La notion du Bien est très facile à déterminer dans l’ordre créatural, pour ceux du moins qui croient en Dieu, car les efforts aussi infructueux que sincères de la Morale indépendante pour déterminer le bien qu’il faut faire, auraient suffi à nous convaincre, s’il en eût été besoin, qu’il lui manquait une des données du problème. Mais cette notion, vide et abstraite en elle-même comme celle de perfection, comme toute formule algébrique qui n’exprime qu’un rapport entre deux termes, se traduit pour quiconque croit en Dieu dans un rapport concret entre Dieu et la créature, soit de crainte, soit de reconnaissance, soit d’amour.
Mais nous nous verrons rejetés, semble-t-il, dans le même embarras que la Morale indépendante, dès qu’il s’agira de définir le rapport de Dieu lui-même au Bien, puisque, d’une part, Dieu est le terme suprême au-dessus duquel il n’y a rien, et que de l’autre, le Bien n’est qu’un rapport qui suppose deux termes en présence.
Et après que nous nous sommes inutilement demandé : Dieu est-il tout ce qu’il veut, ou veut-il être tout ce qu’il est ? voici une seconde dualité tout aussi irréductible, qui s’impose tout aussi impérieusement à notre pensée : Le Bien est-il le Bien par cela seul que Dieu le veut, ou : Dieu veut-il le Bien parce que c’est le Bien ?
Nous avons déjà annoncé que M. Secrétan a prétendu résoudre la dualité dans le sens de la première alternative, en disant que : « les attributs moraux, comme les attributs métaphysiques, sont tous compris dans l’idée d’absolue libertéa ».
a – Philosophie de la liberté, 17e leçon.
Quelques pages plus loin, développant cette proposition sommaire, l’auteur nous dit : « La différence du bien ou du mal n’existe pas antérieure à lui, et ne forme pas une condition dans laquelle son activité se déploie ; mais elle naît du fait de Dieu et doit trouver en Dieu son explication. Dieu n’est donc pas obligé par sa bonté à faire le bien, mais ce qu’il fait est le bien par cela même qu’il le fait, et sa bonté essentielle n’est autre que la liberté. »
Cette proposition que le bien n’est le bien que parce que Dieu le veut, qui est la formule conséquente de la doctrine de l’Absolue liberté, s’est trouvée être aussi, par une singulière rencontre, une des prémisses de celle de la prédestination absolue.
« La volonté divine, a dit Luther dans son traité De servo arbitrio, n’a hors de soi aucune norme, prescription ou mesure déterminante. Dieu ne veut pas ce qui est juste parce que c’est juste, mais c’est parce qu’il le veut que cela est juste. Comme créateur et bienfaiteur de toutes les créatures, Dieu ne doit rien à personne, mais a le droit de leur faire ce qu’il veut. »
Pour être jugée correctement, cette opinion demande à être renfermée rigoureusement dans ses prémisses, et à produire dans ces limites toutes ses conséquences. Or la conséquence que nous apercevons, aussi grave qu’inévitable, du principe de l’arbitraire absolu érigé au sommet de l’univers moral, c’est l’atomisme absolu dans l’objet et le scepticisme absolu chez le sujet ; et telle fut aussi la conclusion de Duns Scot, qui s’empressa de la mettre au service de l’Eglise : « Dans la création, comme dans le gouvernement du monde, Dieu ne connaît d’autre loi, d’autre règle, d’autre principe que sa liberté. Et c’est parce qu’il est libre de nous dispenser, s’il le veut, d’accomplir telle ou telle loi du code moral, que l’Eglise a, de son côté, le droit d’accorder des dispenses. Si Dieu n’est pas la liberté souveraine dans cette matière comme en toutes chose, s’il est, comme le veut Thomas d’Aquin, l’être absolument déterminé dans sa volonté par sa souveraine sagesse, que devient le droit des indulgences ?b »
b – Weber, Histoire de la philosophie européenne, 4e édit., page 226.
M. Secrétan paraît bien accepter au premier abord les conséquences extrêmes de ses prémisses, et ne reculer devant aucune d’elles :
« Une telle analyse semble faire perdre aux attributs divins toute signification positive. — Je l’accorde ; il faut qu’il en soit ainsi ; rien n’est positif que le fait ; » et ailleurs : « La volonté de l’Absolu ne rencontre aucune limite dans la nature des choses ; elle est donc par elle-même sans restrictions et sans limites ; et comme la liberté implique la possibilité de plusieurs volontés, ou plutôt d’un nombre infini de volontés distinctes, nous devons dire que chaque volonté de l’Absolu est elle-même absolue et constitue, dans un sens nouveau, un absolu. »
La réfutation et de la prémisse de la Philosophie de la liberté et de ses conséquences logiques, serait déjà faite à nos yeux par l’auteur lui-même dans cette proposition qui est le sommaire d’une leçon subséquente : L’amour est le motif de la créationc, quand elle ne serait pas exclue à priori par la méthode aprioristique du système. Car, s’il est prouvé que l’Absolue liberté devait se déterminer comme amour absolu, il est évident que l’amour est le Bien que Dieu veut, et non pas que le Bien est par cela seul que Dieu le veut.
c – Tome II, leçon XIV.
On nous dira que la Volonté absolue ne se réalisera jamais arbitrairement ; qu’elle restera constamment unie à l’intelligence pour proscrire de son domaine aussi bien l’odieux que l’absurde, et que nous pouvons nous rapporter à elle de ce qu’elle se proposera toujours un bon but et le meilleur but possible. Ne serait-il pas absurde et odieux tout à la fois que l’Absolue liberté se détruisit elle-même par l’abus d’elle-même !
Mais l’auteur de ce raisonnement ne s’apercevrait pas que ce serait abandonner subrepticement la première alternative pour la seconde ; car dire que la Volonté suprême se conformera au but le meilleur présenté par l’intelligence, c’est déjà supposer que le Bien ou le Meilleur préexiste quelque part à la Volonté et à l’intelligence divine, qu’il leur est d’une certaine façon extrinsèque, et que perçu pur l’intelligence, il s’impose à la Volonté qui cesse par là même d’être absolue.
Ainsi, quel que soit le terme de la dualité auquel nous nous arrêtions, nous apercevons une conséquence des plus graves. Dans le premier cas, nous nous condamnons à perdre le Bien ; dans le second, à perdre l’Absolu, à perdre Dieu ; car Dieu n’est plus l’Absolu s’il est soumis à quelque principe ne dérivant pas de sa volonté, à quelque loi impersonnelle ou fatale envers laquelle il serait obligé ; et si Dieu n’est plus l’Absolu, il n’est plus Dieu.
La révélation scripturaire ne nous donne pas plus les moyens de réduire à l’unité cette seconde dualité que la première.
D’une part, Dieu est déclaré saint, Ésaïe 6.3 : Dieu est fidèle, fidèle au Bien, parce qu’il l’est à lui-même, Psaumes 18.25 ; 102.27 ; Romains 11.29 ; 2 Timothée 2.13. Partout dans l’Ecriture la constance et l’invariabilité divines sont opposées à la versatilité, au caprice de l’homme (1 Samuel 15.29). Cette fidélité de Dieu à sa parole et à lui-même, au Bien qui est devant lui et en lui, est le fonds invariable de sa volonté. Et non seulement Dieu veut le bien qui est devant lui et en lui, mais il hait et condamne le mal qui est non seulement hors de lui, mais contraire à lui (Habakuk 1.13). Or les déclarations de l’Ecriture concernant soit la volonté divine du Bien, soit la haine divine du Mal, seraient des identités pures, indignes de la révélation et de nous, s’il était sous-entendu que le Bien et le Mal ne sont issus l’un et l’autre que des vicissitudes de la volonté divine.
Et en même temps, Dieu apparaît constamment dans l’Ecriture comme le Bien suprême, duquel seul émane toute bonté dans l’univers. Tel il est défini par Jésus-Christ sur la terre, lorsqu’il renvoie à Dieu l’épithète de bon qui lui est attribuée par l’ignorance et la routine (Matthieu 19.17). Ce Bien qui est en lui est donc en même temps Lui ; ce Bien que Dieu veut, est en même temps sa volonté. La loi de l’Univers, c’est sa volonté proclamée dans toute l’histoire sainte, comme la source suprême du droit, comme la norme suffisante de toute valeur morale. Lorsque Dieu commande à Abraham d’immoler son fils (Gen. ch. 22), le fidèle faisant taire à la fois sa raison et sa conscience, n’a qu’une réponse : Me voici ! Dans la prière modèle qui nous a été enseignée par le Maître des maîtres, la plus haute réalisation du bien que nous réclamions de notre « Père qui est aux cieux », c’est que sa volonté se fasse sur la terre comme au ciel (Matthieu 6.10) : et lorsque le Maître lui-même, le Saint et le Juste parfait va consommer l’œuvre de sa propre sanctification dans un sacrifice dont la raison et la nécessité échappent, au moment suprême, et à sa raison et à sa conscience, il n’a qu’une morale : Non pas ma volonté, mais la tienne ! (Matthieu 26.39).
Nous devons donc une seconde fois, pour rester fidèles à l’enseignement scripturaire, nous résigner à juxtaposer les deux termes dont la synthèse nous est refusée, en disant tout ensemble que le Bien est en Dieu et que Dieu est le Bien ; que le Bien est ce que Dieu veut, et que Dieu ne veut que le Bien ; que tout ensemble la Volonté suprême veut le Bien et le pose.