Il n’est certainement aucun homme à qui il ait été accordé une gloire semblable à celle du prophète que nous avons suivi pas à pas dans sa carrière terrestre, et qui après mille ans s’offre de nouveau à nos regards sur le Thabor. Il était depuis quatre cents ans auprès de Dieu, et le souvenir de son triomphe inouï avait consolé et restauré déjà de nombreuses générations, quand Malachie vint entourer son image d’un éclat nouveau, et la placer dans le ravissant tableau de ces temps messianiques dont la lointaine perspective avait réjoui Abraham, et qu’avaient désiré voir nombre de rois et de prophètes : « Voici, avait dit le dernier des hérauts de Dieu, je vous enverrai Élie le prophète, avant que le jour grand et terrible de l’Eternel arrive. Il convertira le cœur des pères envers les enfants, et le cœur des enfants envers leurs pères, de peur que je ne vienne et ne frappe la terre à la façon de l’interdit » (Malachie 4.4-5).
Cette parole avait en quelque sorte ramené Élie du passé dans le présent, du ciel sur la terre ; depuis lors l’espérance des saints le vit constamment briller à l’horizon de l’avenir comme le satellite de l’Orient d’en haut ; et la figure du Fils de David annoncé par les prophètes ne se présenta plus à l’esprit des vrais Israélites qu’accompagnée du Tishbite. Depuis quatre siècles Élie formait ainsi une seule constellation avec le Christ dans le firmament des révélations, quand enfin le Soleil du monde spirituel se leva sur la terre, qui dans sa nuit soupirait après lui, et vint accomplir les promesses de quarante siècles. Le peuple se pressait sur les rives du Jourdain, il avait entendu parler d’un prophète dans le désert qui annonçait la venue du royaume des cieux. Alors le Seigneur dit du sévère Prédicateur de la repentance : « Si vous voulez l’entendre ainsi, Jean est Élie qui devait venir » (Matthieu 11.14). Remarquez la restriction que Jésus met à sa pensée : Jean-Baptiste est bien dans un certain sens l’accomplissement de la prophétie de Malachie, car il est venu avec l’esprit et la puissance d’Élie, et son œuvre est toute semblable à celle qu’a faite et que doit faire encore le Tishbite. Toutefois il n’est pas Élie, Jean lui-même l’a déclaré expressément (Jean 1.21), et la prédiction de Malachie n’est point épuisée, car elle annonce incontestablement un retour personnel d’Élie, et c’est aussi dans ce sens que les juifs l’ont toujours comprise. « Élie, dit Sirach, (Siracide 48.9) tu as été ravi par un tourbillon de feu, dans un char tiré par des chevaux de feu ; tu as été ordonné pour punir en son temps, pour apaiser la colère avant qu’elle s’enflamme, pour convertir le cœur des pères envers les enfants et pour rétablir les tribus d’Israël. Bienheureux ceux qui te voient et qui seront honorés à cause de ton amitié ! Alors nous aurons la vraie vie. »
Et voici, le Tishbite se présente subitement à nous en personne sur le Thabor, à ses côtés est Moïse, l’un et l’autre s’entretiennent avec le Seigneur de gloire. Mais cette apparition extraordinaire n’épuise point encore la prophétie de Malachie, qui attend son dernier accomplissement ; car on ne peut dire d’Élie sur le Thabor qu’il ait converti les cœurs des pères envers les enfants.
Nous aussi, nous devrions donc attendre un retour d’Élie ? — La Bible en main, je dois le croire ; il descendra de nouveau sur la terre, peut-être au temps du rétablissement et de la conversion d’Israël. Il conserve ainsi sa place entre les images de l’avenir évangélique, signalant de nouveau une grande et glorieuse époque du règne de Dieu, et formant encore avec le Seigneur de gloire et ses anges qui l’entoureront à sa venue, une seule et même constellation.
Quel spectacle extraordinaire, que celui d’un homme qui pendant des milliers d’années reste pour ainsi dire toujours sur la scène de l’histoire ! d’un enfant de la poussière qui sert de fanal à d’innombrables générations sur l’océan du temps, et qui parcourt les cieux et la terre pour être présent partout où il se passe quelque grand événement ! « O Élie, combien as-tu été glorifié, et qui exalterait-on à l’égal de toi ? » (Sirac.48.4) Et cependant qu’es-tu d’autre que le satellite qui ne brille que d’une lumière étrangère ? et que fais-tu d’autre que de réfléchir dans tout leur éclat la miséricorde de Christ et son amour pour les pécheurs ?
Nous passerons plus d’un jour sur le Thabor. Puissions-nous n’en pas revenir sans quelques bénédictions ! Où respire-t-on un air aussi embaumé que sur cette montagne ? Et de quel sommet aurions-nous une plus belle vue ?
1 Et six jours après Jésus prit avec lui Pierre et Jacques et Jean son frère, et les mena à l’écart sur une haute montagne. 2 Et il fut transfiguré en leur présence, et son visage resplendit comme le soleil et ses vêtements devinrent blancs comme la lumière.
Quelle scène magnifique que la transfiguration, et de quelle joie elle inonde nos cœurs ! Il y a ici plus que le feu du Carmel, plus que les foudres de Sinaï. C’est une scène de la vie de Dieu parmi les hommes. « Ici est la maison de Dieu ! ici est la porte des cieux ! » Approchons-nous avec respect de ce sublime spectacle, et que l’Esprit du Seigneur nous en révèle le sens, nous en dévoile les profondeurs ! Aujourd’hui nous considérerons d’abord le but de la transfiguration, puis comment elle été préparée, et enfin la transfiguration elle-même.
Les événements de la vie de chaque saint tiennent les uns aux autres comme les anneaux divers d’une longue chaîne qui tous seraient formés par Dieu même selon le plan de sa sagesse ; plusieurs sont cachés à nos regards, mais il n’y a nulle part interruption. Les liens qui rattachent la transfiguration aux événements antérieurs de la vie de Jésus, nous sont en partie dévoilés par les Evangélistes. Saint Luc commence son récit en disant : « Or il arriva après ces paroles (Luc 9.28). La conversation à laquelle il fait allusion est celle qui eut lieu entre Jésus et ses disciples près de Césarée de Philippes, dans le moment où le Seigneur allait commencer son dernier voyage à Jérusalem et porter une dernière fois à travers tout le pays l’étendard du royaume. Après avoir demandé à ses disciples qui la foule disait qu’il était, il avait ajouté : « Mais vous, qui dites-vous que je suis ? » Et Pierre, illuminé d’un éclair des cieux, s’écrie : « Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant. » — « Oui, amen ! » répondit le Sauveur, et imprimant le sceau divin sur la confession de son disciple inspiré : « Tu es bien heureux, Simon fils de Jona, lui dit-il ; car ce n’est pas la chair ni le sang qui t’a révélé cela, c’est mon Père dans le ciel, et je te dis aussi que tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon église, et les portes de l’enfer ne prévaudront point contre elle. » Jamais les disciples n’avaient été éclairés d’autant de lumières ni pleins d’autant de foi. Le moment était favorable pour les introduire plus avant dans le mystère de la rédemption, et leur dévoiler enfin cette sanglante catastrophe dont ils n’auraient pu supporter plus tôt la perspective. « Dès ce moment là, nous dit Matthieu 16.21, Jésus commença à déclarer à ses disciples qu’il fallait qu’il allât à Jérusalem, et qu’il y souffrît beaucoup de la part des anciens, des principaux sacrificateurs et des scribes, et qu’il y fût mis à mort et qu’il y ressuscitât le troisième jour. » Mais à cette vue qu’il leur ouvre, les disciples se troublent : « Quoi ! le fils de Dieu souffrir et être mis à mort ? » Et Simon Pierre, rejeté en un instant des hauteurs de la foi à l’état de l’homme naturel, tire à part son maître avec un empressement peu convenable, et lui dit d’un ton de reproche : « Seigneur, aie pitié de toi, que cela ne t’arrive point. » Mais Jésus, pénétrant les sentiments qui le font parler ainsi, lui répond avec une sainte sévérité : « Retire-toi de moi, Satan, tu m’es en scandale, car tu ne comprends point les choses qui sont de Dieu, mais seulement celles qui sont des hommes. » Cependant aux yeux de son esprit se présente le Thabor avec le miracle de la transfiguration qui va se passer sur son sommet ; il voit quelles armes puissantes les apôtres, si faibles encore, trouveront bientôt dans ce fait merveilleux, et plein d’une maternelle sollicitude il se hâte de conduire à la montagne sainte ses disciples surpris et troublés.
Ce fut donc, premièrement, pour les disciples qu’eut lieu la transfiguration. Le Thabor s’illumine à leurs regards pour éclairer plus tard les ténèbres de Golgotha. A cette éclatante lumière ils découvrirent, comme ils ne l’avaient jamais fait, qui était celui qu’ils devaient bientôt voir cloué à la croix et couronné d’épines ; et ils comprirent par là tout ce qu’avait de divinement grand le sacrifice volontaire de leur maître. Au souvenir de cette splendeur ils ne pouvaient supposer que Jésus eut péri victime d’un fâcheux concours de circonstances accidentelles, car il était évident que cet être grand et glorieux ne pouvait mourir que s’il s’offrait lui-même volontairement en sacrifice. En même temps la voix qui était descendue des cieux ne permettait pas de douter que Jésus-Christ, en se vouant à la mort n’agît en harmonie avec la volonté de Dieu. Et enfin aurait-il été possible de supposer qu’il y eût dans l’œuvre de Christ et dans la fondation de son royaume quelque chose qui contredît Moïse et les prophètes, quand on avait vu les deux héros de l’ancienne alliance arriver des cieux vers le Sauveur et s’entretenir avec lui ? Voyez que de lumières contenues dans un seul fait ! La source qui avait jailli au Thabor, était assez abondante pour que les apôtres pussent y restaurer leur foi pendant toute leur vie.
Mais la transfiguration n’avait pas eu lieu pour les disciples seulement. La portée en était bien plus grande ; les cieux même y étaient intéressés. Tous les anges et les saints glorifiés assistèrent au glorieux spectacle qui leur était préparé sur la sainte montagne. Oh de quelle joie ne furent-ils pas remplis quand, réunis en foule dans les nuées, ils virent leur roi dans son état d’abaissement manifester toute sa gloire ! De nouveaux chants de triomphe se formèrent sur leurs lèvres, et au reflet du Thabor les ténèbres du Golgotha leur parurent, à eus aussi, bien moins tristes et sombres.
Cependant la transfiguration n’avait-elle point d’autre but, et n’aurait-elle été en aucune relation directe avec le Seigneur lui-même ? On ne peut douter qu’elle n’eût trait à lui aussi, et ce n’est même qu’en la considérant sous ce rapport qu’on peut en comprendre le sens profond. Vous savez que notre Seigneur, pendant sa vie terrestre, quoique il portât corporellement en lui toute la plénitude de la divinité, n’en était pas moins un vrai homme semblable à nous en toutes choses, si ce n’est dans le péché. Il dut apprendre à croire, à combattre et à obéir, comme l’apprennent ses enfants. Son chemin a passé comme fait le nôtre, par d’étroits défilés et d’arides steppes, par de nombreuses tentations et des temps de désolation et d’obscurité ; il a même eu ses heures d’abattement pendant lesquelles il eut réellement besoin, comme ses brebis, de rafraîchissement, de consolation et d’encouragement, et ne dédaigna pas de demander à ses disciples de prier avec lui. Lorsqu’il allait commencer son ministère, Dieu l’avait préparé à son combat dans le désert en lui donnant des nuées le témoignage qu’il était son Fils bien aimé en qui il avait mis toute sa dilection. Maintenant Jésus allait à la rencontre d’une lutte bien plus terrible, et le Thabor fut l’arsenal du combat qui se livra sur Golgotha. — Vous vous souvenez de la scène que nous raconte saint Jean au chap. 12 de son évangile : Jésus est arrivé à Jérusalem, le feu du sacrifice qui doit le consumer s’allume déjà, le temps des ténèbres approche, et leurs terreurs l’assiègent comme une armée d’affreux fantômes ; alors son humanité se met à trembler sur ses fondements qui s’agitent, et comme un torrent longtemps contenu s’échappent de sa poitrine oppressée ces paroles de douleur : « Maintenant mon âme est troublée. Et que dirais-je ? Mon Père délivre-moi de cette heure. » Mais à mesure qu’il prononce ces mots, son âme lui répond : « Ainsi le veut Son éternel décret. » Et il rappelle à lui sa prière qui s’envolait, et la reprend, et dit : « Mais c’est pour cette heure même que je suis venu. » Il se soumet à la volonté de son Père, et bientôt un autre désir se forme au dedans de lui, et il dit : « Père, glorifie ton nom, glorifie-toi en moi, et montre que tu es mon Père et que je suis ton Fils bien-aimé, ton unique. » Alors vient du ciel une voix, distincte aux oreilles de tous, qui dit : « Et je l’ai glorifié, et je le glorifierai encore. » Ces mots : Et je l’ai glorifié, indiquent un fait passé, et font certainement allusion à la transfiguration. C’était comme si Dieu lui disait : « Souviens-toi de ce qui t’est arrivé sur la montagne, et, sois en certain, je ferai connaître par des preuves plus éclatantes encore que je suis ton Père, et que tu es mon Fils en qui j’ai mis toute mon affection. » Vous le voyez, mes frères, sa glorification sur le Thabor fut pour le Sauveur aussi une source de rafraîchissement dans le temps de détresse qui allait suivre. Lui aussi, il a passé par des heures où il était privé de toutes grâces sensibles, et il s’est vu forcé de se restaurer, comme nous le faisons en cas semblable, au souvenir des temps meilleurs où il avait eu le vif sentiment de son union au Père. Car il a marché par tous les chemins où doivent passer ses brebis, et ne s’est arrêté qu’au point où commence le péché ; ainsi qu’elles, il était dans la complète dépendance de son Père, il était enfant comme elles, il a vécu lui aussi de foi, et il a voulu avancer péniblement de jour en jour sur le sentier de la vie. « Chaque matin le Seigneur me réveille, dit-il dans Ésaïe 50.4, il me fait prêter l’oreille pour que j’écoute comme un disciple ; le Seigneur l’Eternel m’a ouvert l’oreille, et je ne suis point rebelle et je ne me retire point en arrière. » On ne doit pas douter par exemple que lorsque il était au milieu des flammes du sacrifice, et que son Père lui voila sa face, le souvenir du Thabor n’ait été pour lui dans ces moments affreux une boisson rafraîchissante, un souffle restaurant, et peut-être pensait-il au baptême du Jourdain et à la transfiguration du Thabor quand au temps de l’extrême angoisse, il s’écria : Mon Dieu, mon Dieu ! de même que nous emportons parfois avec nous d’un passé de bénédictions dans un temps présent d’abandon notre cri d’invocation : Mon Sauveur, mon Rédempteur. Car c’est un grand trésor qu’un passé riche en expériences et en grâces ; c’est notre grenier spirituel pour les années de famine.
Veuillez accepter pour ce qu’elles valent les pensées que je viens de vous présenter sur le but de la transfiguration ; d’autres et de meilleures se présenteront de loin à nous pendant que nous étudierons les circonstances mêmes du miracle.
« Après six jours, raconte l’évangéliste, Jésus prit avec lui Pierre, Jacques et Jean et les conduisit à l’écart sur une haute montagne. » Ces disciples sont les trois mêmes que Jésus distingua des autres en plus d’une circonstance, et s’il les rend ici témoins de toute sa majesté royale, plus tard en Gethsémané il les conduira avec lui vers l’autel où il se révélera à eux comme souverain pontife. On dirait presque que le Sauveur qui embrassait dans son cœur tous les siens, fut homme aussi en ce qu’il éprouvait pour quelques-uns d’entre eux une affection particulière, un attrait plus puissant, cette sympathie qui résulte d’une merveilleuse harmonie de deux âmes et qui nous fait dire que notre âme est liée à celle de tel homme (Genèse 44.30 ; 1 Samuel 18.1). Sans doute ses enfants lui étaient tous également chers, il les aimait tous comme son Père l’aime, il était prêt à donner sa vie pour l’un comme pour l’autre. Cependant il en est quelques-uns qu’il semble avoir affectionnés, par la partie la plus humaine de son être, plus que les autres : Jean surtout, qui reposait sur son sein, et qui se plaît à se nommer le disciple que Jésus aimait, puis avec Jean, Pierre et Jacques. Or ces trois disciples, on ne peut le méconnaître, sont précisément ceux des douze qui attirent tout particulièrement nos regards et gagnent nos cœurs. Simon Pierre se fait aimer jusque dans ses erreurs et dans les écarts de son bouillant caractère : tant il a de feu et d’élan, de zèle pour son maître, de droiture, tant il est exempt de toute fraude et de toute duplicité de cœur. Jacques est l’homme sérieux, aux sentiments profonds, aux résolutions inébranlables, décidé à suivre son maître partout, fût-ce à la mort, comme aussi il a été le premier des douze qui ait subi le martyre. Et que dirons-nous de Jean, de cet aigle sublime, de ce Boanerges qui, tel que le tonnerre, fait retentir sa voix sur la terre, sans descendre lui-même des nuées ; de ce Jean, la plus pure image du Sauveur lui-même, de cet homme qu’animait un tendre et céleste amour, et en qui rien ne se trouvait qui n’eût été purifié avec les charbons de l’autel, de ce disciple qui avait pénétré plus avant qu’aucun autre dans le cœur de Jésus-Christ et qui y avait établi sa demeure. Au reste, ce qui lie d’une affection toute particulière notre âme à celle d’un autre, ce ne sont point seulement les nombreuses et excellentes qualités que nous découvrons en lui, c’est quelque chose de plus profond et qui ne se peut exprimer, c’est un intime accord des deux âmes, c’est une certaine harmonie entre leurs cordes les plus délicates.
Il s’entend au reste de soi-même que cette prédilection de Jésus pour ces trois disciples n’occupait qu’une place très subordonnée parmi les motifs qui l’engagèrent à les prendre avec lui sur la montagne de la transfiguration. En le faisant, il avait essentiellement en vue leur vocation particulière et les relations toutes spéciales qui existaient entre eux et lui. Ils étaient en effet les trois apôtres qui se tenaient le plus près de lui, comme aussi ils étaient destinés à devenir les trois principales colonnes de l’église. Ils devaient les premiers dresser dans le combat sur les montagnes d’Israël l’étendard salutaire de la croix, et aussi leur fallait-il une armure toute particulière telle qu’ils la trouvèrent sur le Thabor. Car, mes frères, le Seigneur ne conduit d’ordinaire ses enfants sur le Thabor et ne les restaure de ses grâces que pour les préparer à quelque lutte prochaine. Chaque riche festin annonce une marche à travers le désert, et si Jésus nous revêt de la cuirasse et polit le bouclier de la foi, c’est que les bannières ennemies s’avancent contre nous. Mais que cette pensée ne nous gâte pas les joies du moment ; réjouissons-nous avec simplicité des grâces d’aujourd’hui, et remettons-nous sur lui des soucis du lendemain : il est miséricordieux et fidèle !
Jésus conduisit ses trois disciples « sur une haute montagne, » nous dit le texte. De tout temps le Seigneur a choisi pour théâtre de ses principales révélations les sommets des montagnes, qui sont comme des îles paisibles et silencieuses au milieu du bruyant océan du monde. Et quels sont les lieux où il se manifeste à nous de la manière la plus intime et la plus distincte ? Nos Horebs et nos Thabors sont là où se calment les inquiétudes de la vie, et où notre propre esprit se tait au dedans de nous ; où le profond sentiment de notre entière ignorance, de notre complète impuissance nous prépare à la fête qui va commencer, et où notre âme, se dérobant au bruit du monde et à toute œuvre propre, dit comme Samuel : « Toi, Seigneur, parle, ton serviteur écoute. » — L’Ecriture ne nous dit pas quel fut le mont sur lequel eut lieu la transfiguration. Une ancienne tradition nous indique le Thabor, la plus belle des montagnes de la Galilée. Il s’élève, les flancs couverts de magnifiques forêts et tel qu’une verte pyramide, non loin de Nazareth et de Cana, dans la vaste plaine de Jesréel. Son sommet, qui est couvert de pistachiers et de grands chênes, forme une surface d’environ une lieue de circuit, et le spectacle qui de là s’offre aux regards le cède à peine en grandeur et en beauté à aucun autre sur la terre. A droite, au delà du Carmel, antique témoin de la gloire de Jéhova, on découvre la Méditerranée dans un horizon douteux ; au nord apparaît le dôme neigé du grand Hermon, planant comme un aigle gigantesque au dessus des sommets vaporeux du Liban ; vers le sud, les regards se reposent sur de vertes collines toutes couvertes de vignes et d’orangers, et plus loin sur les gracieuses montagnes de Samarie ; à gauche enfin, brille au soleil la mer de Tibériade, que bordent au couchant de sévères montagnes. Mais pourquoi porter ainsi au loin nos regards tout autour de nous ? ce qui nous a fait monter sur le Thabor, c’est le souvenir du fait miraculeux qui s’y est passé ; sa vraie gloire est toute historique.
Les apôtres nommèrent plus tard la montagne de la transfiguration « la sainte montagne » (2 Pierre 1.18) ; tant avait été grande et ineffaçable l’impression qu’ils en avaient emportée ! Et nous aussi nous avons nos saints lieux ; ce sont ceux où nous avons pu dire avec Jacob : « J’ai vu l’Eternel face à face, et mon âme a été sauvée, » ceux où le Seigneur nous a assurés de son amour, ceux où il est venu lui-même essuyer les larmes de nos yeux. Ce sont là nos Peniels et nos Bethels. Heureux celui qui dans sa vie compte beaucoup de lieux ainsi consacrés ! Il peut se glorifier en Dieu d’une telle richesse.
Jésus se met en chemin et ses disciples le suivent. Le soleil était sans doute déjà couché lorsqu’ils arrivèrent au sommet. Un silence solennel régnait autour d’eux ; nul autre bruit ne se faisait entendre sur la cime solitaire que le murmure du vent du soir dans les arbres. A leurs pieds le monde était déjà plongé dans les ténèbres de la nuit, au dessus d’eux étaient des nuées invisibles de témoins dans l’attente. Fatigués de la course, préoccupés des entretiens de la journée, comme troublés de se sentir sur cette montagne inhabitée dans le silence de la nuit seuls avec le Sauveur, les trois disciples s’étendent sur le sol et s’endorment. Le Sauveur prie. Demandait-il peut-être à son Père qu’il le glorifiât ? nous l’ignorons. Quel spectacle sublime ! le Seigneur de gloire à genoux devant la face du Tout-Puissant ! Le Fils du Dieu vivant s’entretenant avec son Père dans un saint dialogue pendant la nuit sur la montagne ! Oh que les yeux des mortels se ferment pendant cette prière, et que les anges du sommeil leur dérobent cette vue ! — Et quand Emmanuel prie, mes frères, les colonnes du monde s’ébranlent, les portes fermées à de triples verrous s’ouvrent d’elles-mêmes ; tout cède devant sa prière ; le Tout-Puissant lui-même ne peut y résister ; elle est une parole créatrice ; elle dit, et la chose est ; elle ordonne, et cela se fait. Et c’est là, mes frères, réfléchissez-y, la prière qui veut s’unir à la vôtre pour la porter, la compléter ! Ne comprenez-vous pas ce que vos prières deviennent par cette alliance, et comment Jésus a pu promettre que tout ce que nous demanderions en son nom à son Père, il nous le donnera ?
Jésus prie, et qu’arrive-t-il ? Tout-à-coup il semble aux disciples endormis qu’une vive lumière se joue autour de leurs paupières. Ils s’éveillent, entr’ouvrent les yeux…, la nuit est-elle déjà passée ? le soleil déjà sur l’horizon ? Ils regardent… qui dirait les sentiments qui bouleversent leur âme ? Quoi ! cette figure lumineuse, est-ce bien leur maître ? Cet être majestueux qui est là revêtu de la gloire même de la divinité, est-ce bien ce Jésus avec lequel ils viennent de gravir la montagne ? Son visage resplendit de grâce et de joie ; la puissance siège sur son front, son regard ferait rentrer un monde dans la poudre, de sa bouche, dirait-on, va sortir une de ces paroles qui fait sortir les êtres du néant ; son vêtement a été comme plongé dans les feux de l’aurore, comme tissé de rayons et de foudres, et la nuit se change au loin sur les monts et les vallées en un jour éclatant. Immobiles d’admiration, les disciples ne savent s’ils veillent ou s’ils rêvent. Ils n’éprouvent d’ailleurs aucune crainte, ils se sentent plutôt comme élevés au dessus de la terre. Il n’y a point ici de Sinaï, pour s’écrier : « Que Dieu ne nous parle point, sinon nous mourons. » Bien plutôt diraient-ils : « Seigneur, fais luire ta face sur nous, et nous serons délivrés. » — Oh ! que nos cœurs apprennent à contempler avec les trois disciples cette gloire du Thabor qui n’est que paix et joie ! que nous nous perdions en elle ! que nous nous plongions dans sa ravissante lumière ! Qu’il est grand et glorieux sur le Thabor, le plus beau d’entre les fils des hommes ! le roi de Jean, de Pierre, de Jacques, mon roi, oui mon roi et le tien aussi ! Il y a certes ici plus que Salomon dans toute sa magnificence, plus qu’Aaron et Melchisédec dans leurs vêtements pontificaux ! Quand notre nuit a-t-elle vu se lever une telle étoile ? Quand nos ténèbres ont-elles été éclairées par un semblable soleil ? Eclat divin qui dissipe toutes nos peines ! gloire incomparable, qui force l’ange à ployer le genou et fait éclater les pécheurs en chants de louanges ! « Oh ! que mon bien-aimé est beau ! il est choisi entre dix mille ! Il se revêt de la lumière comme d’un vêtement, et la couronne de Dieu est sur sa tête ! » Contemplez sa divine beauté, imprimez dans vos cœurs son image, et saluez-vous les uns les les autres en vous écriant : « Gloire au Roi des Bois ! » Jésus est là resplendissant. Il n’est pas vêtu du soleil, comme la femme de l’apocalypse ; il est lui-même le soleil des esprits ; ce n’est pas du dehors que lui vient son éclat, il porte au dedans de lui la source et la plénitude de la lumière. — Et des voix nous arrivent du Thabor, qui nous disent : « Lève-toi et deviens lumière, car voici ta lumière est venue et la gloire du Seigneur s’est levée sur toi » (Ésaïe 60.1). Jésus verse sur les disciples l’éclat de sa transfiguration. A ce reflet ils deviennent « beaux comme la lune, aimables comme l’aurore. » Eux aussi ont leurs vêtements tout illuminés, leur visage brille d’un indicible ravissement. A cet aspect nous pressentons comment la cité céleste peut être éclairée sans soleil ni lune par la gloire de Dieu et par l’Agneau. Et à cet aspect aussi nous devinons le sens de cette énigme : « Ce que nous serons n’est pas encore manifesté. Mais nous savons que lorsqu’il paraîtra nous deviendrons semblables à lui, car nous le verrons tel qu’il est. » Les disciples sur le Thabor le virent tel qu’il est, et aussitôt ils devinrent semblables à lui. Ils brillèrent de la même lumière, et leurs âmes, élevées au dessus des ténèbres du monde, étaient inondées des mêmes délices que la sienne.
« Et Jésus fut transfiguré devant eux, » ou plutôt « il se transfigura, il changea sa forme. » Cette expression indique que cette gloire existait déjà précédemment en lui et qu’elle ne fit qu’éclater au dehors. Il n’était encore qu’un petit enfant dans la crèche, et qu’un charpentier auprès de son père, que déjà toute la plénitude de la divinité habitait corporellement en lui, quoique cachée et refoulée sous sa forme de serviteur. De loin en loin, dans des œuvres de puissance divine ou d’amour, quelques rayons de cette gloire intérieure avaient brillé à travers l’épaisse enveloppe, comme des éclairs dans le sombre nuage, et à cette vue chacun avait été saisi d’étonnement, et les ennemis même se demandaient : « Quel est donc cet homme ? D’où vient-il ? » Mais jusques alors personne n’avait vu la fleur de Saron s’épanouir comme elle le faisait sur le Thabor. Ce n’était plus quelques éclairs isolés de sa gloire divine qui perçaient les replis de son humanité, toute la lumière intérieure se déployait au dehors, et le Fils dont les issues sont de toute éternité apparaissait sans voile. Toutefois ce n’était point encore là son entière et complète beauté : ce n’était que les premières lueurs de l’aube comparées à toute la magnificence de l’aurore et du matin ; c’était ce que des yeux humains peuvent supporter de lumière. Un jour Jésus viendra à nous dans toute sa grandeur, alors son visage resplendira d’un autre éclat que de celui du soleil, alors son vêtement qui sur le Thabor brillait comme la neige, sera celui là même du Dieu trois fois saint. Il devait contenir sa gloire, en limiter la révélation, ou ses disciples auraient succombé aux orages qui assaillaient leurs cœurs.
Saint Jean avait en vue la transfiguration quand il écrivait : « Nous avons contemplé sa gloire, comme la gloire du Fils unique du Père, pleine de grâce et de vérité. » Pleine de vérité, car la magnificence dont Jésus était revêtu sur le Thabor, était la sienne propre, et non un éclat étranger et d’emprunt qui lui aurait donné pour quelques moments l’apparence d’un être divin. La figure qu’il avait alors, est sa vraie forme, le reflet visible de la plénitude de la divinité qui était en lui, son intime essence. Elle était donc une manifestation pleine de vérité. — Sa gloire était aussi pleine de grâce, nous dit saint Jean, qui aurait dû nous expliquer en quoi consistait cette grâce, lui qui en avait été témoin ; car pour nous, nous ne pouvons en comprendre qu’une faible partie. Tout ce qui se peignait dans les yeux du Transfiguré, tout ce qui se lisait sur ses traits, n’était que grâce, qu’amour et que grâce. Des ruisseaux de paix se versaient dans les cœurs des disciples, l’air était embaumé d’un céleste repos, et tout rayon qui descendait de sa face sur eux, semblait à leur âme un baiser d’amour de la bouche de Dieu. Ils ne lui demandaient point qu’il tempérât son éclat. Ils auraient voulu dresser des tentes, demeurer éternellement sous les rayons de cette gloire de Christ pleine de grâce comme de vérité.
Nous quittons pour aujourd’hui le Thabor. Conservez dans votre esprit le souvenir de la gloire que vous y avez contemplée. Elle sera pour votre foi, pour votre amour, ce que le soleil du printemps est pour les arbres qui se réveillent de leur sommeil d’hiver. Elle aidera votre foi à secouer les derniers doutes qui la retiennent captive et entravent son développement. Elle délivrera votre amour de la crainte et de la timidité qui l’empêchent de prendre son essor. Elle vous fera mieux comprendre la parole de Jésus : « Je leur ai donné la gloire que toi, mon Père, tu m’as donnée. » Elle jettera une lumière ravissante sur cette autre promesse : « Les justes brilleront comme le soleil dans le royaume de leur Père. » Elevons à nos âmes des tentes dans cette gloire ! Que le sommet du Thabor soit ton lieu de prières et ta haute retraite. Là se dissiperont tes dernières craintes, de là ta prière s’élèvera triomphante !