Sous le nom de causalité nous résumons ce qu’on appelle concepts, catégories ou lois de l’intelligence. Non que la causalité soit la seule de ces catégories ; mais elle en est la principale, la plus évidente. Ce qui vaut pour elle vaudra pour les autres. C’est en outre la seule sur laquelle ait véritablement porté l’effort critique du sensationnismea.
a – Les concepts d’espace et de temps étudiés par Ribot, Stuart Mill, Spencer, ne sauraient en effet être considérés ni comme véritablement annulés, ni comme véritablement expliqués par le sensationnisme.
Pour M. Ribot, et en général pour la psychologie sensationniste moderne, la question de causalité ne se pose même pas. Elle est résolue par un a priori métaphysique. La cause, la vraie cause, c’est la matière, ou la force matérielle. La sensation et la conscience étant le produit de l’organisme, c’est l’organisme qui est proprement la cause. Or, comme l’organisme est un composé de mouvements physiques, la causalité est d’ordre matériel. On n’examine même pas pourquoi et comment la notion de cause est dans notre pensée. Ou plutôt la question est résolue avant d’être posée : la notion est dans notre pensée parce que la chose est dans notre corps. L’a priori tient lieu de démonstration.
La position de Hume est beaucoup plus sérieuse. Hume reconnaît que le sensationnisme ne permet pas de statuer sur la substance. Il ne nous met en rapport qu’avec des perceptions, c’est-à-dire des phénomènes de qualité : tout ce que nous pouvons savoir, c’est que nous avons des perceptions. — Ces perceptions, il est vrai, sont particulières, distinctes, successives. D’où vient que nous les lions en pensée logique ? D’où vient que nous les mettons en relation de cause à effet ? En d’autres termes, d’où vient le concept de causalité ou de connexion nécessaire ? — Vous vous rappelez, Messieurs, comment, après avoir nié que la notion de cause soit une notion a priori, innée ou nécessaire (puisqu’on peut penser un fait indépendamment de sa cause, sans le rapporter nécessairement à une cause), Hume nie encore qu’elle soit une notion directement expérimentale, c’est-à-dire nécessairement donnée dans l’expérience (puisque l’expérience externe et l’expérience interne ne nous donnent jamais que la notion de consécution, de succession). Et il établit que la notion de cause nous vient de la coutume ou de l’habitude. C’est un penchant de l’esprit à transporter dans l’avenir la succession qu’il observe dans le passé ; plus le nombre des consécutions observées a été grand, plus la tendance s’invétère d’universaliser cette consécution à tous les phénomènes ; et plus s’en invétère l’habitude, plus elle apparaît à l’esprit comme nécessaire. Mais elle n’a rien de nécessaire en soi, puisqu’elle n’est ni innée, ni expérimentale, et que rien ne garantit la stabilité dans l’ordre des consécutions. La notion de cause est donc une illusion ou une superstition de l’esprit.
C’est sur ce point que le sensationnisme a subi peut-être le plus rude échec, et l’échec le plus universellement reconnub. C’est sur ce point (et c’est pourquoi nous l’avons gardé pour la fin) qu’apparaît le plus clairement l’existence et l’activité d’un facteur qu’il n’est pas susceptible d’expliquer : l’existence et l’activité de l’esprit.
b – Cela est vrai même du sensationnisme renouvelé par Stuart Mill et Spencer, qui ne font autre chose en définitive (au moins le dernier) qu’appliquer à la race ce que Hume applique à l’individu, et parler d’hérédité séculaire là où Hume parle d’habitude individuelle. Mais le temps ici ne fait rien à l’affaire, comme nous l’allons voir ; ce qui ne s’explique point par l’habitude de l’individu, ne s’explique pas mieux par l’habitude de la race.
L’idée de cause est tellement nécessaire que, même pour la ruiner, le sensationnisme est obligé d’y recourir.
Et d’abord une première constatation, qui, prise à la rigueur, suffirait à infliger au sensationnisme le plus cruel démenti. C’est que Hume, qui nie la notion de causalité, cherche une cause à cette négation même et ne se tient pour satisfait que lorsqu’il croit l’avoir trouvée. N’est-ce pas un prodigieux illogisme que d’employer la notion de causalité afin de la nier ? Après avoir nié la cause en arguant qu’elle n’a point de cause, il en explique l’origine ! Qu’est-ce à dire, sinon qu’il lui cherche une cause ? Soit qu’il nie, soit qu’il explique le principe de causalité, il lui rend donc hommage et le consacre. Si l’habitude, en effet, est la cause de l’idée de cause, Hume n’a pu le démontrer qu’au nom du concept même contre lequel il s’élève. Il n’y a pas de preuve plus flagrante de la nécessité du principe de connexion nécessaire, que de ne pouvoir s’en passer, même afin de le ruiner.
[Hume prouve donc, par son propre exemple, la fausseté de son affirmation selon laquelle la pensée du commencement d’un phénomène n’est pas liée à l’idée de sa cause. Sans doute, tant que la pensée reste vague et de pure rêverie, l’idée de cause et celle de commencement ne sont pas nécessairement conjointes. On peut penser un commencement sans cause. Mais dès que la pensée devient démonstrative, dès qu’elle sort de la fantaisie pour entrer dans la logique, l’idée de cause et celle de commencement se rejoignent et n’en font plus qu’une seule. Hume l’a prouvé : dès qu’il a voulu démontrer l’origine de l’idée de cause, il a assigné à ce commencement une cause.]
II) Il n’est pas vrai que l’idée de cause naisse des successions habituelles de phénomènes.
D’après l’explication de Hume, la notion de cause aurait son origine et son unique origine dans une constatation de la succession permanente et régulière des phénomènes. Nous exprimons toute consécution dans le temps par l’idée de causalité. Plus les phénomènes consécutifs sont constants, anciens, fréquents et réguliers, plus solidement s’établit la notion qu’ils sont la cause l’un de l’autre. — Or, nous demandons s’il y a une consécution plus ancienne, plus invariable, plus régulièrement observée que celle du jour et de la nuit. Comment donc se fait-il que jamais personne — mais là, personne — ne se soit avisé de prendre la nuit pour un effet du jour, ou inversement, le jour pour un effet de la nuit. Il n’y a pas au monde de succession plus propre à engendrer l’idée de cause que celle-là. Or elle ne l’engendre nullement et ne l’a jamais engendrée dans aucun espritc. Si elle ne l’engendre pas dans un cas si favorable, est-il bien sûr qu’elle l’engendre en d’autres ? L’exception n’est point de celles qui confirment la règle, mais de celles qui la confondent.
c – Objection déjà présentée par Thomas Reid.
[Je voudrais profiter de l’occasion pour montrer à quel point le sensationnisme est partout identique à lui-même et acculé aux mêmes paralogismes. Nos psychologues modernes, qui font de la vibration nerveuse la cause de la sensation, copient Hume sans le connaître. Ils concluent d’une succession à une causalité. De ce que le phénomène psychique suit le phénomène physiologique, ils concluent que l’un est cause de l’autre, avec aussi peu de droits que celui qui conclurait de la succession du jour et de la nuit à la causalité du jour par la nuit. Aussi lorsqu’ils invoquent l’argument de succession en faveur de la causalité physiologique de la pensée, la réfutation la plus courte et la plus topique est celle de la succession, sans causalité, telle qu’elle est fournie dans le cas du jour et de la nuit.]
III) Il n’est pas vrai que l’idée de cause se renforce par le nombre des successions constatées.
Il résulte des affirmations de Hume que la notion de cause n’est pas innée, mais qu’elle s’acquiert ; il résulte de l’origine qu’il lui attribue que cette acquisition est progressive, c’est-à-dire corrélative au nombre de constatations opérées, au nombre de successions observées. Conséquemment la notion de cause doit être beaucoup plus forte chez le vieillard que chez l’enfant. — Ce qui est contredit par l’expérience. Les faits ne confirment nullement cette conséquence rigoureuse de la théorie. La tendance à généraliser, sous le nom de cause et d’effet, certains rapports de succession se montre chez tous les esprits et à tous les âges. On ne peut pas dire qu’elle s’acquière ni qu’elle se développe. Elle n’est susceptible ni de diminution, ni d’augmentation. Elle apparaît avec toute sa force au premier éveil et dès les premières manifestations de l’intelligence de l’enfant. Il est vrai que l’enfant peut en faire de très fausses applications, mais l’expérience vient peu à peu corriger ces erreurs.
[Il faudrait donc parler de diminution plutôt que d’augmentation. Car, on l’a souvent observé, c’est le propre des esprits incultes de généraliser à tort et à travers, c’est-à-dire d’abuser du principe de causalité. Les esprits cultivés sont plus réservés et plus prudents. Ils généralisent moins volontiers. L’usage de la notion de cause est plus restreint chez eux. L’expérience et l’habitude leur ont enseigné à en préciser et à en modérer l’emploi, — cette même expérience et cette même habitude qui, selon Hume, devaient au contraire en favoriser l’application.]
L’expérience donc instruit, il est vrai, sur le mode d’application du principe de causalité, mais elle ne lui ajoute ni ne lui ôte rien en lui-même. Ce qui revient à dire que la causalité est un mode essentiel de la pensée ; qu’elle n’est point fournie par l’habitude, mais par la nature. Elle est donc innée, apriorique et nécessaire. Et comme l’expérience externe n’en crée pas la notion (ainsi que l’a fort bien démontré Hume), mais qu’elle lui fournit seulement l’occasion de s’exercer (chaque succession de phénomènes constatée est une occasion fournie par la nature à l’exercice du principe de causalité), il en faut conclure que le principe de causalité, ou principe associant des idées entre elles, est en nous l’expression de l’activité d’un facteur x, irréductible au sensationnisme, et analogue en son espèce à celui dont l’activité s’attestait déjà dans les phénomènes de sensation et de conscience, c’est-à-dire d’un facteur spirituel.
IV) Il n’est pas vrai que nous n’ayons aucune conscience d’un pouvoir volontaire, et que l’idée de cause n’en puisse procéder.
Reste une dernière alternative : c’est que la notion de cause, qui ne dérive manifestement ni de la coutume ni de l’expérience externe, qui semble apriorique et innée, ne le soit pas en réalité, mais dérive de l’expérience ou du sens interne, du sens de la volition. N’aurions-nous pas la notion de cause parce qu’en voulant nous avons le sentiment d’être une force, une énergie, bref une cause ? — Hume, nous l’avons vu, s’élève avec force contre cette conception. Il pense qu’on ne saurait voir dans la volonté un type de causation où se révèle plus qu’en toute autre succession, une force efficiente en exercice. Il cherche à montrer que l’acte de volition est suivi, comme n’importe quel antécédent, d’un certain phénomène qui est son conséquent ; mais que ce conséquent, loin de nous être connu d’avance a priori, ne nous est connu qu’a posteriori, c’est-à-dire après qu’il s’est produit et grâce à une constatation subséquente. Son grand argument est que la conscience d’un pouvoir intérieur, si elle existait réellement, si elle était réellement apriorique et innée, devrait s’accompagner de la prévision apriorique et parfaite des effets et des moyens de ce pouvoir ; ce qui n’est pas le cas. « Nous sentons à chaque instant, dit-ild, que le mouvement de nos corps obéit aux ordres de la volonté ; mais malgré nos recherches les plus profondes, nous sommes condamnés à ignorer toujours les moyens efficaces par lesquels cette opération s’effectue ; tant s’en faut que nous en ayons le sentiment immédiat… Nous savons par l’anatomie, que, dans le mouvement volontaire, les objets sur lesquels le pouvoir se déploie immédiatement ne sont pas les membres mêmes qui doivent être mus, mais des muscles, des nerfs, des esprits animaux, peut-être quelque chose de plus subtil et de plus inconnu encore, à l’aide de quoi le mouvement est répandu successivement jusqu’à cette partie du corps que nous nous étions immédiatement proposé de mouvoir. Se peut-il une preuve plus certaine que la puissance qui préside à la totalité de cette opération, loin d’être pleinement et directement connue par un sentiment intime, ou par la conscience, est mystérieuse et inintelligible au dernier point ? L’esprit veut un certain événement : aussitôt il s’en produit un autre tout à fait différent, et inconnu à nous-mêmes qui voulons ; cet événement en produit encore un autre que nous ne connaissons pas mieux, et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’au bout d’une longue série, apparaisse l’événement désirée. »
d – Pillon, Introduction, p. xliii.
e – Si je vous cite ce fragment tout entier, c’est qu’il est un exemple accompli de sophistique. Tout ce que Hume peut accumuler de raisonnements étrangers à la question pour détruire une évidence immédiate, il le fait.
Il y a ici confusion — on pourrait presque dire volontaire — entre les conditions, les moyens de l’action volontaire, et cette action elle-même. Il est parfaitement clair que les premiers ne nous sont pas donnés par et dans le sentiment de la volonté. Ils ne sont donc ni a priori, ni innés, ni connus d’avance. C’est l’expérience et l’observation qui nous en instruisent. Mais l’argument de Hume n’a pas d’autre portée. Il reste que « nous sentons à chaque instant que le mouvement de notre corps obéit aux ordres de notre volonté » ; il reste que l’effet voulu, ou, comme dit Hume, « l’événement désiré qui se produit au bout d’une longue série » est connu d’avance, par cela même qu’il est désiré. Il ne pourrait être désiré s’il n’était pas connu. On ne saurait concevoir qu’il fût désiré, voulu, avant d’être prévu. La prévision dont il est l’objet est immédiate à la volonté. Dans l’acte de volition, je pressens et je prévois le conséquent lié à cet acte comme la cause l’est à l’effet ; je ne puis pas ne pas le prévoir. Je ne puis pas vouloir sans vouloir quelque chose, sans donner d’avance un objet à ma volonté, et sans penser tout à la fois cet objet comme effet, et ma volonté comme cause. Toute volonté, pour se manifester, présuppose la causalité, c’est-à-dire la certitude d’être cause d’un effet. Si cette certitude n’était point intime à la conscience au moment de vouloir, on ne voudrait pas ; il n’y aurait plus de volonté. Cette certitude est un fait premier. Il ne suit pas l’expérience de la volonté, il la précède. Il est irréductible au sensationnisme, qui, pour cela même, cherche à l’obscurcir et à le nier ; mais il estf. Or, il témoigne au plus haut point d’une activité propre de l’esprit qui se sait cause et se détermine en vue d’une fin, c’est-à-dire d’un effet. La connexion nécessaire, qui n’est pas dans les choses, est donc dans l’esprit. Là où le sensationnisme ne donne qu’une succession sans liaison nécessaire, l’esprit introduit dans cette succession la liaison nécessaire à la pensée. Il opère vis-à-vis des perceptions externes ce qu’il opérait dans la conscience du moi : la synthèse, l’unité, la continuité.
f – Nous ne cherchons pas ici s’il est premier au sens absolu du mot, s’il ne faudrait pas peut-être fixer son origine dans un phénomène antécédent à l’apparition même de la volition (comme nous le pensons). Il nous suffit pour le moment qu’il soit premier en tant qu’il précède l’expérience, et qu’il soit intime, immédiat et concomitant à la volition.
Conclusion. — Notre conclusion est évidente et légitime : le sensationnisme, qui n’explique ni le passage du mouvement à la sensation, ni celui de la sensation à l’idée, ni la formation de la conscience simple, ni la formation de la conscience réfléchie, ni le concept de causalité, ignore un facteur anthropologique considérable, ne rend pas compte des éléments capitaux enfermés dans l’affirmation : je suis, et se trouve incapable de nous instruire de ce qu’est l’homme et de ce qu’est la vérité humaine. Au point où nous sommes parvenus, nous sommes en droit déjà de transformer l’aphorisme : je sens donc je suis, en cet autre : je suis donc je sens, ce qui fait de l’être, non une conséquence de la sensation, mais de la sensation, une conséquence de l’être.
Remarque. — Après avoir réfuté le sensationnisme criticiste de Hume et le sensationnisme psycho-physiologique de M. Ribot, je voudrais indiquer toutefois quel est le point de départ légitime de ce dernier, et quel est aussi son résultat légitime. Il est juste de les mettre l’un et l’autre à l’abri de nos objections.
Le point de départ de la psychologie physiologique, c’est le fait démontré et certain comme un axiome, de l’étroite et constante corrélation qui existe entre le psychique et le physiologique. Point d’âme sans corps, point de sensation sans organes sensibles, point de pensée sans mouvement des cellules nerveuses, point de conscience sans cerveau et travail cérébral. Cela est acquis irréfutablement. Dès lors l’intérêt de la nouvelle science est celui-ci : étudier par l’observation et l’expérimentation externe les phénomènes physiologiques qui correspondent aux phénomènes psychiques, afin d’éclairer ceux-ci de toute la lumière des premiers. Ce n’est pas là un résultat de la psycho-physique ; c’est son point de départ.
Voici maintenant son résultat, pour autant qu’il me semble l’apercevoir : une transformation totale de la science psychologique telle que l’ancien spiritualisme la concevait. Deux faits sont capitaux à cet égard : le fait de l’inconscient psychologique, et celui de l’évolution biologique des êtres. Le premier, l’inconscient psychologique, à peine soupçonné autrefois, s’est présenté comme un problème mystérieux et troublant, dont la solution ne pouvait être entrevue que grâce au second, c’est-à-dire grâce à l’évolutiong, qui seule fournit les termes et les étapes du progrès nécessaire au passage de l’inconscient au conscient.
g – Peut-être faudrait-il parler plutôt d’involution.
[A son tour, l’évolution psychologique risquait de conduire au matérialisme, puisqu’on n’observait l’évolution que dans l’échelle des organismes biologiques. Ce danger n’a point été évité. Les exemples concrets ou types observables de l’évolution étant physiques, entraînaient naturellement les esprits de petite portée philosophique, comme M. Ribot, par exemple (et comme le sont volontiers les savants qui ne sont que savants), à circonscrire tout le problème dans celui de la physiologie. De la meilleure foi du monde, sans qu’on s’en aperçût, la science psychologique nouvelle devenait une métaphysique, ou du moins tranchait une question métaphysique, et niait implicitement l’existence de l’esprit. — Cette confusion entre la science et la métaphysique, cet abus de droit et de pouvoir de l’une sur l’autre, règne aujourd’hui dans presque tous les ouvrages qui traitent de la matière. Et comme il est parfois difficile de s’en rendre compte, d’opérer le départ entre deux sphères si complètement mélangées, il importait d’autant plus, Messieurs, de vous y rendre attentifs. — En ce moment je désire insister sur la transformation de la science psychologique (non pas de la métaphysique, mais de la science seulement) qu’entraîne après elle la découverte de l’inconscient psychologique.]
L’ancien spiritualismeh, et surtout le spiritualisme français, partait plus ou moins du dualisme cartésien : la substance étendue (matière) parfaitement inerte et inconsciente ; la substance inétendue (esprit) seule active, seule consciente, consciente par elle-même, consciente toujours, consciente par définition et se servant de l’autre comme d’une machine et d’un instrument passif. C’était, comme s’exprime M. Ribot, « une entité agissant où et comme il lui plaît, maniant ses organes à sa guise et limitant à son gré son domaine ». Il n’y avait pas corrélation seulement entre la substance étendue et la substance inétendue, mais subordination constante et absolue de la première à la seconde. Un abîme infranchissable et nettement démarqué séparait l’une de l’autre. Et la supériorité, la souveraineté de l’esprit était si grande, que l’on en méconnaissait les faits les mieux établis. On élargissait à l’infini les limites, après tout fort étroites, dans lesquelles se meut notre pouvoir psychique, mental ou volitif ; on oubliait trop que, si l’esprit a ses lois propres, il les exerce sur des matériaux fournis par la sensation, matériaux qu’il peut mettre en œuvre, mais non pas transformer ; on méconnaissait enfin que, si la présence de l’esprit peut seule expliquer le phénomène de conscience, cela ne signifie pas que l’esprit prenne conscience de toutes choses, ni même qu’il ne puisse rien conserver en lui sous forme -inconsciente. Bref, on avait une science psychologique radicalement impuissante à expliquer la vie inconsciente de l’esprit. Aussi lorsque la question s’est enfin posée et qu’il est devenu évident pour tous que réduire la vie psychique aux seules données de la conscience, c’était partir d’une conception si pauvre, si étriquée, qu’elle devenait en pratique de nul usage, alors un grand embarras s’est produit. On a admis (il le fallait bien) des états psychiques inconscients. Mais que sont, que peuvent être des états psychiques inconscients dans une théorie qui définit le psychique par le conscient, et qui pose l’âme comme substance pensante per se ? Les plus prudents constataient l’existence de l’inconscient psychique sans essayer de l’expliquer. Les téméraires ont commencé de parler d’idées latentes, de conscience inconsciente ; expressions vagues, dont le vague recouvre une contradiction directe. Si, en effet, l’âme est définie comme substance pensante, pensante par elle-même, tellement pensante qu’elle ne peut être sans penser, et si elle est posée comme une quantité fixe, subsistant indépendamment des quantités physiologiques de l’organisme, on ne peut que par une contradiction manifeste lui rapporter des états inconscients. Tous les subterfuges de langage et toutes les habiletés dialectiques n’y feront rien. Et puisque la haute importance des états inconscients comme facteurs de la vie psychique est irrécusable, on se meut en pleine inconséquence.
h – Je mets à part celui qui dérive de Leibnitz, dont dépend en particulier la psychologie de Lotze.
Pour sortir de ce chaos, est-il vraiment nécessaire, comme le veut M. Riboti, de passer à l’explication phénoméniste de la conscience ? La situation ne comporte-t-elle que cette seule issue ? La conscience n’est-elle vraiment qu’un phénomène surajouté, un épiphénomène évanescent dont toutes les causes et toutes les conditions seraient contenues dans l’activité physiologique de l’organisme ? Ce serait se heurter contre des difficultés que nous avons montrées, et se servir d’une constatation scientifique pour conclure par une affirmation métaphysique et illégitime.
i – Les maladies de la personnalité, p. 5 et suiv.
Il y a un tiers parti. Et ce tiers parti consiste dans une transformation de la conception psychologique, en science, qui laisse intactes les affirmations du spiritualisme philosophique. On peut et il faut changer la science sans changer la philosophie. Ce changement porterait, d’une part, sur le dualisme de la matière et de l’esprit, dont la distinction, les limites respectives (je ne dis pas l’essence) et la prise de contact cesseraient d’être nettement tranchées par l’inconscient et le conscient ; d’autre part, sur le mode effectif de leurs rapports, une évolution continue obligeant à les statuer comme réciproquement solidaires. L’esprit ne cesserait pas d’être une quantité distincte, un facteur identique, mais il cesserait d’être conçu comme indépendant de l’organisme physiologique, dans lequel il trouverait sa condition nécessaire. Il serait conçu comme une virtualité en voie de réalisation progressive, se créant lui-même de stade en stade des organes plus élevés, sur le jeu desquels il s’appuierait à son tour pour atteindre un degré supérieur. Au lieu d’y avoir antagonisme, il y aurait coopération, l’esprit étant considéré comme le principe évolutif de la matière, dont les formes seraient travaillées, dirigées, organisées par lui, et successivement élevées par lui jusqu’à la hauteur nécessaire à sa propre réalisation, c’est-à-dire à la conscience de lui-même. La conscience, l’unité de conscience viendrait encore d’en bas, comme le veut M. Ribot et comme le prouve en effet l’observation biologique. Mais elle ne serait un point terminal, elle ne se réaliserait de bas en haut qu’au point de vue scientifique, c’est-à-dire quant à la manière de se produire. Au point de vue philosophique, au contraire, la conscience serait une virtualité de l’esprit ; elle existerait virtuellement dans l’esprit, qui n’y atteindrait que parce qu’il en est la puissance. Car, pour que le terme ne fût pas contenu dans le commencement, il faudrait admettre que le plus vient du moins ; ce qui est absurde.
Peut-être même voudra-t-on aller jusqu’où va M. Armand Sabatierj, et admettre l’identité fondamentale de la matière et de l’esprit, leur distinction n’étant qu’une différence de degré évolutif et la matière n’étant qu’une forme sensible de l’esprit. Cette conception pourrait parfaitement se soutenir en elle-même, indépendamment des applications plus ou moins hasardées qu’en fait l’auteur. Néanmoins, tout ce que nous venons de dire ne nous y amène pas nécessairement ; et nous avons même un grief contre la théorie de M. Sabatier, c’est qu’elle postule au nom de la science une métaphysique déterminée, celle du monisme spiritualiste. Or le monisme spiritualiste, aussi bien que le monisme matérialiste, a contre lui des constatations expérimentales, c’est-à-dire, scientifiques, qu’il lui est difficile de surmonter. Expérimentalement, ni l’esprit ne se laisse ramener à la matière, ni la matière ne se laisse ramener à l’esprit. Il se peut, sans doute, que la différence ne soit au fond que de degré ou de quantité ; mais elle se présente à nous plutôt comme une différence de qualité.
j – Essai sur l’immortalité (1895). — Philosophie de l’effort (1903).