiges mentionnés tout à l’heure et de tant d’autres faits extraordinaires dont vous admettez aujourd’hui la possibilité ? Vous reconnaissez donc que vous avez eu tort de les nier, et que ce n’est pas votre savoir, mais votre ignorance, qui inspirait vos railleries. Prenez garde qu’il n’en soit de même cette fois encore ! Il est moins permis que jamais de dire à l’Esprit : « Tu iras jusque-là et pas plus loin ! » Il est capable d’agir sur la matière organique et même inorganique en dehors des lois ordinaires, voilà un fait aujourd’hui démontré. Or, la faculté de rendre la vie aux morts (non pas arbitrairement, mais dans certaines conditions déterminées par la sagesse divine, comme toutes les lois de l’univers) n’est que le degré suprême de ce pouvoir inhérent à l’Esprit.
Le comment nous échappe, mais qu’importe ? Repousser sans examen tous les faits enveloppés de mystère, refuser de croire à un événement parce qu’on ne le comprend pas, c’est s’inscrire en faux contre la sage maxime de M. Liégeois que nous avons citée. Autant vaudrait dire franchement : « Je ne puis accepter ce miracle parce que c’est un miracle ; je rejette à priori tout surnaturel. » Mais il saute aux yeux que cette situation intellectuelle a sa source, non dans l’amour de la vérité, mais dans une négation religieuse, dans un dogme philosophique.
Et c’est là un point de vue rétrograde, condamné sans retour par les découvertes de la psychologie expérimentale. Le mot impossible est à la fois antiscientifique et antichrétien, voilà ce qui ressort du progrès des connaissances humaines. Les incroyants n’ont donc plus le droit de nier le fait chrétien en contestant sa « possibilité » théorique. Ils doivent choisir un autre terrain et de nouvelles armes. La seule question qui se pose désormais est celle de sa réalité historique.