L’Angleterre nous offre un tout autre spectacle que les Églises réformées du continent. Pendant tout le cours du dix-septième siècle elle vit renfermée en elle-même, et ce n’est qu’au dix-huitième siècle, qu’elle exerce sur l’Allemagne une influence sérieuse. Nous n’y retrouvons pas ce développement rigoureux des systèmes théologiques, qui nous a frappé en Allemagne, en France et en Hollande. Pas plus en Angleterre qu’en Écosse et en Irlande, la théologie scolastique et l’orthodoxie savante n’ont pu jeter des racines sérieuses et durables. Après avoir reçu du continent les principaux éléments de la théologie évangélique, sous la double forme de l’orthodoxie calviniste et des principes de l’école de Mélanchthon, la réforme anglaise porte toute son attention sur les questions religieuses, sociales, politiques, ecclésiastiques et liturgiques. Il en résulte que l’hétérodoxie y revêt bientôt un caractère marqué de dissidence et de schisme. Nous pouvons, en effet, observer que les controverses prennent un caractère plus accentué d’animosité et de lutte dans les domaines de la vie réelle que sur le terrain de la pensée pure, et comme aucune des tendances rivales ne songe à rechercher les principes mêmes de leurs divergences, il en résulte qu’elles ne peuvent jamais parvenir à se rapprocher, ou tout au moins à se comprendre et à réaliser dans leur sphère la loi générale et providentielle du développement historique. Cette tendance pratique qui est plus du domaine de l’histoire ecclésiastique que de l’histoire de la théologie, accorde aux questions, qui touchent aux rapports entre l’Église et l’État, une telle importance, que la vie tout entière de l’Église peut s’en trouver fortement atteinte. On doit cependant reconnaître que les mêmes questions théoriques, source de tant de polémiques et de discussions sur le continent, ont aussi préoccupé les Anglais du dix-septième siècle, quoique sous une autre forme. C’est bien toujours en gros le même problème des rapports entre l’autorité et la liberté, qui, grâce à leurs luttes et à leurs réactions réciproques, s’efforcent d’arriver à une synthèse, en apparence irréalisable. Les diverses écoles théologiques du continent ont pris en Angleterre la forme de sectes rivales, et ont donné à leurs discussions une direction éminemment pratique.
La plus grande controverse de cette période fut celle qui s’éleva entre deux tendances, qui professaient les mêmes principes dogmatiques, l’Église anglicane épiscopale et l’Église écossaise presbytérienne, fondées et constituées, celle-ci par John Knox et par Melville, celle-là sous Elisabeth par Richard Hooker et par l’archevêque ! Whitgift. Ces deux Églises, dont l’une prenait pour point de départ l’idée de l’unité de l’Église, tandis que l’autre y arrivait par un enchaînement logique et progressif d’institutions, dont la paroisse était le point de départ, s’attribuèrent toutes les deux l’infaillibilité et l’institution divine[a]. Il en résulta, surtout depuis l’union de l’Angleterre et de l’Écosse sous le sceptre de Jacques Ier en 1603, les luttes politiques et religieuses les plus violentes et les plus passionnées. La période la plus désastreuse fut celle qui s’étend de 1638 à 1689, période, qui vit les deux partis successivement vainqueurs et vaincus, épuisés tous les deux et démoralisés par leur violence même, période, qui aboutit enfin au triomphe en Angleterre d’un épiscopalisme hiérarchique et pseudo-catholique, et en Écosse d’un presbytérianisme théocratique accentué. Le fruit de ces luttes ardentes, suivies de la réaction corruptrice du règne de Charles II, fut un déisme froid et vide, dont le triste règne se prolongea jusqu’en 1750.
[a] Voir Conf. anglic, art. 31. Westminster, 25, 30, 31.
L’histoire nous permet d’expliquer les causes diverses qui firent naître les tendances et les luttes des partis. Ce furent les communes, qui introduisirent par la force les principes de la Réforme en Écosse ; après avoir lutté avec énergie contre les pouvoirs politiques, tandis ; qu’en Angleterre cette réforme fut l’œuvre de Henri VIII et d’Elisabeth, qui transformèrent les évêques en des vassaux aussi puissants que dociles de la couronne. Les débuts de l’œuvre évangélique revêtirent dans les deux pays une couleur luthérienne prononcée. Hamilton, Alésius et les autres théologiens Ecossais avaient fait leurs études à Wittemberg. Ce ne fut qu’à partir de 1544, que, sous l’influence de Wishart, les Ecossais se rapprochèrent des Suisses, et que John Knox, l’un des élèves les plus distingués et les plus convaincus de Genève, fonda (1557) avec le concours de la noblesse un traité d’alliance ou Covenant, pour défendre jusqu’à la mort la cause du Seigneur et pour lutter contre l’idolâtrie. En 1560 eut lieu la première General assembly, qui publia la confession de foi écossaise et le livre de discipline. Les premiers réformateurs de l’Angleterre, l’archevêque Thomas Cranmer et autres avaient, eux aussi, étudié en Allemagne, mais l’influence de Martin Bucer et de Pierre Martyr imprima une nouvelle impulsion aux esprits.
Ce qui donne à ces controverses pratiques la valeur d’une lutte de principes, c’est le conflit qu’elles manifestent entre l’école, qui veut l’affirmation pure et simple du principe évangélique, et la tendance, qui attache une importance exclusive au maintien de la tradition dans les questions d’organisation et de culte. L’épiscopalisme cherche à ne rompre avec le passé que dans la mesure du strict nécessaire, qui lui est imposé par son respect pour l’Évangile remis en lumière. Il rattache étroitement le principe de l’action continue du Saint-Esprit sur l’Église de Christ à la succession apostolique des évêques. Bien qu’il n’ose pas conserver à l’ordination le caractère catholique d’un sacrement, il n’en cherche pas moins à envisager le clergé comme l’organe providentiel des révélations divines. Le presbytérianisme, au contraire, ne craint pas de rompre avec toute la tradition, et de remonter directement à la tradition du Nouveau Testament, qu’il envisage au point de vue strictement légal et théocratique comme un code officiel et obligatoire, dont l’économie juive a été le type.
Les deux tendances rivales relèguent également dans l’ombre le principe matériel, les Ecossais, en n’envisageant le Nouveau Testament qu’au point de vue légal, et en ne laissant pas à l’Église pénétrée de l’Esprit de Dieu et à la liberté évangélique des chrétiens de tous les siècles le droit et le soin d’en appliquer les principes sous la forme la mieux adaptée aux besoins et aux tendances de chaque époque ; les anglicans, en donnant à leur conception particulière la valeur d’un principe immuable, en réservant le droit de prononcer sur la doctrine au clergé, et surtout aux évêques, en témoignant une méfiance excessive pour les droits des simples fidèles, enfin, en exigeant des simples pasteurs à l’égard des évêques une obéissance égale à celle que les simples prêtres de l’Église romaine jurent d’observer au jour de leur ordination. Les Ecossais et les anglicans transformèrent ainsi l’organisation ecclésiastique en un article de foi nécessaire au salut.
Les trente-neuf articles de l’Église anglicane sont conformes dans le domaine du dogme aux principes fondamentaux de la réforme évangélique, et reproduisent ses enseignements sous une forme modérée et adoucie. La doctrine des sacrements s’y rapproche plus du type réformé que du type luthérien. Mais ces principes évangéliques sont étroitement rattachés à d’autres théories, qui développent des tendances ecclésiastiques et rituelles, héritage du moyen âge, inspirées par un tout autre esprit. Ces dissonances intérieures ont travaillé pendant trois siècles l’Église anglicane, et y ont provoqué la vie en même temps que l’esprit de discussion et de controverse. Le culte et l’épiscopat de l’Église anglicane devaient entraîner naturellement bien des esprits du côté du catholicisme, et c’est ce qui a eu lieu à trois reprises différentes depuis les premiers jours de la Réforme. La première tentative embrasse les règnes d’Elisabeth et des deux premiers Stuarts et les tendances ultrahiérarchiques des évêques et archevêques Jewell, Hooker, Whitgift, Bancroft et Laud. La seconde tentative eut pour chefs l’archevêque Hicks, et Dodwell, né en 1641, mort en 1711 ; ce dernier professait que les sacrements communiquent seuls l’immortalité à l’âme humaine, que seule l’ordination sacerdotale permet aux prêtres d’administrer les sacrements avec efficace et d’enseigner la doctrine chrétienne, que l’imposition des mains par les évêques communique aux prêtres le Saint-Esprit depuis les temps apostoliques, sans que l’on ait à tenir compte de la piété et du mérite de ceux qui l’ont reçue, enfin, que les enfants baptisés par des pasteurs, qui ont reçu la consécration dissidente, ne doivent pas être considérés comme chrétiens. La troisième tentative enfin, ou puséysme, date de notre époque.
La prétention des évêques de ranger tous les esprits sous l’uniformité d’une même foi et d’une seule Église provoqua en Angleterre même une opposition énergique et passionnée. La liberté du chrétien et le droit de toute âme sincère d’affirmer sans réserve les principes de la Réforme devinrent le mot d’ordre de plus d’une âme sérieuse, et la devise des partis politiques eux-mêmes. Elisabeth avait rendu en 1562 l’acte de conformité, qui menaçait de la déposition et de la prison tous ceux qui refusaient d’admettre l’épiscopat et la liturgie anglicane. Cet édit éprouva la plus vive résistance de la part des non-conformistes, qui trouvèrent un appui moral sérieux dans le presbytérianisme écossais. On put même se demander jusqu’à l’avènement de Cromwell, lequel des deux systèmes l’emporterait, du système épiscopal ou du système presbytérien. Mais la controverse fut envenimée et le libre essor des esprits entravé par des causes multiples, que nous pouvons résumer sous deux chefs principaux : union étroite au sein des deux partis de l’élément politique et de l’élément religieux, fruit du trop peu d’attention accordée au principe évangélique, et la tractation légale du principe d’autorité, que les anglicans croyaient avoir trouvé dans la hiérarchie et dans la tradition, les presbytériens dans la lettre légale de la Bible, et spécialement du Nouveau Testament. Les Suisses, et en particulier Bullinger, consultés par les divers partis sur la question de savoir si des cérémonies, qui avaient été associées pendant des siècles à des pratiques superstitieuses, pouvaient être considérées comme adiaphora et imposées par le pouvoir civil à l’acceptation des ecclésiastiques, répondirent avec une modération, qui ne put calmer les murmures des mécontents (1564-1574). Les non-conformistes persécutés constituèrent une Église séparée sur le modèle des Églises suisses. Des conventicules prirent naissance à partir de 1568, et se donnèrent une organisation presbytérienne. Le principal chef du mouvement fut Thomas Cartwright, de Cambridge. Ce parti réclamait l’autonomie de l’Église, l’égalité de tous les ecclésiastiques, l’abolition des liturgies obligatoires, la valeur légale du code mosaïque pour les princes chrétiens eux-mêmes, enfin l’institution d’un conseil presbytéral pour chaque paroisse, mais sans lien synodal. Comme on le voit, le parti presbytérien anglais revêtit de bonne heure la forme indépendante ou congrégationaliste, et emprunta son organisation ecclésiastique à la Bible, qu’il réduisit à la simple idée d’un code.
Whitgift, archevêque de Cantorbéry (1583-1604), poursuivit avec la dernière rigueur les partisans d’une Église nationale presbytérienne, que son prédécesseur Gindal avait considérés dans un esprit de conciliation chrétienne comme des petites Églises dans l’Église. Les baptistes et les brownistes indépendants se virent exposés aux plus cruelles persécutions. Bien qu’il enseignât la prédestination absolue et qu’il fût animé à l’égard des arminiens des sentiments de l’intolérance la plus absolue, Whitgift se vit contraint par ordre de la reine d’interdire toute prédication sur ces questions. Par une curieuse ironie du sort, les neuf articles, dits de Lambeth, qu’il avait rédigés pour la défense du calvinisme rigide, devinrent, à partir de 1620, la confession de foi des puritains, ses victimes, tandis que le parti de la haute Église, dont il avait été le premier chef, professa bientôt l’arminianisme qu’il avait en horreur. La théorie rigide du sabbat juif, professée par Bound dans son Traité du Sabbat, devint le mot d’ordre des puritains, tandis que Bancroft assignait à l’épiscopat la valeur d’une institution divine[b].
[b] Schœll, Article Puritaner dans Herzog’s Realencyclopædie. Macaulay, Histoire d’Angleterre.
Jacques Ier, fils de Marie Stuart, se vit à son avènement au trône d’Angleterre, en 1603, acclamé par les puritains anglais, qui l’avaient vu avec joie donner en 1592 la sanction royale au presbytérianisme, quand il n’était encore que Jacques VI d’Écosse. Mais il se hâta de proscrire un régime qui n’avait pu que blesser en lui les prétentions d’un roi de droit divin et le cœur du fils de Marie Stuart. Il déclara que l’Église anglicane tenait le juste milieu entre le papisme et le puritanisme, qu’elle possédait à la fois la tradition apostolique et la vraie catholicité, et il voulut en faire l’instrument de ses prétentions au pouvoir absolu. Bancroft, nommé archevêque de Cantorbéry, imposa aux puritains le joug de fer de ses constitutions ecclésiastiques, qui provoquèrent la révocation de plus de deux mille pasteurs. Le roi haïssait dans le presbytérianisme le principe de la souveraineté populaire ; ses sympathies et ses haines imprimèrent aux partis religieux un cachet politique très marqué. La faveur que le roi accordait au papisme, et ses tentatives d’imposer à l’Écosse le système épiscopal, amenèrent le browniste Jean Robinson à assurer la liberté religieuse et politique de ses compatriotes par une émigration en masse dans l’Amérique du Nord. Les premiers puritains émigrés de 1620 se virent suivis jusqu’en 1635 par plus de vingt mille de leurs compatriotes, et fondèrent sur le libre sol de l’Amérique une république affranchie du joug de la hiérarchie et de l’État, organisée sur le modèle de l’Église apostolique, et soumise à la loi rigoureuse du sabbat juif.
Le roi haïssait tellement la piété sérieuse, qu’il ne craignit pas d’obliger tous les pasteurs et évêques à recommander du haut de la chaire aux fidèles le livre des jeux et divertissements qu’il avait fait rédiger sous ses yeux. Aussi les puritains, en butte aux railleries d’une cour frivole et d’une populace grossière, se laissèrent-ils entraîner par esprit d’opposition à une piété sombre et farouche, qui les amena à fouler aux pieds toutes les institutions de l’État et de l’Église. Ces tendances extrêmes donnèrent naissance à un puritanisme démocratique, qui allait bientôt engager contre l’épiscopat une lutte à outrance.
Charles Ier, qui crut les puritains réduits pour jamais au silence, ne craignit pas d’attaquer ouvertement, à partir de 1625, les libertés politiques de l’Angleterre et de protéger les cérémonies du catholicisme. Des prélats courtisans prêchèrent la doctrine de l’obéissance passive et voulurent contraindre, sous la menace des peines de l’enfer, les fidèles à se soumettre aveuglément aux caprices d’un pouvoir arbitraire. L’archevêque Laud travailla à faire disparaître par une persécution impitoyable les derniers débris des puritains, et Charles Ier traita l’Écosse presbytérienne en pays conquis.
Ces mesures arbitraires transformèrent l’agitation des esprits en une révolte ouverte. Les Ecossais se soulevèrent quelques jours après l’introduction de la liturgie anglicane à Edimbourg, et signèrent en 1638 le covenant pour la défense de la pure doctrine. Pendant que les chefs ecclésiastiques de l’opposition examinaient dans l’assemblée de convocation les dix-sept canons dans lesquels étaient professées les doctrines de la suprématie royale, de l’obéissance passive, et de l’institution divine de la hiérarchie, l’opposition gagnait du terrain en Angleterre. Le long parlement de 1640 fut le point de départ de la grande révolution. Il rendit un arrêté qui supprimait les canons de Laud et accordait aux puritains la liberté de conscience. Il se vit amené par la force des choses à aller plus loin ; comme l’épiscopat avait tout entier embrassé le parti du roi, et ne pouvait que triompher ou tomber avec lui, il fut supprimé, et l’assemblée de Westminster[c] promulgua le 1er juillet 1643 une nouvelle organisation ecclésiastique, qui devait s’étendre sur toute l’Angleterre. Usher proposa l’union des presbytériens et des anglicans dans un système ecclésiastique mixte, mais le roi et ses évêques voulurent le maintien pur et simple de leurs prérogatives, tandis que de leur côté les Ecossais entendaient introduire en Angleterre le presbytérianisme sans aucune modification. Mais le parlement se montra hostile à une indépendance aussi absolue de l’Église vis-à-vis de l’État. Les nombreux partis qui y étaient représentés, à l’exception des dissidents exclus et des évêques qui s’étaient retirés, furent d’accord pour signer un traité d’alliance avec les Ecossais, mais échouèrent devant l’opposition du roi et de la majorité de la chambre haute. Quand la guerre civile éclata, l’une des armées du parlement se vit énergiquement soutenue par les Ecossais, et Olivier Cromwell à la tête de ses côtes de fer exerça bientôt une influence décisive sur la marche des affaires. Son triomphe fut celui d’un nouveau principe, également hostile aux presbytériens et aux anglicans, le principe indépendant.
[c] Voir Niemeyer, Puritanorum libri symbolici, Lipsiæ, 1840, et en particulier Confessio fidei Westmonasteriana.
Cromwell n’aimait pas plus l’uniformité presbytérienne, que la hiérarchie épiscopale. Au lieu d’assurer le triomphe d’un des partis qui se disputaient la prépondérance, il travailla à asseoir sur leurs ruines un parti qui lui était dévoué par sympathie religieuse aussi bien que politique, et qui, bien qu’il n’ait jamais joué qu’un rôle éphémère, est digne cependant d’une attention sérieuse. Ce parti réclamait la piété intérieure de l’âme, sans exiger l’uniformité absolue du culte et de la croyance chez tous ses membres. Il voulait accorder la liberté de conscience aux anabaptistes eux-mêmes, affirmait l’égalité des droits politiques à côté de l’inégalité religieuse, il contraignit même le parlement à reconnaître les droits religieux et politiques des indépendants.
Le parlement proclama, il est vrai, en 1646, l’établissement en Angleterre d’une constitution presbytérienne mitigée, mais cette constitution n’entra jamais dans les faits, et échoua devant les résistances combinées du catholicisme, de l’épiscopat, des indépendants, et du parlement lui-même. Le pouvoir commençait[d] déjà à passer du côté de l’armée, qui réunit un parlement nouveau selon son cœur, et en grande partie composé de soldats et d’indépendants. L’histoire politique nous fait connaître les conséquences de cette nouvelle mesure, la captivité et le supplice de Charles Ier, le protectorat d’Olivier Cromwell (1653), et le désordre religieux porté à son comble. Le pouvoir extérieur et matériel appartenait dès lors au parti indépendant. Toutefois la réalité des faits ne répondait pas aux apparences ; le catholicisme comptait encore plus d’un partisan secret, l’épiscopat martyr avait des adhérents dans tous les comtés de l’Angleterre, le presbytérianisme écossais haïssait les indépendants plus cordialement encore que les papistes, et le parlement anglais, en s’arrogeant tout pouvoir sur l’Église, menaçait de l’assujettir à un joug plus pesant encore que celui de Laud.
[d] Voir l’Histoire de la Révolution d’Angleterre, par Guizot. Trois siècles de luttes en Écosse, par Merle d’Aubigné.
Le parti indépendant se vit bientôt lui-même déchiré par ses dissensions intestines. Les plus modérés réclamaient l’indépendance de l’Église vis-à-vis de l’État, et de chaque communauté par rapport aux autres Églises. Ils acceptaient le principe formel de la Réforme, et apportaient dans l’organisation ecclésiastique le même esprit judaïque et légal que les Ecossais, tout en professant les doctrines fondamentales du salut. Quelque grand que fût leur amour de la liberté, ils se bornaient à réclamer l’affranchissement de toute tradition ecclésiastique, et leur piété individuelle cherchait sa nourriture dans les enseignements scripturaires, à l’exemple de tous les chrétiens évangéliques, qui acceptent le principe matériel de la Réforme. Mais les indépendants plus radicaux et plus absolus portaient à ce principe une atteinte des plus graves, tout en prétendant professer pour lui un plus grand respect que les autres chrétiens. Ils ébranlaient également l’autorité du principe formel, et rendaient difficile, pour ne pas dire irréalisable la possibilité d’un accord entre les aspirations individuelles du fidèle et l’enseignement historique et objectif de la Bible. Ces radicaux se divisaient en plusieurs sectes rivales et hostile. Les anabaptistes déclaraient que chaque fidèle devait être libre de se prononcer, et de choisir entre plusieurs religions offertes à son acceptation, et attachaient ainsi plus d’importance à l’exercice formel de la liberté qu’à la vérité elle-même. Quelques autres, égarés par les abus d’un prédestinatianisme rigoureux, et convaincus que le fidèle ne pouvait jamais perdre la grâce qu’il avait une fois possédée, tombaient dans un antinomisme grossier. La plupart avaient transformé la doctrine évangélique de la grâce communiquée à la foi en un eudémonisme immoral de l’âme, qui échappe aux exigences sérieuses et sévères de la lutte morale contre le péché par des rêves mystiques de béatitude céleste et de pureté reconquise par magie.
Ces théories grossières puisaient leurs inspirations dans des conceptions réalistes du millénium, qui constituaient à peu près le seul credo de ceux qui s’appelaient les saints des derniers jours. Le chiliasme amena des esprits égarés à confondre, comme les anabaptistes contemporains des réformateurs, l’État et l’Église. La cinquième monarchie prédite par Daniel, disaient-ils, va paraître, et avec elle le règne des saints pendant mille ans C’est nous, indépendants disciples du millénium, qui assurerons l’établissement de ce royaume sur la terre. Nous devons y joindre encore les niveleurs. Olivier Cromwell, dont le grand sens politique avait bientôt dépassé le point de vue étroit de ses anciens amis, et qui avait répondu aux prétentions du long parlement, qui voulait décider toutes les questions politiques et sociales au moyen de la Bible, par une dissolution brutale et soudaine, passa bientôt pour l’Antéchrist lui-même aux yeux des fanatiques, dont l’enthousiasme religieux prit tous les caractères de la folie. Les niveleurs réclamèrent une liberté religieuse et politique absolue, et voulurent reconnaître comme seule autorité légitime leur propre conscience illuminée, disaient-ils par l’Esprit-Saint. On les vit souvent dans l’ardeur des luttes politiques tomber dans l’indifférence religieuse. La révélation historique et extérieure n’eut pas pour eux plus de valeur que plus tard pour les quakers ; il en fut de même des sacrements. S’ils persistèrent, tout en méconnaissant aussi ouvertement la valeur du principe formel, à admettre une révélation intérieure, qui pouvait leur sembler plus souple et plus commode qu’une lettre précise et qu’un fait positif, leur foi, affranchie de tout contrôle objectif, n’en subit pas moins des altérations profondes, et la lumière intérieure et mystique du Saint-Esprit se transforma souvent chez eux en une simple lumière de la raison naturelle et en un pur caprice de la conscience individuelle.
Cromwell, parvenu au pouvoir, se vit entouré d’ennemis implacables et sentit cruellement son isolement. Affranchi par cela même de tout lien de parti, il travailla à établir en Angleterre le règne de la liberté religieuse, ne contraignant personne à signer l’acte de conformité, et assurant à tous, en dehors des catholiques et des épiscopaux, la liberté religieuse et civile, pourvu qu’ils adorassent Dieu et qu’ils confessassent Jésus-Christ des lèvres et du cœur.
Cette modération ne suffit pas toutefois pour ramener le calme dans les esprits. La restauration de l’épiscopat et de l’absolutisme sous Charles II et le crypto-catholicisme de Jacques II, qui ne rêvait rien moins que l’abolition du protestantisme, ramenèrent bientôt le trouble dans les consciences et l’effervescence dans les esprits. Enfin, la révolution de 1688, après avoir chassé pour jamais les Stuarts du trône, mit fin à toute tentative de rétablissement de l’unité presbytérienne ou épiscopale.
Le résultat de ces longues convulsions religieuses fut le triomphe du presbytérianisme en Écosse et de l’épiscopat en Angleterre. Plusieurs sectes importantes purent s’organiser néanmoins à côté de l’Église établie, et nous retrouvons, comme les seules sectes restées debout après les guerres civiles, les baptistes, les indépendants ou congrégationalistes, et les quakers[e], qui poussèrent jusqu’aux dernières conséquences leur opposition contre le ministère, contre l’autorité extérieure en matière religieuse, et contre les diverses cérémonies du culte, et qui ne voulurent avoir recours qu’au son doux et subtil (still and small voice) du Saint-Esprit. Ils voulurent réagir contre les exagérations et les abus de l’Église d’Écosse au point de vue biblique, et de l’Église établie au point de vue ecclésiastique, exagérations qui donnaient naissance au formalisme religieux. Ils éprouvaient aussi le besoin de fuir les orages et les épreuves de la vie politique et sociale de leur temps, et de retrouver dans la communion intime avec Dieu leur indépendance compromise. Ils ne faisaient eux-mêmes que professer, à un point de vue exclusivement mystique, l’expérience intérieure et la certitude de la foi, principes qui ne constituent, en fait, qu’un des éléments du principe matériel.
[e] G. Fox, 1649 ; Rob. Barclay, 1667 ; Guillaume Penn, 1674-1718.
Nous pouvons affirmer que cette réaction du principe formel contre la prépondérance exclusive du principe matériel, est loin de répondre au but que les quakers se sont proposé, parce qu’en se concentrant en eux-mêmes, et en refusant d’admettre au dehors et au-dessus de leur propre expérience un principe divin et objectif, ils ébranlent les bases mêmes des dogmes de la rédemption et de la justification. La transformation de l’objet de la foi, objet qui imprime à celle-ci son caractère évangélique, agit aussi, par contre-coup, sur la nature de la foi individuelle. Les quakers traitent comme secondaires les moyens de grâce, que Dieu présente à l’acceptation de la foi, à savoir les sacrements et la Parole, et n’admettent ni doctrine précise ni organisation ecclésiastique stable. Sans doute, la lumière intérieure, qu’ils invoquent, ne doit pas être confondue avec les prétentions orgueilleuses de la raison humaine, et elle n’est considérée par eux que comme un reflet divin du Christ glorifié, qui illumine l’âme. Toutefois, le peu de cas qu’ils font des révélations historiques et objectives imprime à leur christologie un cachet marqué de docétisme. Christ n’est plus pour eux que la lumière éternelle, enveloppée d’un corps transparent et éclairant les hommes sans le secours de la lumière extérieure. Ils ne nient pas, assurément, son incarnation dans le sein de Marie, mais la transforment en une théophanie sans importance. La justification est remplacée, dans leur système, par l’union mystique de l’âme avec le Christ éternel, union qui ravive en elle les étincelles de chaleur et de lumière divines couvant sous les cendres du péché. Barclay déclare que le chrétien régénéré peut être sans péché.
[Robert Barclay, mort en 1690. Theologiæ vere christianæ apologia, 1676. Catechismus et fidei confessio, 1673-1676. Au commencement du siècle les œuvres de Joseph Curney, et A portraiture of Quakersim, par Th. Clarkson, 3 vol. Londres, 1806. La secte de Hicks a appliqué de nos jours en Amérique les conséquences idéalistes et rationalistes renfermées en germe dans le quakerisme primitif ; son résultat a été au fond de ramener à une tendance de plus en plus biblique les quakers, que l’on peut appeler les Schwenckfelds de la Réforme. Schneckenburger, Vorlesungen über die Lehrbegriffe der kleineren protestantischen Parteien, 1863, p. 68-102.]
Les luttes passionnées, dont nous avons retracé le tableau rapide, eurent une conséquence plus déplorable, dont les effets se firent sentir en Europe pendant plus d’un siècle, nous voulons parler du déisme, né dans la seconde moitié du dix-septième siècle, qui exerça jusqu’en 1750 une influence décisive sur la pensée religieuse de l’Europe, jusqu’à la triple réaction du méthodisme, du parti de la basse Église en Angleterre, et des antimodérés de l’Écosse. Avant d’aborder cette période importante de l’histoire religieuse, nous voulons étudier rapidement le mouvement théologique de l’Angleterre au dix-septième siècle.
L’Angleterre posséda, au seizième, et surtout au dix-septième siècle un certain nombre de théologiens remarquables, qui traitèrent surtout la patristique, l’exégèse et l’histoire des dogmes. Nous pouvons nommer :
Jean Pearson (1612-1686).
[Exposition of the creed, 1659. Ce livre, tenu en haute estime par les théologiens anglais, expose, sur le plan du symbole des apôtres, les principes de la théologie systématique. Il tire de la vérité chrétienne les principes fondamentaux de la religion naturelle, qu’il oppose aux incrédules. Ses Lectiones de Deo et attributis ejus rappellent par leur méthode Thomas d’Aquin (voir l’article Pearson dans Herzog’s Realencyclopædie). Malgré ses formes scolastiques, Pearson cherche à montrer et à maintenir le caractère biblique et historico-critique de la théologie, et à établir un texte critique et sérieux du Nouveau Testament. Parmi ses nombreux traités de théologie patristique, nous pouvons citer sa défense des lettres de saint Ignace, 1672, contre Daillé, il défend l’authenticité des sept lettres publiées en 1646, par Vossius. Il chercha aussi à établir l’origine apostolique de l’épiscopat, et le droit de l’épiscopat anglican de revendiquer cette succession. Voir l’édition de ses œuvres posthumes, par Dodwall, 1688. Churton, The minor works of John Pearson, 1844, 2 vol.]
George Bull (1644-1710) :
[Defensio fidei Nicœenæ dans ses Opera. Edition Grabe, 1703. Il veut démontrer dans son Harmonia apostolica l’accord de Jacques et de Paul, et prouver que le symbole de Nicée n’est que le fruit de tout le travail dogmatique antérieur.]
Le célèbre chonologiste Usher, archevêque de Cantorbéry, (1581-1656) ; le grand archéologue Jos Bingham (1688-1723).
[Origines ecclesiasticæ, or the Antiquities of the Christian church, 8 vol., 1708-1722, attendant jusqu’à Grégoire le Grand. Il affirme l’origine apostolique de l’épiscopat. Bingham, Pearson et Bull possédaient une grande réputation dans l’Église catholique.]
J. Selden (1584-1654), Beveridge (1636-1708), les savants éditeurs des Pères, Cave (1637-1713), et l’Allemand Grabe, naturalisé anglais (1666-1712) ; les défenseurs de l’épiscopat et de l’Église anglicane, J. Jewell (1522-1571), Richard Hooker (1554-1600)[f], Potter (1674-1747)[g].
[f] Auteur de l’Ecclesiastical polity.
[g] Auteur du : Gouvernement ecclésiastique dans le siècle apostolique. Même remarque que pour les précédents.
Parmi les théologiens écossais, le célèbre historien de l’Église, J. Forbes (1593-1648), qui sut établir, avec une érudition profonde et un esprit railleur, les contradictions des papes entre eux et les incertitudes de la dogmatique romaine, jugée d’après ses propres affirmations. La Polyglotte de Walton, terminée en 1657 a rendu Jes plus grands services à l’exégèse. Edouard Pocoke, mort en 1691, célèbre polyglotte, a commenté les petits prophètes. Edmond Castell a traité la partie lexicographique de l’ouvrage de Walton.
Nommons encore Th. Hyde, Samuel Clarke, le fameux talmudiste Lightfoot (1602-1675), Outram, mort en 1679[h] ; J. Spencer, mort en 1695[i], qui admettait que la loi mosaïque avait eu pour but de préserver les Hébreux de l’idolâtrie, tout en acceptant par accommodation plusieurs des principes du paganisme, ce qui lui valut une réfutation de Witsius[j] ; l’évêque de Londres, Lowth, mort en 1787, qui était doué d’un sens poétique remarquable.
[h] De sacrificiiss libri, 2.
[i] De legibus Hebræorum ritualibus, etc., 1. 3, 1685.
[j] De sacra Poesi Hebræorum, 1753. Traduction d’Esaïe, 1778-1779.
Parmi les exégètes du Nouveau Testament, citons W. Whitaker (1547-1595)[k], Hammond (1605-1660)[l], défenseur enthousiaste d’Hugo Grotius ; D. Whitby (1638-1726)[m]. Le premier critique distingué du Nouveau Testament, en Angleterre, est J. Mill (1645-1707)[n]. La théologie systématique, et en particulier la dogmatique, donnèrent naissance à peu d’études ; quelques puritains et indépendants s’en occupèrent toutefois ; parmi eux, citons seulement le calviniste John Owen (1616-1683), John Howe (1630-1705), et Goodwin (1600-1679).
[k] Works, 2 fol., Genève, 1610. Défenseur remarquable de l’autorité de la Bible.
[l] A paraphrase and annotations upon the New Testament, 1675. Psaumes et Proverbes, 1684.
[m] Paraphrase et commentaire du Nouveau Testament, 2 v. in-fol., édit. 4. Il passa de l’arminianisme à l’arianisme. Voir ses Disquisitiones modestæ, dans Bull, Def. fid. nic.
[n] Novum Testamentum græcum cum lectionibus variantibus (empruntées aux mss.). Oxford, 1707.
[John Owen’s Works, édités par Thom. Russel, 23 vol. Londres, 1826. Il a attaqué les travaux de Walton, et défendu l’intégrité du texte reçu de l’Ancien et du Nouveau Testament ; Walton lui a opposé une réplique irréfutable. Owen a défendu aussi la puissance morale et sanctifiante des Écritures contre les fanatiques, combattu l’idole arminien du libre arbitre, et affirmé l’inamissibilité de la grâce. Sherlock a défendu contre les sociniens les dogmes orthodoxes de la Trinité, de l’incarnation, de la satisfaction vicaire et de la justification. Il a consacré une étude complète au dogme de la personne du Saint-Esprit. John Howe, Whole Works, 8 vol., édition John Hunt, 1822 ; surtout le premier volume : The living temple.]
Parmi les anglicans, le plus distingué est sans contredit l’archevêque Leighton (1613-1684)[o]. Les anglicans se contentèrent, au point de vue dogmatique, d’exposer, en les paraphrasant, les symboles des apôtres et d’Athanase, les trente-neuf articles et le catéchisme. C’est ce que firent avec talent Pearson et Beveridge. Nous retrouvons un certain nombre de travaux particuliers sur le baptême, la sainte cène, l’Église, la sainte Écriture ; mais il n’en est pas de même, au seizième et au dix-septième siècle, des travaux sur Dieu, la Trinité, l’incarnation, la personne et l’œuvre de Christ, sur le dogme de la justification, si l’on en excepte les ouvrages de quelques non-conformistes. Les controverses provoquées par le déisme ont fait naître les premiers essais sur les dogmes de la Providence et de la Trinité.
[o] Leighton, Theological lectures, traduites sous le titre Prælectiones theologicæ, 1830, vol. IV.
[Samuel Parker, De Deo. Sur la Trinité : Waterland, 1683-1740 ; le dissident Isaac Watts, 1674-1748 ; Ed. Stillingfleet. Sur le dogme de l’expiation : le même ; l’indépendant Goodwin, 1600-1679 (Discourse of Christ the mediator, Opera, vol. 3, 1692) ; le puritain Thomas Taylor, 1576-1632. Sur la christologie : Watts, The glory of Christus as God Man, 1728 ; Owen, etc. Sur les sacrements : Hopkins, 1633-1690. Sur la justification : Rich. Hooker, Porbes, Gataker, 1574-1654, Owen et Howe. Presque tous les évêques lettrés ont écrit des traités sur l’Église. Sur l’eschatologie le chiliaste Thomas Burnet, 1635-1715, auteur d’une Telluris Historia sacra, en 4 vol. De statu mortuorum et resurgentium tractatus cum app. de futura Judæorum restaur., ed. nov., 1733. De fide et officiis Christi, ed. nova, 1729.]
Les théologiens les plus distingués et les plus larges de l’Église anglicane, au dix-septième siècle, sont Chillingworth (1602-1644)[p], Stillingfleet (1635-1699)[q], Edouard Fowler (1632-1714)[r], et les évêques orateurs Tillotson (1630-1694) et Gilbert Burnet (1643-1715), auteur de plusieurs ouvrages estimés sur l’histoire ecclésiastique. Richard Baxter, mort en 1691, et l’auteur du Voyage du Pèlerin, Bunyan, mort en 1688, consacrèrent leurs talents à des traités d’édification pratique.
[p] The religion of protestants, a safe way to salvation, 1638.
[q] Works, 6 vol. in-fol. Londres, 1710, Rational account of the grounds of the protestant religion, 1681. Rational account of the ground of natural and revealed religion, 1701.
[r] The principles and practices of certain moderato divines of the church of England, abusively called latitudinarians, truly represented and defended. Anonyme éd., 2, 1671. The design of christianity, inward real righteousness. Libertas evang., 1680.
La théologie anglaise a toujours conservé, pendant cette période, un caractère éminemment historique, et n’a jamais ni apprécié, ni employé l’appareil et la méthode scientifiques. On ne retrouve chez elle ni la méthode scolastique si employée sur le continent, ni les productions d’une science libre et indépendante. L’esprit anglais n’avait pas su, au dix-septième siècle, s’assimiler les principes évangéliques jusqu’à en faire sa nourriture et à les transformer en des principes féconds de science individuelle et vivante. Il inclina d’une manière sensible, surtout dans l’Église anglicane, vers l’arminianisme, et confondit volontiers l’affirmation énergique de la libre grâce de Dieu et de la certitude du salut avec l’antinomisme et l’enthousiasme des sectaires. L’anthropologie et la sotériologie furent l’objet d’études plus originales que le dogme de la Trinité, qui fut exposé dans l’esprit de la tradition orthodoxe la plus rigide. Presque tous les théologiens anglicans du dix-septième siècle attachèrent moins d’importance à la pureté orthodoxe de la foi qu’à la soumission implicite à l’ordre ecclésiastique établi. Tel fut l’esprit de Laud qui chercha à assurer à l’Église anglicane les pouvoirs possédés auparavant par Rome et à restreindre l’essor spontané de l’esprit réformateur. Il tolérait toute dissidence doctrinale qui ne portait pas sur les points fondamentaux. Potter n’exigeait, pour le maintien de l’Église, que la substance de l’enseignement évangélique, et considérait même le symbole des apôtres comme un catalogue suffisamment complet des vérités fondamentales et nécessaires au christianisme.
Les théologiens anglais éprouvèrent toujours une répugnance instinctive pour le dogme de la prédestination, bien que les premiers évêques anglicans aient professé, surtout sous Edouard VI, le dogme calviniste dans toute sa rigueur. Les canons de Dordrecht ne reçurent jamais force de loi ; il fut même interdit, dès 1620, d’aborder en chaire les controverses prédestinatiennes, et cette défense tourna à l’avantage de l’arminianisme. Le calvinisme rigide ne fut plus guère professé, au dix-septième siècle, que par les presbytériens et les puritains, dont nous avons vu les forces intellectuelles s’éparpiller dans des sectes innombrables.
On vit se former, entre les deux extrêmes du puritanisme rigide et de la haute Église, un parti modéré qui prit, au sein de l’Église anglicane, le nom de latitudinarisme, et eut pour premier représentant l’archevêque Abbot, mort en 1633, qui travailla à réaliser l’union de l’Église anglicane avec les presbytériens, et avec l’Église grecque par l’entremise de Cyrille Lucaris. Les théologiens de cette tendance professaient encore les principes renfermés dans les trente-neuf articles, mais ils se virent dépassés par plusieurs théologiens, entre autres par Jean Hales, d’Eton, né en 1584, mort en 1656, qui accompagna l’envoyé anglais Dalton à Dordrecht. Le spectacle des délibérations du synode le rapprocha d’Episcopius, et lui inspira une profonde antipathie pour le calvinisme. Son ami Chillingworth professait comme lui l’arminianisme. Pour eux, l’amour est la pierre angulaire de la vie chrétienne ; aucune erreur ne peut être funeste pour l’âme qui le possède et qui s’en inspire. Aucune erreur ne justifie l’intolérance ou le schisme. Le schisme révèle toujours l’absence d’amour et la dureté de celui qui s’en rend coupable. Les latitudinaires veulent conserver aux articles fondamentaux eux-mêmes la forme générale et vague, dans laquelle l’Écriture les expose. On ne doit pas s’étonner que cette tendance antisymbolique, qui n’envisageait que l’élément moral dans le christianisme, ait abouti peu à peu à l’affaiblissement de la foi et de la connaissance chrétiennes. Déjà beaucoup de théologiens et d’hommes du monde n’invoquaient plus, en faveur du christianisme, que son caractère rationnel. Ils considéraient comme un article vicieux l’argument tiré du témoignage intérieur du Saint-Esprit. Ce témoignage en faveur de l’Écriture sainte ne peut, disaient-ils, être tiré que de l’Écriture elle-même. Le témoignage des miracles n’est pas plus probant, puisque la Bible elle-même reconnaît la possibilité de faux miracles[s].
[s] L’évêque Fowler s’exprime de même dans son traité : The practices and principles, etc. Voir Tholuck, Das kirchliche Leben, II, 83. Nous pouvons citer aussi Hammond, Op., vol. 1. The reasonableness of Christian religion ; of fundamentals ; of schism, etc.
Cette tendance latitudinaire fut fortifiée par les systèmes philosophiques, qui fleurirent en Angleterre pendant le dix-septième siècle. Ces systèmes se divisent en deux tendances principales : la tendance idéaliste, et la tendance réaliste, dont les deux chefs les plus illustres furent Bacon de Vérulam et Locke. L’école de Cudworth, dont Cambridge fut le point de départ, professe encore un grand respect pour la piété, tandis que Locke se contente de la simple affirmation que Jésus de Nazareth est le Messie. Arthur Bury n’admet que la foi et la repentance. L’Évangile, dit-il, nous permet de lire dans notre cœur la loi éternelle et naturelle, que Dieu lui-même y a gravée.
[The naked Gospel discovered, 1690, et les Vindiciæ libertatis in fide christiana ecclesisæ anglicanæ, et Arthuri Bury contra calumnias et ineptias Petri Jurieu theologiæ et malignitatis professoris, comme Appendix à l’ouvrage : Latitudinarius orthodoxus. Londres, 1697.]
Les temps étaient mûrs pour le déisme.