« Parcourez avec moi la théologie des sages de la Grèce : pour eux Jupiter est l’âme de l’univers ; lorsqu’il l’a créé, il n’a fait que produire ce qui était en lui. Dans leurs livres qui traitent de la divinité, voici ce qu’ils nous ont transmis au sujet de Jupiter, et qu’ils ont puisé dans les poésies d’Orphée.
Jupiter est le premier et le dernier ; il est le maître du tonnerre : il est la tête et le centre, et tout a été produit de lui. Son sexe est à la fois celui de l’homme et de la vierge pure. Il est l’appui de la terre et de la voûte éthérée ; il est le roi souverain, le principe de vie de tous les êtres. Puissance unique, esprit unique, grand monarque de toutes choses, il possède dans son être royal, le feu, l’eau, la terre, l’air, la nuit et le jour, la sagesse qui a créé toutes choses, et l’amour des douces jouissances. Tels sont les attributs de la nature du grand Jupiter, qui sème dans le ciel comme une brillante chevelure d’or, des milliers d’astres lumineux. Deux cornes dorées ornent sa tête ; en lui se lèvent les astres du ciel, en lui ils se couchent après avoir parcouru leur orbite ; ses yeux sont le soleil et la lune qui brille de l’autre côté du firmament. Il est un esprit de vérité, un esprit royal et un air incorruptible ; il contient et gouverne toutes choses : une voix, un son, un léger bruit, une parole n’échappe pas à Jupiter, le puissant fils de Saturne. Sa tête est le siège d’une pensée immortelle ; un corps resplendissant, immense, inébranlable, robuste, aux membres vigoureux et puissants, voilà sa forme, avec de larges épaules, une poitrine spacieuse, des reins puissants. De ses épaules sortent des ailes qui le portent en tous lieux. Son ventre est la terre, mère de toutes choses, avec les montagnes aux sommets élevés ; au milieu est une ceinture formée de la mer aux vagues retentissantes ; les extrémités de ses pieds sont les fondements intimes de la terre, les régions ténébreuses du Tartare, les derniers abîmes de la terre. Son sein recèle toutes choses, et son action divine les produit à la lumière.
Ainsi Jupiter est le monde entier, la vie des êtres animés, la divinité résultant de la réunion de tous les dieux : il est personnifié sous le nom de Jupiter, en tant qu’il est un esprit dont les pensées ont créé et mis au jour l’univers. Les philosophes qui traitèrent de la nature divine donnent une telle idée de Jupiter, qu’il était impossible de le représenter sous un emblème qui rendit tous ses traits tels que nous venons de les exposer, et si quelqu’un eut imaginé la forme sphérique, il aurait pu donner une idée de son immortalité, mais non pas de sa vie, de son intelligence, de sa providence. Aussi on a donné à Jupiter la forme humaine, parce qu’il est un esprit, et que c’est par la force productrice de cet esprit qu’il a créé et vivifié toutes choses. Il est assis, parce que cette attitude exprime l’immobilité de sa puissance ; ses parties supérieures sont nues, parce qu’il se manifeste dans les substances intellectuelles et les corps célestes ; ses parties inférieures sont voilées, parce qu’il est invisible dans les choses que recèlent les abîmes du monde. Dans la main gauche il porte un sceptre, parce que ce côté est le siège du cœur, l’organe qui tient le premier rang parmi toutes les parties du corps, à cause de la faculté de l’intelligence et de la raison : or, c’est par son intelligence créatrice qu’il gouverne le monde. Dans la droite, il tient, ou un aigle, pour indiquer qu’il domine les dieux du ciel, comme l’aigle domine les oiseaux des airs, ou un emblème de la victoire, comme vainqueur de tous les obstacles. »
Voilà ce que nous lisons dans Porphyre. Après cet exposé, il ne sera pas hors de propos de nous arrêter quelques instants à examiner quel être nous font de Jupiter les poésies qu’il nous a citées. Pour moi l’idée que je m’en forme d’après ce tableau, c’est qu’il n’est autre chose que le monde visible, avec toutes les parties qui le composent ; d’abord le ciel avec les astres, qui sont comme la tête de ce grand corps ; ensuite l’air, la terre, la mer et tout ce qu’elles renferment. Or, la terre, les montagnes, les collines sont des parties du monde visible ; au milieu d’elles, la mer comme une ceinture, le feu et l’eau, la nuit et le jour, sont aussi des parties du monde. Je ne crois donc pas me tromper en pensant que le Jupiter représenté dans ces vers d’Orphée n’est autre chose que l’univers visible, un tout composé de diverses parties ; car il dit :
Tout est renfermé dans le vaste corps de Jupiter.
Et si vous voulez savoir ce qu’il entend par le mot tout : C’est, dit-il, le feu, l’eau, la terre, l’air, le jour et la nuit. Sa tête aux traits radieux, c’est le ciel resplendissant d’astres lumineux, comme une brillante chevelure d’or. Et le reste que nous avons vu. Puis ensuite il affirme que l’esprit de Jupiter, c’est l’air : philosophie identique avec celle des stoïciens qui placent dans le calorique la raison, directrice du monde ; qui disent que Dieu est un corps, et que le créateur n’est autre chose que la force du principe igné ; car je vois la même pensée dans ces vers :
Son esprit est un air pur, royal et incorruptible, qui contient et gouverne toutes choses.
N’est-ce pas enseigner clairement que le monde est une sorte de grand animal, qu’il appelle Jupiter, dont l’esprit est l’air, et le corps tous les autres êtres qui composent l’univers. C’est donc là, vraiment, le Jupiter dont le tableau nous est tracé dans les vers d’Orphée. Interprète de la pensée du poète, notre philosophe commence par souscrire à cette doctrine, en ajoutant immédiatement :
Jupiter est donc le monde entier, la vie dans les êtres animés, le dieu résultant de la réunion de tous les dieux, donnant ainsi à entendre que le Jupiter divinisé par les anciens et chanté dans ces vers n’est autre chose que ce monde visible. Or, dans la doctrine des Égyptiens auxquels Orphée avait emprunté sa théologie, lorsqu’il disait que Jupiter, c’est le monde entier, ce Jupiter est formé de la réunion de plusieurs dieux ; car nous avons vu qu’ils attribuent la divinité à chacune des parties du monde. C’est là uniquement le sens des vers d’Orphée. Cependant, non content de cette première interprétation, notre auteur en imagine une seconde toute gratuite. Le Dieu créateur de toutes choses, dit-il, est cette intelligence dont le poète avait parlé antérieurement. Mais comment l’auteur, Orphée de Thrace ou quelque autre que ce soit, aurait-il parlé d’un Dieu dont il n’avait même la première idée, puisqu’il avait puisé ses doctrines sur la divinité, chez les Égyptiens ou chez les anciens peuples de la Grèce. Or, ces peuples n’avaient jamais conçu ni confessé un Dieu, substance spirituelle : jamais ils n’avaient eu l’idée d’une intelligence invisible et incorporelle, s’il faut ajouter foi au témoignage de Platon ; car nous avons vu que dans Cratyle il affirme que les premiers habitants de la Grèce n’eurent pas d’autres dieux que ceux qui sont reconnus encore aujourd’hui chez un grand nombre de peuples barbares, savoir le soleil, la lune, les étoiles, le ciel. Nous venons d’entendre aussi Chérémon attester que les premiers peuples ne connaissaient rien au-delà du monde visible, et que leurs seuls dieux étaient les planètes et les autres astres ; que pour eux tous les êtres se résumaient dans les diverses parties du monde, et qu’ils ne s’étaient jamais élevés jusqu’à l’idée d’une nature spirituelle et incorporelle.