Préparation évangélique

LIVRE III

CHAPITRE X
RÉFUTATION DE TOUTES CES ALLÉGORIES FORCÉES

Où, comment et auprès de quel maître, je vous le demande, un poète élevé à une pareille école aurait-il puisé, pour l’exprimer dans ses vers l’idée d’un Dieu distinct de l’univers, d’un Dieu créateur du soleil lui-même, de la lune et des autres astres, du ciel et du monde entier ? D’où lui serait venue cette connaissance d’un être incorporel ? Non, il faut l’avouer, il n’en avait aucune idée. En effet, cette intelligence créatrice lui aurait-elle donné pour tête le ciel, pour corps le feu, l’eau, la terre ? Ses yeux auraient-ils été le soleil et la lune ? Aurait-il formé sa poitrine, ses épaules, ses reins, son ventre, d’un air compact ou de la terre avec les montagnes aux sommets élevés ? Qui comprendra jamais que l’air puisse être l’intelligence de l’auteur de toutes choses, l’esprit d’une substance créatrice de l’univers ? C’est donc là une pure fiction du philosophe, interprète des vers d’Orphée : c’est un fait qui n’a pas besoin d’une plus ample démonstration. Pour moi, il me paraît avoir proféré le plus abominable blasphème, celui qui a dit que Dieu est un tout résultant des diverses parties du monde, et plus encore celui qui a dit que Dieu et le monde sont une même chose ; mais par-dessus tout celui qui a ajouté que l’âme du monde est le créateur de l’univers ; car la vraie piété démontre que l’auteur et le conservateur du monde doit être quelque chose de distinct de son ouvrage. C’est une impiété qui ne saurait se soutenir, de faire du monde une sorte d’animal auquel on donne une âme répandue dans chacune de ses parties et enveloppée dans l’univers. Qu’il soit présent à tout ; que sa Providence remplisse et gouverne le monde, je le conçois ; c’est l’enseignement de nos livres sacrés, où j’aime à lire ces sentences qui n’outragent pas du moins, elles, la nature divine :

« Est-ce que je ne remplis pas, moi, le ciel et la terre, dit le Seigneur ? »

Et dans un autre endroit :

« Dieu est au ciel, en haut, et sur la terre en bas ; »

ou bien encore :

« En lui nous avons le mouvement, l’être et la vie ; »

en lui, mais non pas comme dans une partie du monde ou comme dans l’âme de l’univers. S’il était permis d’établir une comparaison entre cette théologie et celle que nous venons d’avoir sous les yeux, voyez comme nos Écritures sacrées contiennent une doctrine infiniment plus digne de la nature divine et plus frappante de vérité, lorsqu’elles disent explicitement :

« Le ciel est mon trône et la terre, l’appui de mes pieds. »

Si, en effet, pour s’accommoder à la portée du langage humain, il faut donner à Dieu une forme, voyez quelle différence dans la manière dont chacune des deux théologies l’exprime ; car qui dit trône, suppose évidemment au-dessus du trône, au-delà de tous les êtres un roi tout-puissant ; mais notre prophète n’exclut pas cependant la terre de l’attention de la Providence divine ; il veut qu’on sache que cette puissance providentielle y exerce aussi son action, et c’est pour cela qu’il ajoute :

« Et la terre est l’appui de mes pieds. »

Mais gardons-nous de chercher dans ce trône l’idée d’un corps qui est assis, ou dans ces pieds qui s’appuient, l’idée de membres d’une substance corporelle. Quant à celui qui a dit que la tête de Dieu, c’est le ciel et tout ce qu’il contient ; que son intelligence est l’air, que ses membres et son corps sont les diverses parties du monde, il est évident qu’il n’avait pas la moindre notion de Dieu, ni du créateur ; car il ne se serait jamais formé lui-même, et il ne pourra jamais être appelé une intelligence, l’être dont l’intelligence est l’air. Quel Dieu, en effet, que celui qui est composé de la terre et des montagnes, masse inerte et sans raison ! Comment supposer la raison dans un Dieu qui participe à la nature et à l’origine du feu, de l’air, de l’eau, substances matérielles, corruptibles, incapables de raisonnement ? S’il est vrai d’un côté que l’âme de Jupiter ne soit autre chose que cet éther dont on nous a tant parlé (or cet éther est un air plus raréfié qui occupe les régions supérieures et qui est de la nature du feu : il est ainsi nommé, dit-on, d’un mot qui signifie brûler), si d’un autre côté l’éther est un corps aussi bien que l’air, voyez ce que devient l’âme de votre Jupiter. Qui voudra jamais, à moins d’avoir perdu la raison, croire à un dieu dont l’âme est une substance sans intelligence : et pourtant telle est la nature de tout corps. Aussi, en parlant de Dieu, nous mettrons en principe les propositions précisément contradictoires à celles que nous avons citées. Nous disons qu’il n’est ni le ciel, ni l’éther, ni le soleil, ni la lune, ni l’armée des astres, ni en un mot le monde entier ; car ce ne sont là que des ouvrages sortis de la main d’un créateur ; encore sont-ils même petits et bornés si vous les comparez aux substances intelligentes et incorporelles ; car tout corps est sujet à la destruction, outre que jamais la raison ne peut être son partage : c’est là la condition de tout être visible. Mais au-delà de ces objets sensibles, il est des natures intelligentes, immortelles, qui vivent de la vie éternelle et bienheureuse du Dieu souverain de l’univers : celles-là sont à une distance infinie de tous les êtres visibles. Il y a donc une haute raison dans ces paroles de nos livres sacrés, par rapport aux objets sensibles :

« Je verrai les cieux, ouvrage de vos doigts, la lune et les astres dont vous avez placé les fondements. »

Et ailleurs :

« Vous avez posé au commencement, Seigneur, les fondements de la terre et les cieux sont l’ouvrage de vos mains. »

Ou bien encore :

« Levez vos regards au-dessus de vous, et voyez quel est celui qui a exposé toutes ces choses à nos yeux. »

Mais c’est assez sur la première interprétation donnée aux vers d’Orphée par notre auteur ; passons maintenant à ce qui suit. C’est, dit-il, parce qu’il était impossible de représenter Jupiter avec les caractères tracés dans les vers d’Orphée, qu’on lui a donné la forme humaine, parce qu’il est un esprit et que c’est par la force productrice de cet esprit qu’il a créé et perfectionné toutes choses. Quoi ! il était impossible de faire de Jupiter une image qui le représentât tel que Orphée nous le dépeint et il nous le représente comme composé des différentes parties du monde visible, du ciel et des choses qu’il contient, de l’air, de la terre et des choses qu’on y voit ! Mais s’il est impossible de représenter Dieu sous un emblème exprimant la réunion de toutes les parties du monde visible, parce que Dieu est un esprit, comment a-t-on pu lui donner une forme quelconque ? Est-ce qu’il y aurait dans la forme du corps humain qu’on lui a donnée quelque chose de plus en rapport avec l’esprit de Dieu ? Pour moi, je ne vois pas même de rapport entre cette forme et l’âme humaine ; car celle-ci est incorporelle, incomplexe, simple, tandis que la statue est l’ouvrage grossier d’un forgeron, représentant un corps mortel, idole sourde et muette, formée d’une matière sans âme et sans vie, à l’image d’une chair vivante. J’avoue que l’âme humaine, esprit doué de raison, immortel, impassible, me semble avoir une vive ressemblance avec Dieu, en ce sens qu’elle est comme lui une substance immatérielle, incorporelle, intelligente, raisonnable, capable de vertu et de sagesse. Si donc il se trouvait un artiste assez habile pour me représenter la forme de l’âme humaine dans une image ou une statue, je croirais aussi à cet artiste le pouvoir de peindre une nature supérieure. Mais s’il est vrai que l’âme humaine n’a ni forme, ni apparence, ni figure, et que par conséquent la parole ne la peut exprimer, ni les sens la saisir, quel est l’homme assez insensé pour prétendre qu’une idole de forme humaine puisse jamais être l’image du Dieu suprême ? Non, la nature divine, n’ayant rien de commun avec la matière corruptible, ne se manifeste qu’aux âmes pures qui la contemplent dans le silence de la pensée. Mais le Jupiter visible, que nous représente l’idole à forme humaine, n’est rien autre chose que l’image d’un homme mortel ; et que dis-je, encore d’un homme ? il lui manque pour cela la plus essentielle de ses conditions, puisqu’il n’y a pas en elle la plus légère trace de vie. Comment donc se pourrait-il faire que le Dieu suprême, cet esprit créateur de toutes choses, fût ce Jupiter d’airain ou d’ivoire inanimé ? Quelle apparence que cet esprit, créateur du monde, soit ce Jupiter, père d’Hercule et de cette foule d’enfants que la fable donne à Jupiter, de tous ces hommes qui, après avoir payé à la mort le tribut commun, ont laissé à la postérité d’impérissables souvenirs de leur nature mortelle ; car les Phéniciens, les premiers qui se soient occupés de la nature divine, comme nous l’avons fait voir dans le premier livre de ce traité, nous ont transmis la mémoire d’un Jupiter phénicien d’origine, fils de Saturne, c’est-à-dire fils mortel d’un père mortel : l’Égypte revendique l’honneur d’avoir été sa patrie ; mais les Égyptiens, d’accord en ce point avec les Phéniciens, en font toujours un mortel. Les Crétois montrent encore aujourd’hui son tombeau ; troisième témoignage du même fait. Les Atlantiens et tous les peuples que nous avons vus jusqu’ici donner à Jupiter une place dans leur histoire, en font également un être mortel. Ils citent de lui des traits qui ne sont que d’un homme, et pas même d’un homme grave et dirigé par la sagesse ; car on n’y trouve qu’infamies et turpitudes. Pour ceux qui introduisent dans les fables un sens plus élevé. Jupiter est tantôt la chaleur, le principe igné ; tantôt c’est le vent. Maintenant je ne sais comment ils en sont venus à en faire un esprit créateur de l’univers. Mais quel qu’il soit, je leur demanderai qu’ils me nomment son père, puis son aïeul ; car tous les anciens théologiens, d’un commun accord, font Jupiter fils de Saturne, et nous venons de voir Orphée lui-même l’appeler le puissant fils de Saturne : or Saturne était fils d’Uranus. Je leur accorde donc que Jupiter soit le Dieu suprême, l’esprit créateur de toutes choses : mais toujours je demanderai quel fut son père : Saturne, diront-ils. Et son grand-père Uranus. Mais si Jupiter, comme créateur de toutes choses, est le premier de tous les dieux, il fallait citer ceux qui vinrent après lui et auxquels il donna l’être ; car ou bien Saturne n’est autre chose que le temps et Uranus le ciel qui donna naissance au temps, ou bien Uranus est vraiment un homme, père de Saturne et antérieur au temps : dans l’un et l’autre cas, le Dieu qui est la cause première, le créateur de toutes choses, existait sans doute auparavant : donc Jupiter n’est plus qu’à la troisième génération depuis le ciel. Comment donc maintenant cet esprit, créateur de toutes choses, n’est-il placé qu’au troisième rang dans les généalogies des Égyptiens, des Phéniciens, des Grecs et des philosophes. L’hypothèse forgée par notre philosophe se détruit donc d’elle-même : elle tiendra bien moins encore après ce qu’il ajoute ensuite.

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