Affirmer ces choses, c’est faire une simple constatation ; ce n’est rien expliquer. Aussi bien notre tâche en ce moment n’est-elle pas d’expliquer mais de constater. La discussion du problème que pose l’observation de l’état de conscience de l’humanité naturelle viendra plus tard. Elle fera, sous le nom de problème du mal, l’objet d’une étude ultérieure (tome III). Nous n’avons pas à nous en préoccuper ici. — Mais voici de quoi nous avons à nous préoccuper : Cet état de conscience, caractérisé comme nous venons de le caractériser, est-il absolument universel ? et sans remède ? Ne souffre-t-il aucune exception ? L’homme ne peut-il y échapper ou s’en guérir ? Voilà la question que nous posons. Nous ne demandons pas comment l’homme peut y échapper ou s’en guérir ; nous ne demandons pas d’où lui vient ce remède ou ce secours, ni quelle discipline religieuse ou morale il doit suivre pour transformer l’état de conscience, pour passer d’un état de conscience anormal et douloureux à un état de conscience normal et heureux. Tout cela, qui nous occupera plus tard, ne nous inquiète pas encore. Je le répète, et il importe qu’on le comprenne, nous n’expliquons pas, nous constatons. Et nous demandons présentement si, à côté de l’état de conscience qui se manifeste par le péché et la coulpe, la déchéance et la souffrance, la perdition et l’effroi, il y en a un autre où ces caractères morbides et anormaux soient abolis, ou en voie d’être abolis, soient surmontés, ou en voie d’être surmontés ; où la disruption religieuse et psychologique de l’être humain ait fait place, ou soit en voie de faire place, à l’harmonie psychologique et à la communion religieuse ; où l’homme, au lieu de vivre dans l’avant-goût et l’effroi du jugement et de la mort, vive dans l’avant-goût et l’assurance du pardon et de la vie ; où, loin de se dissoudre et de se disjoindre, l’être humain et la conscience humaine se reconstruisent et s’engagent dans la voie d’un développement organique.
[Si oui, nous aurons trouvé, non la vérité humaine primitive (elle n’est plus à chercher, ni en droit, ni en fait celle de droit est fournie par l’obligation, celle de fait est fournie par le péché), mais la vérité humaine rédemptrice. Vérité secondaire chronologiquement, en réalité suprême, puisqu’elle seule permettrait à la première de se réaliser (permettrait à la vérité de droit de devenir un fait, et à la vérité de fait d’être éliminée) ; puisqu’elle seule permettrait à l’homme de se constituer dans l’intégrité de son être ; puisqu’elle seule serait une vérité qui serait une vie.]
A cette question, ce n’est pas à nous, c’est aux faits de répondre. Répondent-ils ? Je le crois. Et plût à Dieu — non pas qu’ils y répondissent mieux, car ils répondent suffisamment —, mais que leur réponse fût mieux connue, c’est-à-dire qu’ils eussent été mieux observés, mieux étudiés, mieux classés ; qu’une psychologie religieuse et morale plus scientifique s’en fût davantage occupé, et qu’au lieu de rester dans un demi-jour perpétuel, épars dans l’histoire et à peine connus d’une connaissance superficielle et stérile (que chacun d’ailleurs peut révoquer en doute), ils eussent été rassemblés, discutés, approfondis, mis en lumière et imposés à l’attention scientifique à la fois de l’Église et du monde ! Car, vous l’avez deviné, c’est du fait de conscience chrétienne que je parle en disant qu’il répond à la question, et c’est de lui que je prétends qu’on y observe les caractères que nous cherchons comme la contre-partie exacte des caractères de la conscience naturelle.
On nous demandera : pourquoi du fait de conscience chrétienne et pas du fait de conscience bouddhique ? ou mahométane ? ou confucianiste ? N’est-ce pas préjuger de la question que d’en négliger les termes possibles ? Et n’est-ce pas témoigner d’un parti-pris singulièrement arbitraire que de passer d’emblée de la conscience naturelle à la conscience chrétienne ?
A cette objection nous avons bien une réponse, mais nous confessons qu’elle est scientifiquement insuffisante ; nous protestons en même temps que nous ne sommes pas entièrement responsables de ce déficit. Si elle n’est pas suffisante, en effet, c’est que l’étude dont nous parlions tout à l’heure n’a point été faite encore : l’étude des religions comparées au point de vue du phénomène de conscience propre à chacune d’elles. Cette étude seule nous permettrait peut-être de faire sans arbitraire le saut qu’on nous reproche. Malheureusement cette étude n’est pas faitea ; et elle ne se fera ni par un seul homme, ni en une seule fois. Nous confessons donc être en même temps irresponsable et passible de l’objection.
a – Elle est faite, mais à un autre point de vue : au point de vue historique et extérieur. Cela est utile, mais ne mène à rien de décisif.
Cependant nous ne sommes pas absolument sans arguments pour légitimer notre position. Nous partons de la supériorité indiscutable du christianisme sur les autres religions. [Supériorité de valeur religieuse et morale : elle s’impose peu à peu, l’humanité y accède et n’en revient pas ; supériorité de valeur psychologique : elle a fait des peuples chrétiens les peuples historiques.] Et, fort de cette supériorité, nous procédons par un a fortiori : Si les autres grandes religions positives étaient capables de nous fournir le phénomène de conscience que nous cherchons, a fortiori le christianisme, supérieur à toutes les autres, sera-t-il capable de nous le fournir. Et si au contraire le christianisme ne le fournit pas, a fortiori les autres religions en seraient-elles incapables. — Je le répète, l’argument n’est pas scientifiquement suffisant, mais il contient une assez grande part de probabilité pour que nous puissions nous en contenter provisoirement. Je dis provisoirement et pour orienter nos recherches du côté du christianisme ; car une fois notre étude achevée, nous saurons par ses résultats très nettement à quoi nous en tenir.