Le Pédagogue

LIVRE TROISIÈME

CHAPITRE IV

Des bonnes et des mauvaises compagnies.

Ayant interverti, sans le vouloir, l’ordre que j’avais d’abord résolu de suivre dans ces instructions, j’ai hâte d’y revenir et d’élever la voix contre cette innombrable quantité d’esclaves et de domestiques dont s’entourent les gens riches et voluptueux. Ne voulant absolument pas se servir eux-mêmes, ils en achètent pour chacune de leurs actions et pour chacun de leurs désirs. Ils emploient les uns à préparer mille ragoûts délicats et recherchés, les autres à dresser et couvrir les tables. Tous ces innombrables mercenaires ont chacun leur emploi distinct et marqué, afin de venir tour-à tour satisfaire au luxe et à la gourmandise de leurs maîtres. Ils préparent les viandes, les confitures, les pâtisseries, les liqueurs, et les étalent avec symétrie sur des tables somptueuses dont ils sont les décorateurs et les architectes. Ils gardent des amas d’habits superflus et des monceaux d’or, comme des griffons. Ils serrent l’argenterie et l’essuient sans cesse, la tenant toujours prête pour l’appareil brillant des festins. Il en est enfin qui sont préposés à la garde et à l’entretien des chevaux de luxe, exerçant sous leurs ordres un nombre infini d’échansons et de jeunes gens dont le caprice du maître épuise et cueille la beauté avant que le temps l’ait mûrie.

Une multitude d’esclaves de l’un et de l’autre sexe se presse autour des femmes pour servir à l’entretien de leur parure et de leur beauté. Il en est qui président à leurs miroirs, d’autres à leurs coiffures, d’autres enfin à leurs peignes et aux tresses de leurs cheveux. Les nombreux eunuques dont on les entoure sont autant de ministres secrets de leurs débauches. On ne les en soupçonne point, parce qu’on les en sait incapables par eux-mêmes ; mais le véritable eunuque n’est pas celui qui ne peut pas, c’est celui qui ne veut point. Lorsque les Juifs, révoltés contre Dieu, l’irritèrent par la demande d’un roi, le Verbe, par la bouche du prophète Samuel, au lieu de leur promettre un roi doux et humain, les menaça d’un tyran insolent livre au luxe et à la débauche. « Il prendra, leur dit-il, vos filles pour se faire apprêter des parfums, ainsi que les pains et les mets de sa table, » les traitant comme des esclaves acquises par le droit de l’épée, et ne gouvernant point selon les lois de la justice et de la paix.

On voit partout des femmes se faisant porter dans de brillantes litières sur les épaules de nombreux Gaulois, esclaves affectés à ce genre de service. On n’en voit plus qui, s’occupant dans l’intérieur de leur maison à des ouvrages de leur sexe, préparent la laine et le lin pour les vêtements de leurs maris et de leurs enfants. Toutes leurs journées se perdent et s’écoulent dans l’oisiveté, à écouter des fables amoureuses, des propos vains et séduisants qui énervent leur âme et leur corps. « Vous éviterez la foule, dit le sage, de peur que vous ne tombiez dans le vice ; car la sagesse est dans le petit nombre, le désordre et la confusion dans la multitude. » Ce n’est point par pudeur, et dans la crainte d’être vues, qu’elles se font ainsi porter en litière sur les épaules de leurs esclaves : ce motif, s’il était le leur, serait honorable et légitime ; mais c’est, au contraire, par un excès d’orgueil et de vanité, désireuses qu’elles sont de s’offrir en pompe aux regards. Vous les voyez tantôt lever leur voile et regarder fixement ceux qui les regardent, tantôt faire semblant de se cacher, se déshonorant encore davantage par cette affectation de fausse pudeur. « Ne jette pas les yeux de tous côtés, dit le sage, n’erre point dans la solitude des places publiques. »

C’est en effet une véritable solitude, qu’un lieu où dans une nombreuse foule d’impudiques ne se trouve pas un seul homme chaste. Elles courent d’un temple à l’autre, ne se lassant point d’y sacrifier, environnées de devins, de charlatans, de vieilles corrompues, détestables instruments de la ruine des familles. Le jour, elles se montrent avec orgueil dans tout l’éclat de leur parure ; le soir, au bruit des verres du festin, elles écoutent les conseils impurs que ces vieilles corrompues murmurent à leurs oreilles. Elles apprennent et chantent des chansons lascives, qui sont la perte et le déshonneur du mariage. Elles ont des maris qu’elles n’aiment point, et des amants qui les possèdent. Mais ce n’est point encore assez ; et leurs devins, pour flatter leur orgueil et leurs passions, leur en promettent encore d’autres. Ces malheureuses ne sentant point qu’elles se trompent et sont trompées, livrent leur corps, comme un vase de volupté, à tous ceux qui veulent y boire l’impudicité et la débauche ; elles font commerce de leur chasteté, et l’échangent avec joie contre la honte. De nombreux ministres de leurs débauches se pressent autour d’elles ; ils y courent de toutes parts, comme les pourceaux au fumier. De là vient que l’Écriture nous avertit incessamment : « N’introduis pas tout homme dans ta maison, car les pièges du trompeur sont innombrables. Que les hommes justes soient tes convives, et que ta gloire repose dans la crainte du Seigneur. » Loin de nous la fornication ! « Car sachez, dit l’apôtre, que nul fornicateur, nul impudique, nul avare dont le vice est une idolâtrie, ne sera héritier du royaume de Jésus-Christ et de Dieu. » Mais ces femmes ne se plaisent que dans la société des hommes efféminés ; elles réunissent dans leurs maisons une multitude de vils flatteurs, oisifs et dissolus, dont la langue impudique ne connaît point de frein, et dont les actions ne sont pas moins infâmes que les discours. Ces misérables, prêtant leur aide à l’adultère et l’impudicité, s’efforcent, par l’indécence de leurs postures et de leurs gestes, par leurs plaisanteries honteuses, par leurs rires plus honteux encore, d’allumer dans les cœurs cette joie folle et licencieuse, avant-coureur de la fornication. Ces fornicateurs, et ceux qui les imitent et vivent avec eux pour leur perte, s’imaginant y vivre pour leur bonheur, tirent de leurs narines un bruit éclatant semblable aux croassements des grenouilles ; les éclats de leur joie ressemblent à des accès de colère.

Cependant les moins corrompues de ces femmes se contentent d’élever et de nourrir à grands frais des oiseaux de l’Inde et des paons de Médie. Si quelque nain, le plus difforme et le plus contrefait qu’il soit possible de trouver, leur est présenté, elles se hâtent de l’acheter ; elles le font asseoir à leurs pieds, jouent avec lui, se pâment de joie à ses danses lascives et grotesques, et répondent par des éclats de rire aux accents discordants de sa voix. Tel est leur engouement pour ces monstres, inutile poids de la terre, qu’elles les achètent au plus haut prix et s’en font plus d’honneur que de leurs maris. Elles préfèrent une petite chienne de Malte à une veuve chaste et modeste, et négligent un sage vieillard qui, si je ne me trompe, est plus beau et plus honnête qu’un monstre acheté à prix d’argent. Elles n’ouvrent point leur demeure à l’orphelin qui n’a point d’asile, mais elles la remplissent de perroquets. Elles exposent sur la voie publique les enfants nés dans leurs maisons, et nourrissent avec soin de nombreux poulets. Ainsi, des animaux privés de raison excitent leur intérêt, et des êtres doués de raison ne l’excitent point. Ainsi, lorsqu’elles devraient nourrir des vieillards pauvres et vertueux, qui sont, je le pense du moins, aussi beaux que des singes et aussi éloquents que des rossignols ; lorsqu’elles devraient rappeler à leur esprit ces paroles de l’Écriture : « Celui qui donne au pauvre prête au Seigneur ; toutes les fois que vous faites l’aumône au moindre de vos frères, c’est à moi-même que vous la faites, » elles s’abandonnent à tous les caprices d’une imagination déréglée, et échangent leurs richesses contre des pierres, je veux dire des perles et des émeraudes. Elles font des amas de vêtements frivoles dont le temps emporte rapidement la couleur brillante ; elles s’environnent d’une multitude d’esclaves inutiles, jetant à pleines mains tout ce qu’elles possèdent, et s’ébattant dans les ordures de leurs passions, comme des poules rassasiées dans les ordures du fumier. « La pauvreté humilie l’homme. » L’Écriture se sert dans ce passage du mot de pauvreté, pour désigner cette épargne sordide qui rend pauvres ceux qui sont riches, en les empêchant de faire part à leurs frères des biens qu’ils possèdent.

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