Retournons maintenant dans les vallées de la Suisse où nous avons laissé Farel en novembre 1529. Il avait prêché et enseigné à travers mille dangers et des difficultés sans nombre. Souvent et longtemps Farel travailla sans aucune rémunération, mais depuis quelque temps Messieurs de Berne avaient pourvu à ses besoins. Ils ordonnèrent d'abord au gouverneur d'Aigle de lui fournir la nourriture, la boisson, les vêtements et autres choses nécessaires. Enfin, depuis un an ou deux, ils lui avaient assigné, ainsi qu'à un autre évangéliste nommé Simon Robert, une maison avec cour, jardin potager et deux cents florins.
Le Seigneur donna à Farel des aides plus utiles que le paresseux Balista. Capiton lui envoya entre autres un ex-moine, le lui recommandant en ces termes : « Je t'envoie un frère que j'ai libéré de ses vœux monastiques ; le teinturier, le barbier et le tailleur se sont occupés à le transformer, et je te présente notre ex-moine en habit noir comme nous. Mais sérieusement parlant je crois qu'il te sera utile, car il est de la langue française, et quoique simple, il est pieux et de bonne volonté. » L'ex-moine arriva donc à Aigle et fut bientôt récompensé de ses travaux par un cachot où, sur l'ordre de l'évêque de Lausanne, il fut cruellement torturé. Deux fois Messieurs de Berne écrivirent à l'évêque, le priant de relâcher ce pauvre homme. Le prélat promit de le relâcher, bien qu'il fût, dit-il, coupable du double crime de perfidie et d'apostasie. Mais en dépit des promesses épiscopales, l'ancien moine ne reparaissant point, Farel envoya à Lausanne un autre évangéliste, ex-moine aussi, afin d'avoir des nouvelles du prisonnier.
Pour toute réponse, on arrêta le messager et on l'enferma à Chillon. Peu de jours après cela, le gouverneur de Chillon reçut de MM. de Berne une lettre conçue en ces termes : « A notre grand ami le capitaine de Chillon. Hier, nous vous avons écrit à cause d'un de nos serviteurs que vous détenez en prison... Nous sommes très étonnés que les gens qui sont à notre service soient arrêtés sur chemin franc et traîtreusement emprisonnés... Nous vous requérons de renvoyer cet homme dans notre Seigneurie d'Aigle, sans aucun délai. Vous devez comprendre que nous ne pouvons tolérer de telles violences... Nous sommes certains que vous avez pris cet homme sans motifs valables, car s'il était malfaiteur, ainsi que vous le dites, notre ami maître Guillaume Farel ne l'aurait pas reçu pour collègue dans l'œuvre de Dieu. Nous vous requérons derechef de le libérer et de vous abstenir de telles violences, car nous ne saurions les permettre sous quelque forme que ce soit. »
Le gouverneur de Chillon savait qu'il n'était pas prudent de refuser quelque chose aux seigneurs de Berne, il se hâta de relâcher le prisonnier. Mais qu'était devenu le premier évangéliste détenu par l'évêque de Lausanne ? Un mois plus tard le Conseil de Berne écrivait à Lausanne pour se plaindre de ce que Jean Clerc avait été transporté au château de Ripaille, sur l'autre rive du lac, et de ce qu'il y était encore détenu. Nous ne savons s'il fut jamais libéré. Beaucoup de serviteurs du Seigneur ont passé du cachot tout droit dans le Paradis, ce fut peut-être le cas de Jean Clerc.
Farel avait eu la joie de voir les quatre mandements formant le gouvernement d'Aigle délivrés du joug papiste ; dans les six derniers mois de l'année, il avait eu aussi le bonheur de voir des foules de pécheurs se convertir dans d'autres parties de la Suisse occidentale. Mais il y avait des villes où l'Évangile n'avait encore jamais pénétré, ainsi Lausanne, Neuchâtel et Genève. Farel avait essayé deux fois de gagner Lausanne à la Parole de Dieu et il avait été repoussé sans même pouvoir y prêcher une seule fois ; néanmoins il se proposait d'y retourner plus tard si le Seigneur le permettait. En attendant il résolut de tourner ses pas vers Neuchâtel qui avait souvent occupé ses pensées.
Sur la rive septentrionale du lac qui porte son nom, la paisible cité de Neuchâtel est adossée à de riants coteaux couverts de beaux vignobles. Au-dessus s'élèvent les pentes boisées et sombres du Jura. Par delà les flots bleus du lac, on voit à l'horizon toute la chaîne des Alpes. Un jour, en novembre 1529, un homme au teint bruni par le soleil, à la barbe rouge, aux yeux étincelants, arrivait, le bâton à la main, sous les murs de Neuchâtel. Il était venu, nous dit-on, pour prendre possession de la ville au nom du Seigneur Jésus ; le voilà donc en présence de l'antique cité papiste avec son beau château, ses églises, ses vastes couvents. Il y en avait cinq, outre le grand collège des chanoines ; ces derniers possédaient presque toutes les terres autour de la ville. Tout était entre les mains des prêtres et des moines qui régnaient en maîtres, car le gouverneur de Neuchâtel, Chorée de Rive, était un serviteur dévoué de l'église de Rome. Il représentait la souveraine du pays, Jeanne de Hochberg. C'était l'héritière des comtes de Neuchâtel, mais elle avait épousé le duc d'Orléans, et elle préférait la vie de la cour de France à celle du vieux château de ses pères où, suivant les usages de ce temps-là, elle aurait dû faire de la cuisine sa salle de réception et sa société des femmes des bourgeois. Aussi avait-elle remis à Georges de Rive les affaires de ses états, dont elle ne s'inquiétait que pour en tirer chaque année le plus de revenus possible.
Farel n'ignorait pas qu'à l'ouïe de son nom les prêtres et le peuple entreraient en furie. On le connaissait partout comme le grand prédicateur hérétique, le briseur d'images, le blasphémateur. Heureusement, à Neuchâtel, on connaissait mieux son caractère que son visage ; car il eût eu à passer de mauvais moments. Il apportait avec lui l'arme par excellence, la Parole de Dieu qui est comme le feu et comme un marteau qui brise la pierre. Que pouvaient faire cinq ou même cinq mille couvents contre le Seigneur s'il avait jugé que le temps était venu de chercher et sauver ce qui était perdu ? Farel commença l'attaque par le village de Serrières. Situé aux portes de Neuchâtel, il appartenait à Bienne, où l'Évangile avait déjà pénétré. Ayant entendu dire que le curé, Eymer Beynon, avait du goût pour l'Évangile, le réformateur vint frapper à sa porte de la part de Dieu, qui savait que ce prêtre, isolé dans son petit village, soupirait après de meilleures choses que les vaines cérémonies de son église.
Ce fut un jour mémorable pour l'humble curé que celui où Guillaume Farel parut sur le seuil de sa demeure. Dieu avait enfin répondu au désir de son cœur. Mais où pourrait prêcher le réformateur ? se demandait Beynon. Dans l'église ce serait une grande hardiesse, puisque c'est défendu. Mais pourquoi pas dans le cimetière ? Personne n'a songé à l'interdire et il y aura plus de place que dans l'église. Selon son habitude, Farel ne perdit pas de temps. Quand les gens vinrent à la messe, il monta sur une pierre tumulaire et prêcha l'Evangile. La foule s'assembla pour l'entendre, et bientôt la nouvelle se répandit jusqu'à Neuchâtel que le grand prédicateur hérétique était arrivé. Mais, disait le peuple, il nous prêche de belles choses, il nous parle de l'amour de Christ et de Dieu dans le ciel. Les habitants de Neuchâtel résolurent d'aller l'entendre. Des foules d'hommes, de femmes et d'enfants passèrent les portes de la ville, se rendant au cimetière de Serrières malgré le courroux du chanoine et des prêtres.
A Neuchâtel, un brave soldat, Jacob Wildermuth, fut extrêmement joyeux de l'arrivée de Farel. Voici comme il parle du réformateur dans une lettre au Conseil de Berne : On montre encore à Neuchâtel la pierre qui servit de chaire au réformateur. « Le pauvre et pieux Farel est arrivé et il a présenté une lettre qui invitait à l'entendre prêcher la Parole de Christ, ce qu'il aurait fait de tout son cœur, mais les autorités le lui ont interdit. Là-dessus je me suis adressé au gouverneur, Georges de Rive. »
Mais le gouverneur n'avait aucune intention de laisser prêcher un hérétique. Cette opposition obstinée engagea Jacob Wildermuth et quelques citoyens à aller chercher Farel, ils l'amenèrent en triomphe par la porte du château et la rue rapide qui monte au marché ; c'est là que le réformateur prêcha pour la première fois dans les murs de Neuchâtel. Ce premier discours, dit la chronique de Neuchâtel, gagna beaucoup de cœurs. Le prédicateur voyait groupés autour de lui et l'écoutant avec étonnement, des hommes de tous les métiers, des tisserands, des vignerons, des marchands, des laboureurs. Il parlait avec une solennité et une autorité qui maintenait son auditoire dans un silence profond. Mais soudain des cris s'élevèrent : « A bas l'hérétique, tuez-le, noyez-le dans la fontaine ! » C'étaient des moines qui s'étaient glissés dans la foule et qui se précipitèrent tout à coup sur Farel. Mais il ne manqua pas de défenseurs et les moines durent se retirer sans avoir pu mettre la main sur l'homme que Dieu avait envoyé.