L’authenticité de la tradition patriarcale, prise dans son ensemble, serait à coup sûr moins contestée, si elle n’impliquait la réalité d’une histoire plus merveilleuse encore, celle des temps mosaïques. Les savants qui ne croient pas même à l’existence de Moïse rejetteront à fortiori dans le domaine de la fable tout ce qui l’a précédé ; tandis que, sauf exceptions, ceux qui admettent la réalité de l’Exode n’auront pas de peine à remonter plus haut, jusqu’aux origines mêmes de la race d’Abraham.
Moïse, en effet, n’a pu surgir comme un premier venu et imposer à ses compatriotes une religion toute nouvelle, qui n’eût pas réveillé d’écho dans leurs cœurs. Pour accréditer son mandat auprès d’eux, il lui fallait un point d’appui dans le passé. S’il n’avait pu faire appel à de lointains souvenirs plus ou moins obscurcis par le malheur et les années, mais encore vivaces dans la conscience des Israélites, il n’eût jamais réussi à vaincre leurs défiances ou leurs scrupules. Le passeport qui légitime à leurs yeux son entreprise est dans son attestation solennelle : « Le Dieu de vos pères, le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob m’a envoyé vers vous. » (Exode 3.15)
Il en résulte que la « sortie d’Egypte, » vrai jour de naissance du peuple élu, est le centre de gravité du problème de ses origines, le point capital du débat concernant la crédibilité de l’Ancien Testament. Cette prodigieuse transplantation d’Israël des bords du Nil aux bords du Jourdain renferme à la fois la meilleure garantie de la vérité des traditions relatives aux patriarches, et la seule explication plausible des destinées ultérieures de leurs descendants. Elle nous fournit la clef de l’histoire d’Israël.
Constatons d’abord les empreintes que cette « clef » a laissées dans le monde païen ; nous verrons ensuite la place qu’elle occupe dans la Bible et l’action permanente qu’elle a exercée sur la vie du peuple élu.
Pour comprendre les récits profanes du fait, lesquels diffèrent naturellement beaucoup de la version Israélite, il ne faut pas perdre de vue le moment décisif de l’exode, l’effroyable stupeur qui saisit les Egyptiens à la suite de la dernière plaie et leur fit envisager les Hébreux comme des pestiférés dont il fallait se débarrasser au plus vite. Cette impression finale, qui devait se perpétuer en Egypte et donner le ton aux narrations païennes, est décrite en ces termes par l’historien sacré :
« Pharaon se leva de nuit, lui et tous ses serviteurs, et tous les Egyptiens ; et il y eut de grands cris en Egypte, car il n’y avait point de maison où il n’y eût un mort. Dans la nuit même, Pharaon appela Moïse et Aaron et leur dit : Levez-vous, sortez du milieu de mon peuple, vous et les enfants d’Israël… Et les Egyptiens pressaient le peuple et avaient hâte de le renvoyer du pays, car ils disaient : Nous périrons tous ! » (Exode 12.30-33)
Quant aux monuments égyptiens, personne n’exigera qu’on y découvre des inscriptions célébrant l’exode des Israélites : ce serait par trop naïf ! Les potentats des bords du Nil, pas plus que les souverains de l’Euphrate, n’ont coutume de graver sur le marbre le souvenir de leurs défaites. Ah ! quand il s’agit d’exploits réputés glorieux, tels que razzias, massacres ou conquêtes, ils y mettent d’autant plus de complaisance. Alors ils écriront avec emphase ces mots d’un bas-relief :
« J’ai effacé ces peuples et leur pays, comme s’ils n’eussent jamais existé. »
Les renseignements que nous pouvons recueillir dans le pays des Pharaons sont plutôt de nature indirecte, mais ils confirment le document sacré sur des points essentiels et parfois d’une manière inattendue. L’Exode dépeint comme suit les souffrantes du peuple hébreu :
« On établit sur lui des chefs de corvée, afin de l’accabler de travaux pénibles. Il bâtit ainsi les villes de Pithom et de Ramsès, pour servir de magasins à Pharaon… Les Egyptiens réduisirent les enfants d’Israël à une dure servitude et leur rendirent la vie arrière par de rudes travaux en argile et en briques. » (Exode 1.11-14)
On sait que M. Edouard Naville a retrouvé les ruines de Pithom, qu’il y a vu inscrits les noms de plusieurs rois, dont le plus ancien est Ramsès Il (du quatorzième siècle avant Jésus-Christ), et que la disposition des murs lui parait indiquer de vastes entrepôts ou des greniers à blé. Le despote cruel, qui inaugura contre les enfants de Jacob une politique d’oppression et leur fit bâtir à l’orient du Delta deux villes frontières, dont l’une porte un nom royal, ce fut Ramsès le Grand : il n’y a plus d’incertitude à cet égard.
Il ressort, en effet, des extraits de Manéthon, prêtre égyptien, que le bannissement des « impurs » refoulés au désert, c’est-à-dire des Israélites, eut lieu sous le roi Ménophis, qui voulut par là se concilier la faveur des dieux. Or, les monuments nous apprennent que Ménophis ou Ménophtah, plus exactement Mernephtah, était le treizième fils et le successeur du grand Ramsès II, surnommé Sestesou, le Sésostris des Grecs, célèbre par ses constructions et par le canal qu’il fit creuser du Nil à la mer Rouge.
Ayant besoin de myriades d’ouvriers pour exécuter ces gigantesques entreprises, le père de Mernephtah soumit à la condition de manœuvres et aux travaux forcés les colonies de captifs étrangers qui se trouvaient dans ses états. Les peintures de plusieurs tombeaux retracent des scènes où l’on voit des prisonniers de race sémitique fabriquant des briques et élevant des murailles sous la surveillance de fonctionnaires égyptiens armés de longs fouets. Les enfants d’Israël étaient du nombre de ces malheureux. Une inscription hiéroglyphique, datée du règne de Ramsès, énumère les populations ainsi exploitées et mentionne entre autres les Aperiou ou Apuriu, qui ne peuvent guère désigner un autre peuple que les Hébreux.
Après la mort de ce tyran s’ouvrit pour l’Egypte une période de troubles et de désastres, qui favorisa la sortie des Israélites et leur établissement dans le pays de Canaan. La chronologie rabbinique fixait la date de leur exode à l’an 1314 avant Jésus-Christ. Il semble que, pour cette fois, elle ait rencontré juste : Mernephtah a effectivement régné dans la seconde moitié du quatorzième siècle.
Quand on sait que la ville de Thèbes était la capitale habituelle des Pharaons, le récit sacré renferme des traits qui ne laissent pas de surprendre au premier abord. A en juger par leurs fréquentes visites au palais royal, on dirait que Moïse et Aaron demeuraient à une faible distance. Ils habitaient pourtant au milieu de leur peuple, dans la terre de Gossen, et de là jusqu’à Thèbes il y a de vastes provinces à franchir. Grâce à l’étude des monuments, cette difficulté est aujourd’hui résolue. F. Lenormant en donne l’explication suivante :
« Les allées et venues continuelles de Moïse et d’Aaron auprès du Pharaon supposent nécessairement que celui-ci résidait à Memphis (ou à Tanis) ; or, Mernephtah est précisément le seul roi de la XIXe dynastie qui ait fait de cette seconde capitale de l’Egypte sa résidence habituelle. »
Ainsi, le livre de l’Exode témoigne d’une connaissance exacte et détaillée, non seulement de la vie et des mœurs de l’Egypte, de son industrie et de sa topographie, mais des circonstances particulières de son histoire à cette époque reculée. En faut-il davantage pour mettre le grand événement qu’il raconte à l’abri de toute contestation ?
Si les données égyptiennes sont rares, nous ne manquons pas d’autres témoignages extrabibliques. Il est assez piquant de voir une théologie dite chrétienne battre en brèche le fait qui nous occupe, alors que les Grecs et les Romains de l’antiquité ne l’ont jamais mis en doute, mais cherchent seulement, comme on pouvait s’y attendre, à l’expliquer de la façon la plus défavorable à Israël. A les en croire, le départ de ce peuple n’aurait pas été un « exode » librement résolu, une délivrance conquise de haute lutte, mais la honteuse expulsion d’une horde impure et impie, une mesure de salubrité publique ordonnée par les dieux du pays.
Il n’est pas douteux que les historiens classiques ont puisé la plupart de leurs renseignements à des sources égyptiennes. Le rôle que plusieurs d’entre eux font jouer à l’âne dans la dévotion juive le prouve suffisamment. On sait que, dans la mythologie des bords du Nil, cet animal était le symbole de Typhon, le dieu du mal, des ténèbres et du désert. Le tableau qu’on nous présente est donc plein de surcharges, d’éléments apocryphes dont il faut se défier. Toutefois, il est encore possible de démêler une part de vérité sous la caricature.
Nous ne pouvons citer en détail tous les auteurs profanes qui font mention de l’événement : Hécatée d’Abdère, selon lequel le décret de bannissement s’appliquait à des étrangers de toute race, dont une partie, la plus noble et la plus vaillante, prit le chemin de l’Hellade, sous la conduite de Danaeus et de Cadmus, pendant que la majorité, Moïse en tête, pénétrait dans une contrée encore déserte et y fondait Jérusalem, avec un temple dépourvu d’images ; Diodore de Sicile, moins judicieux, qui voit dans les Hébreux des Egyptiens impurs, des lépreux exilés de leur patrie, auxquels Moïse enseigna la haine du genre humain, et dont le sanctuaire renfermait la statue en pierre d’un homme barbu tenant un livre et monté sur un âne ; Lysimaque, qui parle aussi d’impurs chassés d’Egypte et franchissant le désert sur les conseils d’un certain Moïse, mais qui « modernise » le fait en le plaçant sous le règne du roi Bocchoris, vers l’an 750 avant notre ère ; Strabon, l’un des mieux renseignés et des plus équitables, dont le récit porte que Moïse, prêtre égyptien et gouverneur de province, n’adorant qu’un Dieu invisible, se révolta contre l’idolâtrie régnante et gagna à sa cause des sectateurs nombreux, avec lesquels il émigra dans la contrée où s’élève aujourd’hui Jérusalem ; Tacite, enfin, qui mérite une attention particulière en raison de sa célébrité.
Ce sont les guerres de Titus qui amènent le grand historien latin à s’occuper des Juifs et à s’enquérir de leur origine. Il écarte d’abord diverses opinions manquant d’autorité, entre autres celle qui assimile les Hébreux à des envahisseurs venus d’Assyrie, allusion évidente aux Hyksos. Puis il propose, comme la plus digne de créance, une version assez étendue qui n’est pas non plus exempte d’alliage. La voici en abrégé :
« Une maladie contagieuse ayant éclaté en Egypte sous le roi Bocchoris, un oracle d’Ammon signifia que le seul remède était de purger le royaume (purgare regnum) d’une race haïe des dieux et de la refouler sur d’autres terres. Ainsi les impurs furent abandonnés dans des lieux déserts. Comme tous se lamentaient, l’un des exilés, Moïse, les exhorta à ne plus attendre de secours ni des dieux ni des hommes, mais à se confier en lui comme en un guide envoyé du ciel (ut duci caelesti, crederent). Les ignares y consentirent et se mirent en route au hasard.
Ils étaient sur le point de périr de soif, quand on vit passer une troupe d’ânes sauvages qui courait dans la direction d’une roche boisée. Moïse suivit ces bêtes, conjecturant qu’un sol verdoyant devait être arrosé, et découvrit en effet de larges filets d’eau. Ce fut le salut des Hébreux. Ils se remirent en marche, et, le septième jour, ils atteignirent un pays cultivé dont ils chassèrent les habitants, et c’est là que leur ville et leur temple ont été bâtis.
Pour mieux s’assujettir la nation, Moïse établit une religion toute nouvelle, contraire à celle des autres peuples. Chez les Hébreux, on tient pour profane tout ce qui chez nous est sacré ; en revanche, on y autorise des choses qui sont infâmes à nos yeux. Ils ont placé dans leur sanctuaire l’image de l’animal qui les avait sauvés de la soif et de l’égarement, et lui sacrifient un bélier comme pour insulter Ammon. De même ils immolent le bœuf que les Egyptiens adorent sous le nom d’Apis…
Ils se reposent le septième jour, parce que ce jour-là, dit-on, mit fin à leurs peines. Tandis que les Egyptiens rendent un culte à la plupart des animaux et à des images variées, les Juifs conçoivent un Dieu unique et seulement en esprit (mente sola, unumque numen intelligunt). Aussi ne tolèrent-ils point de statues dans leurs villes ni surtout dans leurs temples. Ils n’admettent pas cette façon d’aduler les rois, d’honorer les Césars… »
On voit que Tacite n’aimait pas les Juifs, qu’il appelle plus loin une « race exécrable » (teterrimam gentem, chap. VIII). Il ne s’est pas soucié de prendre auprès d’eux des informations ou de consulter leurs livres sacrés. Le profond mépris qu’il leur voue l’a empêché d’être impartial et clairvoyant. On s’étonne qu’un historien de cette trempe ait pu accueillir avec faveur l’absurde racontar d’une statue d’âne érigée dans le saint lieu ! Et il n’a pas senti qu’il se contredisait lui-même, puisqu’il avoue que les Hébreux ne peuvent souffrir les images et que, lorsque Pompée y pénétra, leur sanctuaire était absolument vide (effigie vacuam sedem et inania arcana, chap. IX). Il n’importe ! Son témoignage n’en est peut-être que plus remarquable, car il est facile d’en retrancher les traits malveillants ou satiriques, et voici pourtant ce qui demeure :
1° Les Hébreux sont sortis d’Egypte à la suite d’une crise violente provoquée par des fléaux qui ravageaient le pays. La Bible nomme ces fléaux les « dix plaies, » et constate qu’à la fin, terrorisés par une peste meurtrière, les indigènes « pressèrent, en effet, Israël de partir. »
2° Le peuple fugitif s’engagea dans le désert, où il aurait infailliblement péri sans des circonstances extraordinaires ; mais il parvint à le franchir en obéissant à Moïse comme à un libérateur envoyé du ciel.
3° Moïse donna à son peuple une législation religieuse et morale qui n’avait pas sa pareille dans le monde, et lui inculqua, avec la foi en un seul Dieu, spirituel et invisible, l’horreur des images taillées et le respect du septième jour.
4° Au delà du désert, les Hébreux firent la conquête d’un pays où ils se fixèrent et établirent Jérusalem pour leur capitale.
Franchement, il nous semble que ce tableau ne concorde pas mal avec celui de la Bible, et que, quand des théologiens traitent l’histoire sainte comme si elle était « taillable et corvéable à merci, » nous aurions quelque droit de leur répondre : « Le païen Tacite est là pour la défendre ! »
On conçoit que des penseurs qui nient l’intervention de Dieu dans les choses humaines fassent les plus grands efforts pour rayer de l’Ancien Testament le drame héroïque des origines d’Israël, dont les trois actes principaux, racontés par l’Exode, les Nombres et Josué, sont la délivrance de la « maison de servitude, » le long séjour au désert et la conquête de Canaan ; car, quoi qu’on fasse pour en élaguer le côté miraculeux et divin, il en restera toujours assez pour justifier ces paroles du Deutéronome :
Y eut-il jamais si grand événement, et a-t-on jamais ouï choses semblables ?… Fut-il jamais un Dieu qui essayât de venir prendre à lui une nation du milieu d’une nation, par des épreuves, des signes, des miracles et des combats, à main forte et à bras étendu, comme l’a fait pour vous l’Eternel votre Dieu, en Egypte et sous vos yeux ? (Deutéronome 4.32)
Certes, les savants ont le droit de rechercher le jeu des causes secondes et de les suivre aussi loin que possible. Le procédé est parfaitement licite, quand on peut l’appliquer sans violenter les faits ni torturer les textes. Il est même des cas où l’impartialité le commande, et j’en citerai pour preuve, dans le livre de Josué (chap. 10), le fameux récit de la bataille de Gabaon, qui décida du sort de la Palestine. Il suffit de lire cet épisode avec attention dans le texte hébreu (voir la version Second) pour comprendre que les versets 12-15 sont une interpolation postérieurea, et que Josué n’a jamais « arrêté le soleil, » à proprement parler.
a – On en trouve une toute semblable dans le Nouveau Testament : Jean 5.4.
Le rédacteur anonyme, qui a la bonne foi d’indiquer la source où il a puisé ce trait (« Ceci n’est-il pas écrit au livre du Jaschar ? ») a évidemment intercalé dans le récit officiel de la bataille quelques vers d’un poème très ancien, dont il a pris le langage hyperbolique au pied de la lettre. S’il est une image conforme au goût oriental et fréquente dans les chants lyriques d’Israël, c’est celle qui représente toutes les forces de l’univers, les vents, la foudre, les astres eux-mêmes, comme luttant en faveur des fidèles et concourant à leur triomphe. Tel le cantique de Débora (Juges 5.20) :
Des cieux on combattit,
De leurs sentiers les étoiles combattirent contre Sisera.
Rien n’empêche, d’ailleurs, que le mot si topique de Josué : « Soleil, arrête-toi ! » n’ait été prononcé, et que son désir de voir le jour durer assez pour assurer la victoire d’Israël n’ait reçu un plein exaucement.
Mais s’il est facile d’éliminer ce prodige-là, parenthèse ajoutée après coup et dont l’absence allège le récit sans rien changer au cours des événements, il n’en va pas de même de la merveilleuse odyssée des Hébreux à travers le Sinaï. On ne supprime pas si aisément un miracle qui a duré quarante années et sans lequel l’existence même du peuple de Dieu ne se comprend plus. Et si le voyage n’avait duré que « sept jours, » comme l’a cru Tacite, c’est bien alors qu’il faudrait dire :
Pareil à l’aigle qui déploie ses ailes
Et porte sa couvée sur ses plumes,
L’Eternel seul a conduit son peuple ! (Deutéronome 32.5)
Rappellerons-nous la place immense que les souvenirs de cette époque créatrice occupent dans la Bible entière ? N’est-ce pas à eux que les Juifs en reviennent toujours comme à leur principal motif de louange et d’adoration, comme à une source inépuisable de consolation et d’espérance ? Leurs poètes en font le thème préféré de leurs cantiques, leurs prophètes l’argument décisif de leurs exhortations. Que les douteurs sincères veuillent prendre la peine de parcourir les pages de l’Ancien Testament et de noter l’une après l’autre toutes celles où il est question de la sortie d’Egypte ! Nous ne pensons pas qu’aucun arrive à la fin du volume sans s’être écrié avec conviction : « S’il est au monde une histoire véritable, c’est bien celle-là ! »
« Si l’exposé scripturaire du temps mosaïque, dit Köhler, n’était pas lui-même historique, au moins dans ses grandes lignes, toute l’histoire subséquente des Israélites à partir de la royauté serait inintelligible. »
Laissons le recueil des Psaumes. La plupart des hymnes qui y célèbrent le pèlerinage du désert ou le passage de la mer Rouge appartiennent au temps de l’exil, ce qui s’explique très bien par l’analogie des situations : en songeant aux anciens captifs des bords du Nil, les captifs de Babylone se sentaient encouragés et prenaient patience. Mais enfin on nous dit que les réminiscences de l’Exode ne prouvent rien à cette date, parce que la légende était depuis longtemps formée.
Reportons-nous à l’époque des premiers prophètes dont nous ayons les écrits, manifestement authentiques, et choisissons comme type le vieil Osée, antérieur à Esaïe lui-même, et qui vivait 800 ans avant notre ère, cinq siècles seulement, selon les égyptologues, après la conquête de la Terre promise. Ses oracles, d’une trempe si personnelle, ne renferment pas moins d’une dizaine d’allusions aux faits dont nous parlons. Notons les principales. Dieu dit de la race élue, personnifiée sous les traits de la fiancée de Jahvé :
« Je veux l’attirer et la conduire au désert, et je parlerai à son cœur… Et là, elle chantera comme au temps de sa jeunesse, et comme au jour où elle remonta du pays d’Egypte. (Osée 2.16-17)
J’ai trouvé Israël comme des raisins dans le désert ; mais vos pères sont allés vers Baal-Peor (allusion à l’affaire de Balaam, Nombres 25.3), et ils se sont consacrés à l’infâme idole. (Osée 9.10)
Quand Israël était jeune, je l’aimai, et j’appelai mon fils hors d’Egypte. (Osée 11.1)
Par un prophète l’Eternel fit monter Israël hors d’Egypte, et par un prophète Israël fut gardé. (Osée 12.14)
Cet exemple tiré d’Osée, multipliez-le cent fois, et vous aurez une idée approximative de la profonde empreinte que les souvenirs de l’Exode ont laissée dans les traditions israélites.
Au reste, s’il s’agissait d’une légende, elle ne saurait être tombée du ciel ni avoir surgi du néant : qui aurait imaginé cette grandiose épopée ? A quel moment de l’histoire des Hébreux, à quelle occasion aurait-elle pris naissance pour s’être enracinée à ce point dans leur esprit ? Son éclosion serait un mystère d’autant plus inconcevable qu’il soulèverait aussitôt plus d’un problème non moins embarrassant. Quelle serait, par exemple, l’origine de la plus grande fête religieuse d’Israël, celle des pains sans levain ou de la Pâque ? D’où viendrait l’usage de l’agneau immolé, qu’il fallait manger à la hâte en une seule nuit ? L’explication traditionnelle est des plus simples : La Pâque était un mémorial et son but unique était la célébration du souvenir de la délivrance d’Egypte.
Retranchez ce « souvenir, » elle n’a plus de sens, elle perd toute sa raison d’être ; tandis que l’Exode nous fournit son acte de naissance en traits lumineux et précis :
Vous observerez cela comme une loi pour vous et vos enfants à perpétuité… Et lorsque vos enfants vous diront : Que signifie pour vous cet usage ? vous répondrez : C’est le sacrifice de Pâque en l’honneur de l’Eternel, qui a passé par-dessus les maisons des enfants d’Israël en Egypte, lorsqu’il frappa l’Egypte et qu’il sauva nos maisons. (Exode 12.24-27)
Et la manne ? Si le long séjour au désert n’était qu’une fiction, comment son auteur n’aurait-il pas craint de paraître ridicule en racontant un miracle ininterrompu de quarante années, celui d’un peuple immense nourri par le pain du ciel durant toute une génération ? Car tel est bien le sens du récit, le sens que lui donnaient encore les contemporains de Jésus, lui disant après la multiplication des pains : « Qu’est-ce que ce miracle auprès de celui de Moïse ? » (Jean 6.30-31)
Et si le prétendu romancier de l’Exode connaissait le phénomène naturel de la manne, qui se produit en été sur une échelle assez restreinte, comment se fait-il qu’il le tienne pour absolument miraculeux ? Que s’il ne le connaissait pas, notre étonnement redouble, puisqu’il aurait touché juste sans le savoir et conçu en rêve une particularité du désert bien constatée aujourd’hui par les voyageurs.
Il y a plus. L’Exode supprimé, quelle serait alors l’origine d’Israël ? Elle ne remonterait guère au delà de Gédéon ou de Débora, et se perdrait dans le trouble de cette époque de corruption et d’anarchie, dont le livre des Juges nous offre le lamentable tableau, résumé dans ce mot caractéristique : « En ce temps-là il n’y avait pas de roi en Israël, et chacun faisait ce qui lui semblait bon. » (Juges 17.6 ; 21.25) Les douze tribus auraient émergé lentement du sein des populations cananéennes avec lesquelles elles étaient mélangées, auraient acquis peu à peu plus de cohésion et affirmé toujours davantage leur tendance à l’unité.
Cette opinion trouve son principal appui dans la situation confuse où gisait alors Israël. Il faut avouer que le livre des Juges, pareil à son héros Samson, qui avait la passion des énigmes, pose aussi devant nous une énigme : sommes-nous en présence d’un chaos primitif ou d’un coupable effondrement ? Est-ce le sombre crépuscule d’un beau jour éteint ou l’obscurité qui précède l’aurore ? Israël n’est-il encore qu’un enfant sauvage aspirant à prendre conscience de lui-même ou un agonisant perdu par ses excès ?…
De nombreux indices prouvent qu’il souffrait de son abaissement comme d’un état de choses anormal, qu’il avait le sentiment, non de n’être pas encore à la hauteur voulue, mais bien de n’y être plus, et que le vivant souvenir d’un passé meilleur surnageait en lui malgré tout. D’où lui venait ce nom même d’Israël, qui signifie « vainqueur de Dieu ? » N’était-ce pas un titre de noblesse légué par l’ancêtre commun ? le drapeau souvent déchiré peut-être et foulé à terre, mais reconnaissable pourtant, de l’unité spirituelle et politique d’autrefois ?
Un symptôme de cette unité brisée, d’autant plus frappant qu’il nous reporte au commencement de la période (lisez Juges 20.28), apparaît dans la conduite des douze tribus après l’abominable forfait du Lévite d’Ephraïm. Cette infamie, que la critique négative ne songe pas à traiter de légende, a un retentissement douloureux dans le cœur de tout Israël et semble réveiller le peuple élu de sa torpeur. Il se réunit « comme un seul homme, à Mitspa, » pour se former en « assemblée de l’Eternel » (Juges 20.1), après que ce cri unanime s’est élevé de toutes les parties du pays :
« Jamais rien de pareil n’est arrivé et ne s’est vu depuis que les enfants d’Israël sont montés du pays d’Egypte jusqu’à ce jour ! » (Juges 19.30)
Qu’on relise, enfin, le cantique de Débora, dont le cachet archaïque et original saute aux yeux ! La prophétesse déclare « s’être levée comme une mère en Israël » (Juges 5.7), affirmant par ce touchant symbole le principe de l’unité nationale ; elle désigne l’ensemble des tribus sous le nom de « peuple de Jahvé » (v. 11) ; elle reproche à quelques-unes de s’être complues dans un égoïste isolement (16, 17) ; elle fait allusion au « Sinaï, ébranlé par la présence de Jahvé » (v. 5) et voit dans les malheurs actuels de ses concitoyens le châtiment de leur idolâtrie :
Israël avait choisi de nouveaux dieux ;
Alors la guerre était aux portes ! (Juges 5.8)
Voilà autant de traits — et que d’autres nous pourrions ajouter ! — qui confirment nos appréciations. Les souvenirs de l’Exode, héritage sacré qui s’est transmis de père en fils et de génération en génération, ont été conservés avec une piété jalouse par la race de Jacob, ont marqué sa vie religieuse et nationale d’un cachet distinctif, et traversent tout le cours de l’ancienne Alliance comme une traînée lumineuse, sans qu’on découvre nulle part une solution de continuité. Ils constituent vraiment l’âme d’Israël, et ce serait lui arracher le cœur et les entrailles que de le dépouiller de ce glorieux patrimoine.
Vouloir éliminer de l’histoire sainte tout ce qui est antérieur à l’époque des Juges, prétendre que Jahvé n’était au début qu’un dieu palestinien comme Baal ou Kémos, et Israël l’une quelconque des nombreuses peuplades idolâtres de Canaan, c’est nous mettre en face d’une véritable impossibilité historique et morale : comment cette « peuplade quelconque » serait-elle sortie tout à coup du paganisme le plus éhonté, pour s’élever avec Samuel et David au plus pur monothéisme et devenir la source de la religion universelle, l’éducatrice du genre humain ? Ce serait là une « sortie d’Egypte » bien plus miraculeuse et inconcevable que celle racontée par l’Exode. S’il plaît encore à quelques savants de voir en Moïse un personnage fabuleux, c’est leur affaire ; mais leur fantaisie nous rappelle cet écrivain humoriste qui prouvait naguère que Napoléon Ier n’a jamais existé, et dont les considérations érudites sont ainsi résumées dans sa péroraison :
« Napoléon n’est qu’une image du soleil, et il n’est pas autre chose ; c’est prouvé par son nom, par le nom de sa mère, par ses trois sœurs, ses quatre frères, ses deux femmes, son fils, ses maréchaux et ses exploits ; c’est prouvé par le lieu de sa naissance, par la région d’où il vint en entrant dans la carrière de sa domination, par le temps qu’il employa à la parcourir, par les contrées où il domina, par celles où il échoua et par la région où il disparut, pâle et découronné, après sa brillante course, comme le dit le poète Casimir Delavigne.
Il est donc prouvé que le prétendu héros de notre siècle n’est qu’un personnage allégorique, dont tous les attributs sont empruntés du soleil. Et par conséquent, Napoléon Bonaparte, dont on a dit et écrit tant de choses, n’a pas même existé, et l’erreur où tant de gens ont donné tête baissée vient d’un quiproquo, c’est qu’ils ont pris la mythologie du dix-neuvième siècle pour une histoireb.
b – Comme quoi Napoléon n’a jamais existé. Opuscule de 46 pages. Paris, 1836.