fUn livre sur la vie de Jésus satisfaisant à la fois aux exigences les plus rigoureuses de la science contemporaine et aux besoins les plus pressants de la foi, — voilà l’œuvre importante qu’a vu paraître la première moitié de cette année. Nous ne possédons encore que le premier volume de cet ouvrageg. Il comprend trois livres intitulés les Sources, le Temps de la préparation, l’Époque des semailles. Mais l’exposé de principes renfermé dans le premier de ces livres est si complet, que l’on peut déjà se faire une idée claire des points de vue qui régiront l’ouvrage entier.
f – Paru dans la Revue Chrétienne de 1882.
g – Il en était ainsi au moment où ces lignes ont été écrites. Dès lors le second et dernier volume a paru.
Il m’a paru qu’il serait intéressant pour le public français de plus en plus nombreux qui se préoccupe des questions religieuses, de connaître d’une manière générale le résultat d’une œuvre aussi éminente. Son auteur, M. Bernhard Weiss, professeur à l’Université de Berlin, est, d’un avis unanime, l’un des principaux représentants de la théologie allemande. Il a préludé à cette dernière publication par les travaux les plus minutieux et les plus sévères sur les textes évangéliques ; ces études de détail l’ont amené à une hypothèse nouvelle sur l’origine de nos trois évangiles synoptiques et leur relation mutuelle. Il a publié plus tard un commentaire sur les deux premiers évangiles, dans lequel il a fourni la contre-épreuve de sa théorie. Et ce n’est qu’après tous ces travaux préliminaires qu’il a publié son nouvel ouvrage qui, comme il le dit lui-même, a été moins un travail qu’un fruit mûr dans lequel s’est produit au dehors tout ce dont le cœur était plein.
Quels sont les moyens que nous possédons pour reconstruire après un intervalle de bientôt dix-neuf siècles l’histoire de la vie de Jésus ?
Au point de vue de la théologie protestante du xviie siècle, d’après lequel nos évangiles ont été mot pour mot dictés de Dieu sans que le travail humain ait pris aucune part à leur composition, la réponse semblait facile. Il suffisait de combiner ces quatre récits, pour en composer ce qu’on appelle une harmonie évangélique, et la tâche était remplie. Cette méthode si simple en apparence rencontrait cependant dans la pratique de sérieuses difficultés. Les différences dans le plan et dans la narration des quatre récits ne permettent de les réunir en un tableau unique qu’au moyen de suppositions tellement forcées et de combinaisons si compliquées que le bon sens même en est froissé. Il a donc fallu reconnaître que l’action de l’Esprit saint, qui a dominé la rédaction de ces récits, ne s’est pas exercée de manière à exclure toute participation humaine ; c’est ce qui ressort du reste de la déclaration de l’un des évangélistes : » Il m’a paru bon, après m’être informé de toutes ces choses exactement, de les écrire par ordre. » (Luc 1.4) Il y a donc eu informations prises, renseignements recueillis auprès de certains hommes et par certains hommes. Nous voilà bien loin de la théopneustie du xviie siècle.
Mais l’activité humaine une fois réintégrée dans son rôle, plusieurs questions s’élèvent aussitôt. Comment se représenter dans ce cas le mode de composition de nos évangiles ? Ont-ils été rédigés indépendamment l’un de l’autre, ou l’auteur de l’un a-t il puisé dans l’écrit de l’autre ou dans les écrits des trois autres ? Quand et à quelle distance des événements racontés s’est accompli ce travail de rédaction multiple ? Et par qui ? Les évangélistes désignés par la tradition sont-ils bien réellement les auteurs de nos évangiles canoniques ?
Personne n’ignore l’immense travail auquel la science s’est livrée sur ces questions depuis qu’en 1778 Lessing publia son petit traité sur « l’origine des évangiles considérée au point de vue purement humain. » Il prétendait dériver nos trois synoptiques (Matthieu, Marc et Luc) d’une source commune, l’évangile dit des Hébreux dont parlent parfois les Pères et qu’employaient les communautés judéo-chrétiennes de Palestine et de Syrie. Dès ce moment les hypothèses les plus diverses se sont succédé dans le but d’expliquer la relation si étrange entre ces trois récits parfois ressemblants jusqu’à la lettre, parfois divergents jusqu’à la contradiction, au moins apparente. Ce n’est pas ici le lieu d’introduire nos lecteurs dans ce dédale. On espère en sortir aujourd’hui. Des savants éminents, tels que MM. Reuss, Holtzmann, Weiss lui-même, s’accordent à chercher l’explication des rapports entre nos trois synoptiques dans des écrits antérieurs à ces évangiles et que les auteurs de ceux-ci auraient exploités, chacun à sa manière. Ces écrits antécanoniques, aujourd’hui perdus, seraient surtout les deux suivants : L’un, une rédaction des enseignements de Jésus de la main de l’apôtre Matthieu, ce livre dont un Père de l’Église, Papias, au commencement du second siècle, parlait en ces termes : « Matthieu rédigea les discours (les Logia) en langue hébraïque. » L’autre, la rédaction par l’évangéliste Marc des récits évangéliques que faisait Pierre dans ses voyages missionnaires, écrit mentionné également par Papias et d’où serait provenu en grande partie notre second évangile. C’est de ces deux documents que proviendraient nos trois narrations synoptiques. Voici comment selon M. Weiss : Vers l’an 67, au moment où venait d’éclater la révolte des Juifs contre les Romains, Matthieu rédigea en hébreu son recueil des discours de Jésus, non sans y ajouter un grand nombre de traits historiques. Cet ouvrage apostolique a fourni le fond de notre Matthieu canonique rédigé quelques années plus tard. Mais il y manquait le cadre complet de la vie de Jésus ; ce cadre, l’auteur de notre premier évangile l’a emprunté à l’autre écrit principal, celui de Marc. Notre évangile de Matthieu est donc l’écrit primitif de l’apôtre Matthieu fondu avec le livre de Marc. Ainsi s’explique sa relation avec le troisième évangile Celui-ci, en effet, l’écrit de Luc, provient des deux mêmes sources. Luc a pris pour base la narration de Marc, et il l’a combinée avec une traduction grecque de l’écrit de Matthieu. Et voici ce qui occasionne la différence entre ces deux évangiles composés cependant au moyen des mêmes documents. Dans notre évangile de Matthieu les divers enseignements de Jésus ont été groupés de manière à former quelques grands corps de discours, tels que le sermon sur la montagne, le recueil des sept paraboles sur le royaume des Cieux, etc., tandis que Luc a conservé aux enseignements de Jésus la forme disséminée et occasionnelle qu’ils avaient dans le Matthieu primitif. Quant à Marc, il semble dans cette hypothèse avoir une origine très simple ; car il n’est que la rédaction des récits de Pierre, dont il a conservé toute la fraîcheur et l’originalité. Cependant M. Weiss croit, avec bien d’autres critiques, avoir constaté dans cet évangile plusieurs traits de dépendance par rapport à celui de Matthieu. Comment expliquer ce fait, si d’autre part notre Matthieu canonique a été composé à l’aide de la narration de Marc ? Ces phénomènes contradictoires doivent s’expliquer ainsi. Il ne faut pas oublier qu’il y a réellement deux évangiles de Matthieu : l’un primitif, œuvre de l’apôtre, le recueil des discours — c’est celui-là qu’a employé Marc — l’autre postérieur, notre Matthieu canonique, remaniement du premier ; c’est celui-là pour la composition duquel a été employé Marc.
Les discours de Jésus rédigés par Matthieu, les récits de Pierre consignés par Marc, voilà donc les écrits d’où, sont tirés les matériaux au moyen desquels ont été composés nos trois premiers évangiles ; le premier, Matthieu, en vue des communautés judéo-chrétiennes ; le troisième, Luc, pour les Églises d’origine païenne ; le second, Marc, renfermant la tradition judéo-chrétienne travaillée en faveur d’une église de la Gentilité.
Reste le quatrième évangile. Celui-ci n’a pas d’autre source que les souvenirs personnels de son auteur. Dans une discussion approfondie, Weiss soutient, avec une clarté qui nous paraît devoir porter la conviction dans tout esprit non prévenu, la composition du quatrième évangile par le disciple bien-aimé de Jésus. Il écarte d’une main ferme le moyen-terme par lequel on cherche aujourd’hui à l’attribuer à l’un des amis et successeurs de l’apôtre Jean à Ephèse, dépositaire des traditions johanniques, — et cela afin de concilier ainsi les indices évidents d’authenticité, que présente ce livre, avec les symptômes d’une date postérieure au temps de la vie de l’apôtre, que l’on croit y découvrir. Mais l’auteur parle de lui-même comme ayant appartenu au cercle de ceux qui ont entouré Jésus de plus près et comme ayant été le témoin de son supplice. Ce témoignage est confirmé au chapitre 21 par celui des hommes qui l’ont connu personnellement et qui, peu de temps après la mort de l’auteur, attribuent expressément cet écrit au disciple que Jésus aimait. Les Pères et les églises du second siècle partagent cette conviction, et cela malgré l’usage abusif que faisaient de cet écrit les hérétiques, et malgré les différences si frappantes qui existent entre sa narration de la vie de Jésus et celle de nos trois premiers évangiles dès longtemps répandus dans l’Église. Il y a ici une chaîne de témoignages tellement serrée que le dernier écrivain rationaliste qui a traité ce sujet, Keim, s’est vu forcé de reculer la date de la composition du quatrième évangile jusqu’aux années 110-120 ; et comme l’inauthenticité d’un livre publié si tôt après la mort de l’apôtre en Asie-Mineure, ne pouvait absolument pas se concilier avec son séjour dans cette contrée jusque vers l’an 100, Keim s’est vu obligé de nier ce séjour, l’un des faits les mieux attestés de toute l’histoire ecclésiastique.
On objecte les différences entre la narration de Jean et celle des évangiles précédents. Mais ces divergences mêmes, bien étudiées, se changent en preuve de son authenticité ; car cette étude conduit toujours à donner la préférence au récit de Jean. Ainsi, quant au séjour de Jésus en Judée avant le commencement du ministère galiléen, et quant aux nombreux voyages à Jérusalem que Jean seul raconte en détail, mais auxquels maintes paroles des synoptiques rendent témoignage et qui seuls font comprendre la soudaineté de la catastrophe finale. Un pareil fait prouve deux choses : la première, que l’auteur possédait un trésor de souvenirs historiques indépendant de la tradition ; la seconde, qu’il se sentait en possession d’une telle confiance de la part de l’Eglise qu’il ne craignait point de remanier après coup le type de l’histoire évangélique.
On objecte encore le caractère philosophique du récit qui se trahit dès le premier mot inscrit en tête du livre dans le nom de Logos, de Verbe divin, donné à Jésus. Mais cette idée, Jean peut parfaitement l’avoir tirée de l’impression profonde qu’avaient produite sur lui, la personne, les œuvres et les enseignements de Jésus, en particulier certaines paroles qu’il a conservées lui-même, telles que celle-ci : « Avant qu’Abraham fût, je suis. » Et quant au terme employé pour désigner cette notion sublime, il peut l’avoir tiré de l’emploi qui en était fait en Asie-Mineure sous l’influence de la philosophie alexandrine, ou bien plutôt l’avoir puisé tout simplement dans l’Ancien Testament et dans les Targoums, ces paraphrases chaldaïques palestiniennes qui en une foule de cas substituent au nom de l’Eternel dans l’Ancien Testament l’expression : La Parole de l’Eternel. Dans tous les cas, l’opposition complète qui existe entre l’idée de Dieu chez Jean et cette même idée chez Philon, le représentant de l’alexandrinisme à cette époque, ne permet pas de déduire l’intuition religieuse du premier de celle du second.
Souvent aujourd’hui l’on fait de notre quatrième évangile une composition d’un caractère idéal destinée à illustrer certaines conceptions philosophiques. Mais dans ce cas toutes les modifications que l’auteur apporte à la tradition sur l’histoire de Jésus, tous les traits qu’il y ajoute, devraient pouvoir s’expliquer par cette intention spéculative. Mais que l’on dise alors à quoi servent certains noms et certains détails absolument inconnus des synoptiques, le nom de Malchus dans l’arrestation de Jésus, celui de la petite ville d’Ephrem où il séjourna avant sa passion, l’indication de la dixième heure du jour à laquelle les deux premiers disciples rencontrent pour la première fois Jésus, le fouet de cordes dans la purification du temple, le petit garçon dans le récit de la multiplication des pains, la robe sans couture, etc., etc. ; et que l’on pèse bien une chose : c’est qu’un seul de ces traits dont on ne parvient pas à démontrer la signification idéale, est un coup mortel pour l’hypothèse ; car en vue du crédit de son livre l’auteur devait éviter avec soin d’apporter à la tradition aucun changement qui ne fût indispensable au but spéculatif qu’il se proposait. Le fait est qu’à chaque instant, dans le détail comme dans l’ensemble, nous rencontrons dans ce récit le dur granit du souvenir historique qui résiste à toute tentative de le dissoudre en idées spéculatives.
La seule difficulté réelle est celle que présente la différence de fond et de forme entre les discours de Jésus chez Jean et son enseignement dans les synoptiques. D’un côté, Weiss constate avec Weizsæcker que les thèmes des discours johanniques sont les mêmes que ceux des enseignements synoptiques. Mais d’autre part, il avoue qu’après un intervalle de soixante années la mémoire de Jean n’eût guère pu reproduire littéralement d’aussi longs discours. Il fait observer que plus d’une fois Jean renvoie à des paroles précédentes de Jésus dont la teneur différait considérablement de la forme qu’il leur donne en les citant, ce qui implique une grande liberté dans le mode de rédaction. Il fait remarquer enfin que dans la même mesure où la forme de l’enseignement johannique s’éloigne de celle des discours synoptiques, elle se rapproche de la manière de parler de Jean lui-même dans le prologue et dans la première épître ; et il conclut de tout cela que l’apôtre à la fin de sa carrière a développé avec une grande liberté les thèmes essentiels qu’il avait recueillis de la bouche de Jésus, parce qu’il savait bien que l’enseignement du Saint-Esprit qui les avait fécondés dans son cœur et dans sa vie n’était qu’un avec l’enseignement de Jésus lui-même. Il n’a donc rien inventé sans doute, mais ce qu’il nous donne est comme l’épanouissement dans sa conscience intime des paroles sorties de la bouche du Christ. Voilà, d’après Weiss, la vraie solution de ce difficile problème.
Quant à la relation, entre le quatrième évangile et l’Apocalypse, M. Weiss pense que ces deux écrits peuvent bien être du même auteur, mais à la condition que l’on établisse entre les deux moments où ils ont été composés un intervalle suffisant pour qu’aient pu se produire, dans la pensée et dans le style de son auteur, les différences notables qui les distinguent. Si l’Apocalypse a été composée vers le commencement de l’an 70, comme le croit Weiss, et l’évangile une quinzaine d’années après, il est parfaitement possible d’admettre, comme l’ont déjà fait Hase et d’autres, que les deux ouvrages soient sortis de la même plume. La ruine de Jérusalem survenue entre ces deux écrits apparaît dans ce cas comme le moyen par lequel ont été transformées à certains égards les vues de l’apôtre.
Nous avons laissé parler le livre dont nous rendons compte ; qu’il nous soit permis, avant de passer outre, de présenter quelques observations sur les résultats que nous venons de consigner.
Ces résultats, on le voit, ne diffèrent pas essentiellement, du moins quant à leurs conséquences finales, des convictions reçues de tout temps dans l’Église. Notre premier évangile composé de 67-69, celui de Marc en 69, ainsi également avant la ruine de Jérusalem, le troisième dans la dizaine d’années qui a suivi, le quatrième vers la fin du premier siècle, tous en tout ou en partie par les apôtres et les hommes apostoliques dont ils portent le nom : voilà les convictions qu’expose le dernier ouvrage contemporain, comme résultat de l’étude la plus approfondie des nombreux travaux et des diverses questions concernant ce vaste sujet.
C’est là un fait propre à réjouir profondément ceux qu’attristent si souvent les négations contemporaines. Mais nous avons annoncé quelques observations. Voici la première. Elle porte sur la manière dont notre savant auteur suppose que les évangélistes ont manipulé les écrits qui doivent leur avoir servi de sources. Luc et Matthieu peuvent-ils réellement avoir tiré d’un même document leurs comptes-rendus si différents des mêmes faits et des mêmes discours ? Comme le dit très bien M. Beyschlag dans un article publié l’année dernière dans le journal Studien und Kritiken : « J’avoue que je ne puis concevoir comment ces deux formes si divergentes — il s’agit du compte-rendu des deux paraboles du grand festin et des talents — dans le premier et dans le troisième évangile peuvent être déduites par Weiss d’une forme unique fondamentale que les deux évangélistes auraient eue sous les yeux. Il m’est impossible de me faire une idée d’une pareille manière de composer leurs évangiles. Je puis bien me représenter que Jésus ait varié les thèmes de ses paraboles ; je puis admettre aussi que la tradition y ait introduit des modifications en les reproduisant ; mais je ne puis croire que des chrétiens fidèles et simples comme nos évangélistes, aient fait subir aux paroles du Sauveur qu’ils avaient sous les yeux dans la source apostolique (l’écrit primitif de Matthieu), de pareilles transformations. » Ce jugement qui, dans la pensée du professeur de Halle, s’applique à deux cas particuliers, nous ne voyons pas ce qui empêcherait de l’étendre à toute l’histoire évangélique, faits et discours. Quant à nous, il nous paraît plus naturel d’admettre que le recueil des Discours de Matthieu a passé tout entier et sans changement dans notre Matthieu canonique et que Luc a puisé la connaissance des paroles de Jésus à une source différente. La tradition orale qui émanait du cercle des Douze et circulait dans l’Église, sous une forme plus ou moins fixe, et dont chacun craignait d’altérer la teneur, explique tout ce que les comptes-rendus ont de commun, et en même temps permet de comprendre aussi les différences que l’on remarque dans nos récits évangéliques. Car une tradition qui se transmet de bouche en bouche, ne saurait obtenir la fixité absolue d’un récit écrit.
Ma seconde observation porte sur l’idée que se fait M. Weiss des discours mis dans la bouche du Seigneur par le quatrième évangéliste. Il ne me semble pas possible de concilier avec le respect que Jean avait pour son Maître, pour celui qu’il appelait la Parole faite chair, la liberté inouïe qu’il doit avoir apportée, d’après M. Weiss, dans la reproduction de ses renseignements. Ou bien l’auteur envisageait Jésus comme le Verbe éternel, et alors pouvait-il lui attribuer des paroles qu’il savait bien n’avoir jamais été prononcées par lui ? ou bien il ne l’envisageait pas comme tel, et alors comment pouvait-il le présenter sous ce jour à la foi de l’Eglise.
Enfin une troisième observation : M. Weiss pense qu’il s’est produit dans les vues de Jean une certaine transformation entre le moment où il a composé l’Apocalypse et celui où il a écrit l’évangile. Mais l’Apocalypse peut-elle encore être une révélation, si elle n’exprime que les vues personnelles de Jean, dans la première période de son apostolat ? Et quant à l’évangile, il faudrait admettre que Jean avait retenu dans sa mémoire d’une manière tout à fait machinale et inintelligente les pensées essentielles de Jésus, qu’il a développées plus tard dans les discours du quatrième évangile, pendant que son esprit était encore obscurci partout un reste de grossières espérances judaïques. Ce serait là un bien étrange phénomène psychologique !
Il paraît au premier coup d’oeil qu’avec de pareilles sources : un écrit de l’apôtre Matthieu, un écrit du secrétaire de Pierre, un écrit d’un compagnon de Paul, un écrit de l’apôtre ami de Jésus, nous sommes en état de reconstruire, avec certitude, l’histoire de Jésus. Quel fait de l’histoire ancienne a été consigné dans quatre récits à peu près contemporains ? Mais la critique se présente et soulève des réclamations contre le contenu de ces documents.
On se trompait déjà volontairement, dit M. Renan, dans l’entourage de Jésus, et Jésus lui-même ne pouvait résister à ce torrent qui l’entraînait. Un peu de charlatanisme n’est-il pas la condition de succès de toutes les grandes choses ? Quand un prodige devenait nécessaire pour affermir la foi des adhérents ébranlés, comme il ne se produisait pas naturellement, on le faisait, et Jésus était forcé de laisser faire. De plus, les apôtres n’avaient-ils pas un prisme sur les yeux dans les préjugés de leur temps qu’ils partageaient ?
Nous avons, répond M. Weiss, le droit de demander que tout ce qui met en suspicion le caractère moral de Jésus, soit écarté. Car il y a un fait : c’est que le renouvellement religieux et moral de l’humanité est procédé de Jésus-Christ ; et il y a une loi : c’est que le semblable procède du semblable et que l’effet ne peut essentiellement différer de la cause. De l’aimable exalté, qui se laisse par faiblesse imposer le rôle de faiseur de prodiges, de cet être moralement inconsistant, n’aurait pu sortir le renouvellement moral du monde, tel que l’a opéré et que l’opère encore Jésus-Christ.
Quant aux apôtres, ils étaient maintenus sur la ligne de la vérité par la sévère discipline qu’exerçait sur eux le caractère moral de Jésus et par l’entière consécration à Dieu de sa vie et de sa parole. A l’école d’un pareil Maître se formait en eux le sens du divin, à la puissance duquel la mémoire elle-même était soumise. Puis la forme frappante et ordinairement figurée des paroles de Jésus les rendait aisées à retenir. Enfin la teneur de nos écrits sacrés procède d’un travail commun des apôtres au moyen duquel les souvenirs de l’un étaient complétés et contrôlés par ceux des autres. Sans doute, ajoute M. Weiss, nous ne devons pas penser à une reproduction littérale des termes mêmes qu’avait employé Jésus, d’autant plus qu’il parlait en araméen. Mais la relation de nos synoptiques entr’eux prouve la fidélité générale avec laquelle l’enseignement de Jésus nous a été rapporté par les témoins de son ministère. Nous croyons que cette dernière preuve aurait une force beaucoup plus irrésistible si notre auteur, au lieu de faire procède ces écrits l’un de l’autre ou de sources écrites communes, voyait en eux des rédactions indépendantes de la même tradition apostolique.
Sans inculper le caractère de Jésus et des apôtres, une autre école critique demande si la tradition ne s’est pas faussée en passant dans l’Eglise de bouche en bouche jusqu’au moment où elle a été rédigée. Strauss pense que des faits très simples en eux-mêmes ont pris peu à peu, par les amplifications de la tradition, un caractère extraordinaire, spécialement par l’imitation de l’Ancien Testament. Car on ne voulait pas que le Messie parût inférieur aux prophètes. En se plaçant à ce point de vue, on s’efforce naturellement de faire descendre aussi bas que possible la composition de nos évangiles, afin d’agrandir l’intervalle qui sépare les faits des écrits qui les racontent, et de gagner ainsi le temps nécessaire à leur travestissement légendaire ou même mythique.
La légende se rattache à l’histoire réelle et se borne à modifier instinctivement les faits d’après l’idée qu’elle y découvre. Le mythe va plus loin : il se détache de toute base historique et revêt librement l’idée préconçue d’une forme narrative, de telle sorte que la croyance au récit imaginaire se confond avec la foi à l’idée elle-même. M. Weiss montre que ni l’une ni l’autre de ces deux formes d’altération n’est possible dans le sujet qui nous occupe. La première, celle de la légende, est exclue par la date réelle de nos évangiles et plus encore par celle de leurs sources. Trente-cinq à quarante ans ne sont pas un temps suffisant pour le travestissement légendaire d’une histoire universellement connue. Car un grand nombre de ceux qui en ont été les témoins, sont encore là présents, comme saint Paul le rappelle dans la première épître aux Corinthiens, écrite un quart de siècle après l’Ascension, en parlant des cinq cents personnes qui avaient assisté à l’une des apparitions de Jésus ressuscité. M, Weiss eût pu ajouter ici que l’intervalle entre la vie de Jésus et la composition de nos évangiles n’a point été un espace vide, dans lequel l’imagination ait pu se donner carrière, comme on se le représente fréquemment. La place était prise et complètement remplie. Comment ? Par la tradition émanant de ceux que Jésus avait expressément choisis pour lui servir de témoins après son départ. Ce que nos évangiles nous racontent par écrit, n’est pas le produit de 50, 60, 80 ans d’amplifications toujours croissantes ; c’est – comme le montre d’une manière frappante la relation entre nos récits synoptiques – c’est le simple contenu de la tradition orale formulée par les apôtres dès les jours qui suivirent la Pentecôte, et sur laquelle leur présence exerçait un continuel contrôle. Quant aux dates tardives assignées par quelques critiques à la composition de nos évangiles, elles ont été successivement rectifiées. Aujourd’hui Hilgenfeld, disciple de Baur, pense que la composition de nos évangiles a dû se terminer au moment où Baur la faisait commencer ; Volkmar, qui appartient à la même école, place la composition de Marc en l’an 73, trois à quatre ans seulement après la date qui lui est assignée par M. Weiss.
Quant au mythe, il est exclu par les mêmes raisons. M. Weiss en ajoute d’autres encore. La formation du mythe suppose dans la conscience de ses auteurs un état de naïveté en quelque sorte enfantine. Or tel n’était pas l’état de la conscience juive à cette époque ; elle était au contraire en lutte violente avec elle-même, à la suite de l’apparition d’un homme qu’un grand nombre proclamaient le Messie, mais dont l’histoire répondait si peu à l’attente nationale. M. Weiss se livre à une réfutation détaillée du Système de Strauss. Mais, comme Strauss y a renoncé lui-même dans son second ouvrage sur la vie de Jésus, nous croyons pouvoir nous borner à ce peu de mots sur ce sujet.
L’explication mythique a bientôt été remplacée par l’hypothèse de l’invention réfléchie due à Bruno Bauer qui vient de mourir, et développée exégétiquement par Volkmar, professeur à Zurich, Les faits de la vie de Jésus ne sont plus des mythes instinctifs, des créations de la foi. Ce sont des allégories didactiques inventées de sang-froid. La spéculation crée avec réflexion une histoire fictive dans le but d’exprimer populairement un certain nombre de vérités religieuses ou philosophiques. Mais on ne peut s’empêcher de sourire en voyant les tours de force auxquels cette méthode d’allégorisation effrénée conduit ses auteurs. Eux-mêmes ne tombent point d’accord entr’eux sur le contenu didactique des faits qu’ils veulent ainsi expliquer. Et à mesure qu’ils cherchent à rendre compte des détails du fait, l’idée centrale qui doit en avoir provoqué l’invention, s’évanouit. Comment admettre d’ailleurs qu’une histoire inventée à plaisir eût pu obtenir créance en Palestine, en Grèce jusqu’à Rome, et cela vers l’an 73, lorsqu’une foule de contemporains vivaient encore ? Les évangiles dits apocryphes offrent ici un point de comparaison remarquable. Le Protévangile de Jacques raconte la vie de la vierge Marie ; l’évangile de Thomas décrit en détail l’histoire de l’enfant Jésus jusqu’à l’âge de douze ans ; les Actes de Pilate rattachent à une simple harmonie de l’histoire de la Passion des récits imaginaires sur certains personnages dont on ne sait absolument rien, et enfin le tableau poétique de la descente aux enfers. Les auteurs de ces fictions ont donc senti qu’ils ne pouvaient pas essayer d’inventer à neuf dans les parties de l’histoire évangélique universellement connues et qu’ils devaient se borner à remplir certaines lacunes dans cette histoire. Ce fait à lui seul renferme la démonstration de la réalité de l’histoire de Jésus. On ne compose pas une histoire de fantaisie sur une histoire contemporaine, connue de tout le monde. Et ne serait-il pas étrange en vérité que l’événement d’où date l’ère nouvelle de l’humanité, dût se réduire (comme l’a dit plaisamment un critique du système de B. Bauer) à cette seule ligne : En ce temps il arriva… que rien n’arriva.
Mais n’y a-t-il pas dans l’histoire évangélique tout un ordre de faits qui la rendent suspecte aux yeux des hommes éclairés de notre siècle ? Nous voulons parler des miracles de Jésus et du caractère unique et surhumain attribué à sa personne. L’intervention d’une cause surnaturelle dans l’enchaînement indissoluble des causes et des effets physiques et psychologiques, est-elle admissible au point de vue de la science actuelle ? Et surtout un miracle, quel qu’il soit, ne serait-il pas un aveu d’imperfection de la part du Créateur qui devrait après coup retoucher son œuvre et reconnaître ainsi lui-même qu’il l’a dès l’abord mal ordonnée ? Or, si le miracle est impossible, que devient l’histoire de Jésus qui en est pleine ? Et quant à la personne de Jésus lui-même, Strauss n’a-t-il pas eu raison d’en nier le caractère historique au nom de cette axiome appuyé par l’expérience : L’idée ne déverse pas toute sa richesse dans un seul individu ?
On peut discuter assurément sur la réalité de tel ou tel miracle attribué à Jésus et se demander si un fait tout naturel, mais mal compris ou mal rapporté, n’a pas été parfois l’occasion du récit miraculeux. Mais même dans ce cas il faut bien dire avec Weiss que, si un événement tout naturel de la vie de Jésus a été présenté comme miracle, c’est qu’il y avait assez de miracles réels dans cette vie pour donner à tout l’ensemble le caractère miraculeux. De plus, Jésus lui-même était là pour empêcher que cette activité étonnante de tous les moments, à laquelle il se voyait appelé, ne fût comprise et présentée par les siens sous un faux jour. D’après les trois récits de témoins oculaires, les Discours de Matthieu, les Mémoires de Pierre, l’évangile de Jean, le miracle a été l’œuvre journalière de Jésus ; il a fait partie de l’accomplissement ordinaire de son activité compatissante et miséricordieuse. Il appartient à son œuvre de salut. Quelle différence n’y a-t-il pas sous ce rapport entre les miracles évangéliques et le surnaturel, tel qu’il se présente dans les évangiles apocryphes dont nous venons de parler ? Ici, comme dit M. Weiss, c’est l’art de faire l’impossible se produisant pour se produire. Le caractère fictif du récit s’étale au grand jour, un monde fantastique surgit. C’est la vierge Marie qui fait sept pas à l’âge de sept mois ; ce sont les étendards romains qui s’inclinent devant le saint enfant. Cet enfant lui-même est un être colère, rancuneux, vantard, un petit Dieu omnipotent qui blesse, métamorphose et tue. Il possède la toute-science, non moins que la toute-puissance, et ne s’occupe qu’à en faire l’exhibition, au désespoir de tout ce qui l’entoure, en particulier de ses pauvres maîtres qui essaient de l’instruire de ce que l’enfant sait déjà comme Dieu et que le pauvre instituteur ne comprend point, tandis que l’enfant pour le confondre fait étalage de connaissances mystérieuses qui en réalité n’ont aucun sens.
Quel rapport y a-t-il entre ce surnaturel et celui de nos évangiles, où toute force est attribuée à Dieu seul et où Jésus n’accomplit le miracle que comme oeuvre de sainteté et de miséricorde, au service de sa tâche de Sauveur ? Pourquoi donc en dedans de l’enchaînement des causes et des effets naturels une cause supérieure ne pourrait-elle pas produire un effet qui ne résulte pas de cet enchaînement ? Naturellement un fait de ce genre n’est pas admissible au point de vue panthéiste ou matérialiste ; mais on n’en saurait démontrer l’impossibilité au point de vue théiste. Qui peut méconnaître une intervention supérieure et continuelle, sinon dans les événements isolés de l’histoire, au moins dans leur combinaison et leur coopération en vue d’un but déterminé ? Cette causalité surnaturelle — c’est bien ainsi qu’il faut la désigner, si nous ne voulons pas recourir au mot de hasard — se manifeste incontestablement dans cette conduite générale des événements ; et pourquoi ne pourrait-elle pas le faire également, s’il y a lieu, dans un événement particulier ? Serait-il vrai qu’en agissant ainsi elle se corrige elle-même ? Mais la tradition des témoins oculaires qui nous raconte les miracles de Jésus, ne présente point les faits comme rentrant dans le développement naturel de l’humanité, institué par la création première. Elle nous déclare qu’ils appartiennent à une économie de salut. Le terme même de salut implique que le développement du monde a pris une direction anormale, que l’homme s’est éloigné du but, au lieu de s’en rapprocher, qu’il est désormais incapable de réaliser sa destination. Cette tradition suppose donc qu’il ne s’agit pas seulement dans cette œuvre d’un bel idéal à réaliser, d’un sublime spectacle à présenter, auquel on pourrait au besoin renoncer, mais bien d’un salut ou d’une perdition.
S’il y a un moment dans l’histoire de l’humanité où l’intervention spéciale de la causalité surnaturelle qui dirige habituellement la marche des choses, soit motivée, n’est-ce pas celui-ci ? Dès que nous comprenons le plan de l’histoire du monde comme un décret de l’amour éternel, rien ne nous empêche de reconnaître que l’action de cette Providence qui conduit l’homme au but voulu, même en dépit de son développement faussé, a éclaté ici dans un suprême acte de grâce.
L’axiome de Strauss que l’idée ne peut se manifester tout entière dans un exemplaire unique mais qu’elle a besoin pour cela de la collectivité de la race, est une supposition a priori, nullement une maxime scientifique. Y a-t-il dans l’histoire un point culminant où l’idéal soit devenu réalité…, ce n’est pas à la philosophie, c’est à l’histoire seule à décider cette question.
S’il est vrai que de Jésus soit sorti un mouvement qui a remporté la victoire sur la vie du monde et dont le dernier terme s’annonce comme devant être là parfaite réalisation de l’idéal moral de l’humanité, il faut bien que l’impulsion première de ce mouvement soit due à la réalisation de cet idéal en la personne de son auteur. Car l’effet doit être latent dans la cause.
Mais qu’on ne s’y trompe pas : Strauss a raison en un point. Si un pareil fait a réellement eu lieu, il constitue un miracle au sens absolu du mot ; et d’aucune manière on ne peut l’expliquer par les facteurs naturels de l’histoire. Il est contradictoire de prétendre maintenir le caractère unique de l’apparition de Jésus, tout en se défendant contre l’idée du miracle, dans le sens propre du mot. La notion du miracle dit relatif, c’est-à-dire d’un effet extraordinaire qui serait le produit d’une cause naturelle échappant à notre connaissance actuelle, est impuissante à expliquer l’apparition qui réalise l’idéal moral. Ici se pose sans moyen-terme possible la question du miracle. Et que l’on ne s’imagine pas non plus pouvoir poser avec Schleiermacher le caractère surnaturel de l’apparition elle-même, en niant ses effets surnaturels dans l’histoire. Le miracle de l’apparition de Jésus une fois reconnu, les miracles particuliers en découlent comme ses effets naturels. A l’expérience seule il appartient de décider ce que sera une histoire dont le premier terme est dû à l’intervention divine.
Une grande difficulté attend l’historien de la vie de Jésus au début de sa tâche. Se dégagera-t-il absolument de toute idée préconçue, même des présuppositions de la foi, pour se jeter dans cette impartialité absolue que Strauss lui-même a déclarée impossible et qui semble pourtant la condition d’une étude vraiment scientifique ; ou bien apportera-t-il dans son travail un cœur plein de foi et avec lui des solutions toutes faites et des conclusions formulées à l’avance ? M. Weiss s’est posé cette question. Il pense qu’il y a dans la contemplation de l’histoire du monde ouverte à tous et dans la propre expérience de chaque homme, des présuppositions positives qu’il serait peu scientifique de renier pour rendre l’étude du sujet plus scientifique. Ainsi le chrétien ne saurait faire abstraction de cette supposition que l’événement, par lequel la vraie religion a été fondée sur la terre, est unique par sa nature même. Sans doute il ne faudra pas, en partant de là, se construire a priori une image de la personne et de la vie du Christ ; mais d’autre part il sera bien permis de conclure de là que, si dans les documents qui racontent son histoire, se présentent des faits d’un genre unique, il ne faut pas pour cela les rejeter comme impossibles. Ainsi l’on ne devra pas, parce qu’en Jésus nous est présenté le tableau d’une relation unique avec Dieu, déclarer avec Strauss ce tableau fictif. Il faut simplement apporter à cette étude un emploi fidèle et une intelligence sympathique des sources. Cette sympathie a manqué à bien des égards à M. Renan ; voilà pourquoi il a écrit un roman au lieu d’une histoire. D’une telle sympathie ne résulte point l’exclusion de la critique ; c’est elle seule au contraire qui permet d’exercer la critique d’une manière vraiment impartiale ; car la foi chrétienne ne tombe pas avec un détail de la vie de Jésus. La foi s’attache au témoignage apostolique, qui a pour objet le salut opéré par les deux grands faits de la mort expiatoire de Jésus et de sa résurrection triomphante. Elle reste indépendante des faits de détail qui remplissent la vie de Jésus. Nous pourrions ignorer la plus grande partie de ces faits sans que la foi fût compromise, ceci soit dit sans affaiblir en aucune manière l’importance qu’a pour nous la connaissance détaillée de cette vie, mais uniquement pour expliquer jusqu’où peut aller la liberté scientifique du théologien croyant.
A la supposition du caractère unique de l’histoire de Jésus, le théologien croyant ajoutera naturellement la conscience d’un fait qu’il trouve dans l’expérience de sa propre vie, du fait du péché. Là est la clef d’une telle histoire S’il est vrai que le développement de l’humanité ait sérieusement dévié, si cette déviation est de nature à conduire l’homme à sa ruine, si l’humanité ne possède pas en elle-même les forces nécessaires pour se replacer dans la bonne direction, ou pour opérer l’expulsion de la maladie qui a pénétré dans son sang, alors il n’y a plus à s’étonner des caractères extraordinaires du fait qui a été le signal de la guérison, et par lequel les forces du relèvement ont pénétré de nouveau dans l’homme. L’expérience du péché fait comprendre pourquoi celui qui devait ramener tous les autres à leur vraie destination, ne pouvait remplir cette tâche qu’à la condition d’être un personnage unique, c’est-à-dire de réaliser en lui, le premier, l’idéal religieux et moral de l’humanité. Un tel miracle n’apparaît plus comme un acte accidentel et arbitraire, mais comme la manifestation nécessaire de la Providence divine qui, malgré l’abus que l’homme a fait de sa liberté, persévère à le conduire au but fixé à l’avance. Ce miracle ainsi compris n’appartient pas à la marche ordinaire des choses ; il fait partie d’une histoire spéciale, supérieure, qui traverse tout du long l’histoire de l’humanité, redressant ce qui est faussé, guérissant ce qui est malade, sauvant ce qui est perdu. Cette histoire particulière n’a pas commencé avec l’apparition de Jésus seulement. Elle a sa préparation dans celle du peuple d’Israël. C’est ici que par des manifestations de Dieu, aussi bien dans le domaine de la nature que dans celui de l’esprit, l’humanité a été préparée à la crise suprême de guérison que devait amener enfin la venue du Christ. Cette venue n’est donc point un fait isolé : elle est, avec les miracles particuliers qui l’ont accompagnée, le point culminant d’une histoire dont les racines plongent jusque dans les profondeurs de l’éternité et dont les effets s’étendent jusqu’à la consommation finale des choses. Cette histoire-là déborde toute histoire et en avant et en arrière. C’est l’histoire d’un fait auquel tendait le passé et qui, quoique passé, n’en est pas moins un fait présent ; car il a abouti à l’élévation d’un Glorifié dont l’action souveraine est en ce moment encore la joie et la force de tout chrétien, la source de la vie dont vit, consciemment ou inconsciemment, l’Eglise entière.
Ce sont là quelques-unes des idées énoncées dans le Livre d’introduction de l’écrit que nous annonçons. Nous avons senti le besoin de faire connaître à la France l’ouvrage de M. Weiss. Nous l’avons fait avec liberté, sans nous assujettir à la lettre, mais en nous inspirant toujours de l’esprit de l’auteur. A cette heure où l’Eglise Réformée de France nous paraît dévier avec une si étonnante rapidité de la voie où ses pères ont déployé les vertus les plus héroïques, il nous semble que c’est le moment de lui rappeler que le moyen de gagner le siècle n’est pas de s’incliner devant lui et de lui céder pas à pas le terrain, mais de lui tenir tête hardiment et de se redresser en face de lui de toute la hauteur du fait divin que l’Eglise a pour mission de proclamer.
Il arrive parfois que, dans un voyage en chemin de fer, on croit se retrouver tout à coup au même point par lequel on avait passé quelques quarts d’heure auparavant. Voilà le même vallon, le même cours d’eau qui l’arrose en serpentant, le même village suspendu au versant de la montagne, — seulement l’horizon paraît plus libre, la vue plus étendue ; qu’est-il arrivé ? La voie a gravi par quelques vastes contours une rampe ardue, et le train vient d’atteindre le point qui se trouve précisément au-dessus de celui dont l’aspect nous avait frappé précédemment. De là l’analogie, mais aussi la différence des deux points de vue. Combien de fois n’en est-il pas ainsi en théologie ! On en revient, après de longues investigations, à trouver les antiques témoignages bien plus dignes de foi et les antiques convictions bien mieux fondées qu’on ne l’avait un moment supposé. Seulement le point de vue ancien est devenu nouveau ; on possède mieux ce que l’on admettait jadis. On comprend plus largement la relation de ce qu’on sait avec l’ensemble des connaissances humaines, et une foule d’hypothèses, qui paraissaient encore des possibilités ouvertes à la discussion, sont maintenant écartées, fermées. Heureux moment dans le progrès de la connaissance religieuse, que celui où éclate ainsi de nouveau, après un douloureux divorce, l’accord entre la science la plus étendue et la plus profonde, et les données de la simple foi ! Pour goûter souvent cette joie, il ne faut au théologien que les deux convictions expérimentales dont nous a parlé notre auteur : celle du caractère unique de l’apparition et de l’œuvre de Jésus, et celle du péché qui vicie toute vie humaine et la nôtre propre. Dans ces conditions, le divorce entre la pensée et la foi ne saurait être de longue durée.