Histoire des Dogmes II — De saint Athanase à saint Augustin

8.
Les hérésies latines du ive siècle.

8.1 — Le donatisme.

[ Sources : 1° Avant tout, ce qui reste de la littérature donatiste, c’est-à-dire pratiquement les nombreuses citations donatistes contenues dans les ouvrages de saint Optat et de saint Augustin. 2° Les actes de la conférence de Carthage tenue en 411 entre catholiques et donatistes : Gesta collationis carthaginensis (P. L., XI, col. 1231 et suiv. 3° Les réfutations du donatisme écrites par Saint Optat, De schismate donatistarum (Ed. Ziwsa) et Saint Augustin (toutes contenues dans P. L., XLIII. On exceptera le De unilate ecclesiae, d’authenticité douteuse, et le Sermo de Rusticiano subdiacono, qui est un faux). 4° Les procès-verbaux, actes des martyrs, lettres, lois et pièces diverses relatifs au schisme, dont on peut voir en partie rémunération dans A. Harnack, Geschichte der altchristlich. Litterat., I. 714 et suiv., et dont on trouvera un bon nombre édités dans P. L.. t. VIII et XI. — Travaux : Völter, Der Ursprung des Donatismus, Leipziz, 1882. L. Duchesne, Le dossier du Donatisme, Extrait des Mélanges d’Archéol. et d’Hist. de l’Ecole française de Rome, tome X, Paris, 1890, D. H. Leclercq, L’Afrique chrétienne, I, Paris, 1904. P. Monceaux, Hist. littér. de l’Afriq. chrétienne, Paris, 1912. L. Saltet, Les réordinations, Paris, 1907, p. 59 et suiv.]

L’Église latine ne connut pas, au ive siècle, d’hérésie comparable à celle qui agita l’Église grecque. Elle se trouva mêlée sans doute aux querelles ariennes, et quelques-uns de ses évêques même fléchirent dans leur adhésion à la foi de Nicée. L’ensemble cependant resta fidèle à cette foi, et l’apaisement que devaient amener les décisions du concile de Constantinople fut assez vite réalisé en Occident, encore que retardé par l’intransigeance des lucifériens. Mais si l’Église latine ne souffrit que peu de l’hérésie arienne, il s’y produisit cependant, dans le cours du ive siècle, des déchirements et des erreurs qui intéressent au plus haut point l’histoire de la théologie et du dogme. Il les faut maintenant exposer.

Le premier de ces déchirements est le schisme donatiste. Il fut en Afrique une conséquence de la persécution de Dioclétien, comme le novatianisme avait été, dans cette même Afrique, une conséquence de la persécution de Dèce.

Ses origines historiques sont connues, et il n’entre pas dans notre plan de les raconter, non plus que de redire les détails de son histoire. Rappelons seulement que l’archidiacre Cécilien, élu en 311 pour succéder à son évêque Mensurius de Carthage, et sacré immédiatement par l’évêque d’Aptonge, Félix, avait vu se former contre lui, à la suite d’intrigues féminines et de mécontentements habilement exploités, un parti redoutable. Ce parti, qui avait à sa tête l’évêque de Casa Nigra, Donat, et celui de Tigisis, Secundus, se trouva assez fort pour provoquer, à Carthage même, en 312, une réunion de 70 évêques de Numidie dans l’intention de juger Cécilien. On lui reprochait, entre autres choses, de s’être laissé ordonner par Félix d’Aptonge, lequel, ayant été traditeur pendant la persécution — c’est-à-dire ayant livré aux païens les livres saints — était déchu par là même de l’épiscopat et n’avait pu validement ordonner Cécilien. Le fait imputé à Félix était faux, comme la suite le démontra. En tout cas, Cécilien refusa de comparaître devant le conciliabule qui l’avait cité. On le déposa, et on élut à sa place Majorinus, qui ne tint le siège que trois ans. En 315, Donat le Grand, homme habile et audacieux, lui succéda comme évêque schismatique de Carthage : et c’est de lui probablement plutôt que de l’évêque de Casa Nigra que le donatisme a pris son nom.

Le schisme était consommé. Par quels principes le justifiait-on, et quelles raisons avait-on mises en avant pour écarter Cécilien ? On lui reprochait, nous l’avons vu, d’avoir vainement reçu l’imposition des mains de Félix, puisque celui-ci était traditeur. Il y a, cachée dans ce reproche, toute une théorie sur la valeur des sacrements qu’il faut, avant d’aller plus loin, dégager et mettre en pleine lumière. Les donatistes n’ont jamais été de bien forts théologiens, et leur histoire, quand on la suit de près, montre qu’ils ont souvent varié dans l’application de leurs principesa. Ces principes eux-mêmes n’ont pas été pour eux clairs et complets dès le premier jour, et il est certain qu’ils ne sont arrivés que graduellement au système que je vais exposer. Mais enfin la logique autant que les événements les ont entraînés, et ils ont bien dû, à un moment donné, accepter les conséquences même théologiques de leurs affirmations et de leurs actes. [l semble que ce soit après la controverse avec saint Optat, c’est-à-dire après 370, que les donatistes allèrent pratiquement jusqu’au bout de leurs principes.]

a – Au fond, leur opposition a été un mouvement national des populations africaines contre l’empire, autant et plus qu’une révolte dans l’ordre de la foi. D. Leclercq, L’Afrique chrétienne, I, p. 315 et suiv.

Toute leur doctrine parvenue à son développement repose sur ces deux assertions : 1° Les pécheurs publics et manifestes, et notamment les évêques et les prêtres prévaricateurs, n’appartiennent pas à l’Église. 2° Hors de la vraie Église les sacrements ne sauraient être validement administrés.

Ils justifiaient leur premier principe par cette considération que l’Église visible doit être sainte et immaculée, et qu’elle serait souillée par l’existence en elle de membres évidemment pervers et corrompus : Ostendimus ecclesiam Domini in scripturis divinis sanctam et immaculatam fore ubique nuntiatam… Sequuntur enim apertissime blasphemantes (catholici) ut dicant Ecclesiam malorum delictis etiam manifestorum non posse maculari… Non modo moribus sed etiam corpore a malis debere (christianos) disiungi multis admodum testimoniis legalibus approbamus. Ceci est particulièrement vrai des évêques, prêtres et diacres traditeurs et notoirement indignes. Ils ne sauraient, après leurs crimes, continuer d’être membres de l’Église ; ils ont perdu leur place dans la hiérarchie. Mais ils n’ont pas perdu seulement leur place officielle : ils ont perdu aussi l’exercice de leur pouvoir d’ordre ; ils sont devenus inhabiles à administrer les sacrements. His ergo criminibus septus, esse verus episcopus non potes. Et encore : Recedens ab Ecclesia baptismum quidem non amittit, ius dandi tamen amittit. Ceci suppose la seconde affirmation des donatistes, à savoir que, en dehors de la vraie Église, les sacrements ne sauraient être validement administrés. Cette erreur avait été celle de saint Cyprien, et les donatistes, en somme, n’avaient pas tort de se réclamer ici de son autorité. En tout cas, ils reproduisaient ses arguments et demandaient, comme lui, s’il était possible, puisque l’Église était une et le Christ indivisible, de recevoir le baptême en dehors de cette Église et de ce Christ. Avec lui, ils allaient plus loin encore, et — doctrine infiniment dangereuse — ils faisaient de la sainteté intérieure du ministre la condition de la collation de la grâce : Qui non habet quod det, quomodo dat ? Toute chose, répétaient-ils, remonte à un principe, et une racine mauvaise, un arbre mauvais ne sauraient produire de bons fruits ; un mort spirituel, tel qu’un mauvais ministre, ne saurait donner la vie : Conscientia namque dantis attenditur qui abluat accipientis.

Toute l’erreur donatiste est dans ces deux principes dont, en pratique, ils étaient pourtant bien obligés parfois de corriger la rigueur. Par exemple, s’ils se montraient intransigeants à considérer comme hors de l’Église non seulement les traditeurs, mais encore tous ceux qui communiquaient de quelque façon avec eux, c’est-à-dire tous les catholiques, en revanche, ils ne poussaient à bout ni leur théorie de la sainteté de l’Église, ni leur théorie de la sainteté du ministre, condition de la validité du sacrement. Car enfin, en quoi les fautes secrètes étaient-elles moins contraires à la pureté de l’Église que les fautes manifestes, et pourquoi les pécheurs secrets n’étaient-ils pas ipso facto exclus de son sein ? Les donatistes les y souffraient cependant, et déclaraient même que leur présence ne nuisait pas aux bons. Et si la sainteté extérieure du ministre est requise pour l’administration des sacrements, si le ministre est la source de la grâce, et ne peut la donner que s’il la possède, ne faut-il pas regarder comme nuls les sacrements administrés par des pécheurs même secrets ? Les donatistes cependant reculèrent encore devant cette conséquence, et admirent les sacrements conférés par des indignes non connus comme tels : Quamvis habeat (baptizans) conscientiam maculosam, mihi tamen, quia ab eo baptizor, quia latet et nescio, sufficit quod ab eo accipio, cuius innocentem, quia in ecclesia est, conscientiam puto. Nam ideo conscientiam dantis attendo non ut, quod fieri non potest, de latentibus iudicem, sed ut si quid de illo in publica conscientia est, non ignorem.

Ce n’était pas assez toutefois pour les donatistes que de formuler des principes : pour avoir le droit de repousser les sacrements des catholiques, il fallait encore prouver que les catholiques étaient en dehors de la vraie Église ; il fallait remonter à l’origine du débat, établir que Félix d’Aptonge avait été traditeur et que, en communiquant avec lui et ses successeurs, évêques, prêtres, diacres et fidèles du monde entier — en dehors des donatistes — étaient sortis du bercail du Christ. Cette tâche, les donatistes s’y employèrent avec ardeur sinon avec succès, en tout cas ils n’y purent avancer qu’à la condition de modifier le concept de la catholicité de l’Église. Leurs adversaires en effet leur objectaient sans cesse leur petit nombre relatif, et les limites étroites de leur Église renfermée dans la seule Afrique, pendant que celle des cécilianistes remplissait le monde. Comment dès lors les donatistes pouvaient-ils prétendre à être l’Église catholique ? Ils répondirent en déclarant que le mot de catholique ne signifie pas l’universalité territoriale, mais la pureté, la sainteté, la pleine possession des sacrements : Catholicum nomen putant ad provincias vel ad gentes referendum, cum hoc sit catholicum nomen quod sacramentis plenum est, quod perfectum, quod immaculatum, non ad gentes. C’était répondre en affirmant de nouveau la thèse à démontrer.

Quoi qu’il en soit, les donatistes se persuadèrent qu’ils l’avaient suffisamment établie, et agirent en conséquence. Ils tinrent pour nuls le baptême et la confirmation des catholiques et les renouvelèrent, renouvelèrent aussi les ordinations faites après le schisme par les évêques du parti adverse, et, pour bien montrer qu’ils n’accordaient à ces nouveaux prêtres ou évêques aucun pouvoir, ne craignirent pas de profaner et de fouler aux pieds le chrême et l’eucharistie consacrés par eux.

Telle est la doctrine donatiste ; elle se résume dans une erreur sur l’Église et dans une erreur sur la valeur du rite dans l’administration des sacrements. Théologiquement, c’était fort médiocre, et le succès qu’obtint le donatisme ne s’expliquerait pas si l’on ne faisait entrer en ligne de compte les souvenirs laissés par l’enseignement de saint Cyprien, le caractère de résistance nationale contre les Romains que prit le schisme, et la forte organisation que Donat sut lui donner. Dès l’an 313, les dissidents avaient demandé à l’empereur Constantin de faire régler leur différend avec les catholiques. C’était introduire dans une question d’ordre religieux la puissance séculière, et ils eurent lieu plus tard de le regretter. En attendant, Constantin acquiesça à leur demande. Un premier synode se réunit au Latran, sous le pape Miltiade, le 2 octobre 313. Les accusations portées contre Cécilien ne purent être prouvées, et l’on fit aux donatistes des avances pour la paix. Ils les repoussèrent et sollicitèrent une nouvelle enquête. Elle démontra que Félix d’Aptonge n’avait point été traditeur ; et presque en même temps un grand concile réuni à Arles (1er août 314) condamna les pratiques des donatistes. Dans le canon 8, il interdit de rebaptiser ceux qui se convertissaient de l’hérésie, et qui avaient déjà été baptisés dans le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Par le canon 13, il décida que les clercs ordonnés par les traditeurs, s’ils étaient dignes de rester dans le clergé, n’auraient pas à souffrir de cette circonstance de leur ordination : Nam si iidem (traditores) aliquos ordinasse fuerint deprehensi, et hi quos ordinaverunt rationales subsistunt, non illis obsit ordinatio.

Déboutés de leur plainte et condamnés, les donatistes auraient dû se soumettre. Ils s’y refusèrent, et fatiguèrent si bien l’empereur qu’il consentit encore à les juger lui-même à Milan (316). Ce fut pour les condamner de nouveau et déclarer Cécilien innocent.

Dès lors, il ne leur restait plus qu’à rentrer dans le sein de l’Église ou à se révolter, car Constantin, qui les avait jugés, entendait bien que sa décision sortît son effet. Ils choisirent la révolte. Le pouvoir impérial entreprit d’obtenir l’obéissance par la force ; et alors commença entre les schismatiques appuyés par les circoncellions, et les empereurs servis par des généraux comme Ursacius et Macarius, cette lutte, intermittente il est vrai, mais qui dura un siècle, et dont certains épisodes furent si tragiques. Nous n’avons, pas ici à la retracer. Elle n’aboutit à peu près à rien, sinon à cantonner peut-être le mouvement en Afrique. En dehors de là, les donatistes purent seulement établir à Rome une communauté qui végéta et en Espagne un évêque qui resta isolé. Mais, en revanche, même à la fin du ive siècle, ils étaient, en Afrique, la majorité. Leur concile de Carthage, vers 330, réunit 270 évêques ; celui de Bagaï, en 394, en compta 310 ; à la conférence de Carthage, en 411, leurs évêques se trouvèrent 279. [Il faut cependant, pour apprécier ces chiffres, se rappeler, d’une part, que les évêchés étaient extrêmement multipliés en Afrique, et, de l’autre, que la même ville ou bourgade comptait souvent deux évêques, l’un catholique, l’autre donatiste.]

Deux causes cependant amenèrent la ruine du parti. D’abord ses divisions intestines. Une première sécession de rogatistes, qui se séparèrent, vers 370, dans la Mauritanie césarienne, ne lui fit que peu de mal ; mais le grand schisme des maximianistes qui sévit à Carthage même, et qui fut le fait de plus de cent évêques, dans les années 392 et suivantes, lui porta un coup mortel. D’autres dissidences plus personnelles aussi se produisirent, qui, sans avoir autant de portée, affaiblirent cependant la forte discipline établie par Donat le Grand. [Entre ces dissidences, il faut mentionner celle du célèbre Tychonius, esprit indépendant et sincère, excommunié par le parti, et qui se rapprocha de l’orthodoxie sans y entrer, il a laissé sur l’Écriture sainte des règles d’interprétation intéressantes. V. sur lui Traugott Hahn, Tychonius-Studien, Leipzig, 1900.]

La seconde cause fut l’influence et l’action de saint Augustin. Saint Optat avait, dès 370, dirigé contre les schismatiques un traité bourré de raisons et de faits. Par sa douceur autant que par sa science, l’évêque d’Hippone ramena bon nombre de ces égarés ; mais surtout la conférence publique de 411, où catholiques et donatistes discutèrent pendant trois jours devant le légat de l’empereur, Marcellinus, fut pour lui un triomphe. La victoire resta aux catholiques, et un grand nombre de donatistes, reconnaissant leur défaite, rentrèrent à cette occasion dans l’Église. Ce mouvement se continua les années suivantes, et dès lors le schisme déclina sensiblement. On n’en trouve que peu de traces jusqu’à la fin du vie siècle, où il paraît prendre un regain de vie sous Grégoire le Grand. Il fallut que le pape intervînt énergiquement, et que le bras séculier se fît encore sentir. L’invasion arabe de l’Afrique, qui suivit bientôt, ne tarda pas d’ailleurs à anéantir complètement ce qui en restait.

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