La théologie anglaise reçut une vive impulsion du grand mouvement philosophique, dont la chute de l’ascendant d’Aristote, fruit des travaux de François Bacon (1561-1626) donna le signal, mais l’absence de méthode ne lui permit pas de prendre un essor aussi puissant que celui, dont la théologie allemande donna le spectacle au monde.
L’illustre chancelier de Vérulam fut l’interprète inspiré du génie de sa race, en revendiquant énergiquement les droits de l’expérience dans les questions scientifiques et politiques, et en donnant au génie pratique de l’Angleterre une impulsion, qui, tout en étant profonde et durable, ne fut pas toujours salutaire[a]. L’Angleterre avait pris sous le règne d’Elisabeth le premier rang parmi les nations européennes ; son patriotisme, ravivé par les luttes avec l’Espagne et par la passion religieuse, inspirait ses premières tentatives de commerce et de colonisation. Toutes ces circonstances, jointes aux progrès nombreux accomplis dans les sciences mathématiques, mécaniques et physiques, dans les découvertes multipliées, accomplies depuis un demi-siècle sur terre et sur mer, contribuèrent fortement à développer le génie pratique et réaliste de la Grande-Bretagne, et à préparer un conflit inévitable entre les traditions religieuses et spiritualités du passé et les aspirations terrestres et pratiques du présent.
[a] La meilleure édition est la suivante : Francis Bacon’s Works by Basil Montaigu, 16 vol., 1825-1834. Nous étudions surtout le De dignitate et augmentis scientiarum, et le Novum organum.
Bacon donna à cette tendance encore vague sa formule scientifique, en affirmant que l’empirisme était la seule méthode capable d’assurer le progrès des sciences ; il sait toutefois conserver à l’égard du monde de la foi une attitude convenable. Bacon veut que la théologie demeure souveraine sur son propre terrain, mais les arguments, sur lesquels il appuie cette affirmation, montrent clairement qu’il n’assigne à la philosophie qu’un rôle secondaire et indigne d’elle, en la parquant pour ainsi dire dans le seul domaine de la nature, et qu’il ne voit dans la théologie que la révélation d’une loi arbitraire de Dieu.
[Comparez H. Ritter, Geschichte der christlichen Philosophie, Band VI, 309. Il conçoit une réforme des sciences, basée sur l’interprétation de la nature substituée aux anticipations de l’esprit. Les citations empruntées dans le texte au De augmentis scientiarum, s’appliquent pour la pagination à l’édition de Francfort de 1665.]
La science de la nature est pour lui, au même titre que la Parole de Dieu, un aliment salutaire et précieux de la foi. La nature nous révèle la puissance de Dieu, la Bible sa volonté. La base de la théologie est la parole révélée, et non la lumière de la nature. Nous devons croire à la parole révélée, quand même elle contredit notre raison, car nous devons offrir à Dieu le sacrifice de notre pensée, aussi bien que l’obéissance de notre volonté. Bacon admet par un simple acte de foi l’origine divine de la Bible. C’est ce que peut nous expliquer le principe, qui lui fait accorder à la foi une plus grande valeur qu’à notre puissance actuelle de connaître. L’esprit, pour apprendre, souffre les atteintes de la matière et dépend des impressions des sens ; dans l’acte de sa foi l’esprit est saisi sans intermédiaire par l’Esprit, qui est un instrument de connaissance plus pur et plus digne (258-259).
Bacon semble affirmer dans ce passage la perception immédiate de la divinité des saintes Écritures, car il dit ailleurs (262) que Dieu les a gravées lui-même dans le cœur de l’homme. On ne doit pas, toutefois, attacher une importance exagérée à cette affirmation, car nous le voyons dans d’autres passages (230) soustraire les principes de la religion à toute étude positive ou critique, parce qu’ils ont un caractère positif, obligatoire et qu’ils procèdent de la puissance absolue de Dieu. Nous ne pouvons même pas, selon Bacon, obtenir, au moyen des ressources de la raison et de la science humaines, le sens véritable des Écritures. Nous devons recourir à d’autres méthodes que celle du simple contexte, et nous rappeler, que les volontés divines s’appliquent à tous les besoins, à tous les temps, et se règlent suivant les circonstances. Cette dernière thèse ouvre une large porte à l’arbitraire de la raison humaine et à mille interprétations aussi contradictoires qu’intéressées, bien que Bacon ne craigne pas d’exiger de la part du fidèle une soumission aveugle à tous les enseignements les plus absurdes et les plus irrationnels en apparence, pour assurer une adoration plus humble de la majesté divine, et un triomphe plus éclatant de la foi sur l’orgueil naturel. Bacon ne semble pas même soupçonner la possibilité d’une illumination de la raison humaine par la vérité révélée. Il n’envisage la foi que sous le point de vue d’une soumission aveugle à des mystères inexplicables. Sa conception étroite de la théologie ne laisse pas plus de place à la grande idée de la foi devenant une science divine qu’à la pensée, réjouissante pour l’âme, que l’Évangile peut lui communiquer l’assurance inébranlable de son salut. La foi ne peut pas devenir le principe vivant d’une science féconde dans son système, qui sacrifie presque entièrement le principe matériel au principe formel. Bacon envisage comme excessive et comme digne des rabbins ou des disciples de Paracelse la pensée d’assurer à la Bible une perfection si complète et si absolue, qu’on doive y chercher aussi, à moins de retomber dans un véritable paganisme, la philosophie tout entière. Ce serait, dit-il, chercher les morts parmi les vivants, ce qui serait aussi condamnable, que si les vivants voulaient être tirés du milieu des morts, c’est-à-dire la théologie être déduite de la philosophie. Ces expressions exagérées n’ont en réalité d’autre but que d’assurer à la philosophie et à la théologie leur activité et leur indépendance réciproques.
Le point de vue, sous lequel Bacon envisage la nature, offre des caractères assez marqués de sensualisme et de matérialisme, recouverts d’un certain vernis de délicatesse, puisqu’il admet que toute la matière est vivante. Il ne veut pas admettre dans sa philosophie de la nature l’existence de causes finales, et n’étudie que les forces, qui agissent directement sur la matière, bien qu’il repousse l’atomisme de Lucrèce, parce qu’il ne peut ramener dans sa pensée le multiple à l’idée de l’unité. Il lui est impossible d’exclure absolument de son système la vie morale et la théologie naturelle, et il se voit contraint d’aborder encore, sur ce terrain de l’expérience, la question des rapports entre la foi et la philosophie, puisque le cœur, auquel s’adresse l’Évangile, est un élément de la raison. En fait il considère comme appartenant à la lumière naturelle qui éclaire toute intelligence humaine (ce qui semble en contradiction avec les attaques, qu’il dirige ailleurs contre les idées innées) l’instinct intérieur, qui obéit à la loi de la conscience, et qui est une étincelle de la pureté primitive, échappée au grand désastre de la chute (259). Mais pour lui cette lumière intérieure ne joue qu’un rôle négatif, et est plus propre à censurer l’homme pour les fautes qu’il a commises qu’à lui inculquer le sentiment clair et précis de ses devoirs. La théologie naturelle, elle aussi, peut bien convaincre l’athéisme de mensonge, mais ne peut pas servir de base à la religion positive, parce que les principes fondamentaux de toute religion sont formels, se démontrent eux-mêmes et ont pour base non pas la raison, mais l’autorité. Toutefois il assigne à cette raison, qu’il relègue sur l’arrière-plan, un certain rôle, et lui donne pour mission d’exposer les principes et les éléments constitutifs des mystères de la religion et d’en tirer certaines conséquences, tout en évitant avec soin de leur assigner une importance égale à celle des principes, sur lesquels ils reposent, et de tomber dans la subtilité d’une fausse dialectique.
Les principes de Bacon ont été combattus par un penseur, qui demeura toutefois son ami, Edouard Herbert de Cherbury (1581-1448)[b]. Herbert affirme contre l’empirisme de Bacon l’existence des idées innées, tout en estimant qu’elles doivent être stimulées et réveillées dans l’âme par l’expérience. Il croit aussi à l’existence de principes fondamentaux, qui répondent à la nature, comme l’homme, microcosme, monde en miniature, est en rapport avec le macrocosme, ou ensemble de l’univers. L’ensemble de ces principes fondamentaux constitue à ses yeux la morale, et la religion elle-même, à laquelle il a consacré le plus grand nombre de ses travaux. Il entend substituer aux mystères, que la théologie officielle veut imposer à la foi (bien qu’elle ne puisse pas en établir clairement la valeur intrinsèque pour la vie religieuse et morale), les éléments vitaux de la religion, qui servent de base à toutes les religions naturelles ou révélées. Bien loin d’être, comme on pourrait le croire d’après de semblables prémisses, hostile à la foi en la révélation, il prétend avoir appris, grâce à une révélation intérieure, quels sont les points essentiels, qui se retrouvent dans tout système religieux digne de ce nom. Ces points sont au nombre de cinq : l’existence d’un être suprême, l’adoration de cet être, la piété et la vertu, bases du culte qui lui doit être offert, l’expiation du péché par la souffrance et le repentir efficace, enfin l’affirmation d’une sanction divine pour les bons et pour les méchants, sur la terre aussi bien que dans une autre économie. Ces vérités sont possédées par la raison humaine sous la forme d’idées innées ; elles peuvent, suivant les besoins et les circonstances et en se répandant au dehors, servir de base à une révélation positive, mais toute révélation doit être soumise par la raison à une critique minutieuse et sévère, avant d’être acceptée par elle. La repentance du coupable constitue pour Herbert la convalescence de l’âme, et s’appelle le sacrement de la nature. Ces principes fondamentaux de toute religion ont été obscurcis et dénaturés par les intrigues intéressées des prêtres. Le christianisme les a remis victorieusement en lumière ; atteint lui-même par l’erreur dans son développement historique et corrompu par le préjugé, il doit être à son tour l’objet d’une réforme, dont Herbert proclame l’opportunité en même temps qu’il en affirme la nécessité.
[b] De veritate prout distinguitur a revelatione, a verisimili, a possibili et a falso, 1624. De religione gentilium errorumque apud eos causis, 1645 ; édition plus complète, 1663.
Cette conception des idées innées, bien loin de servir de transition entre la philosophie et le christianisme, aboutit en fait à un redoublement d’attaques et de critiques dirigées contre la révélation, que l’on déclarait incapable d’apporter de nouveaux éléments de vérité au monde. Le système empirique et matérialiste de Hobbes poussa l’opposition à l’extrême et exerça sur le développement des esprits en Angleterre une influence désastreuse et profonde.
A l’exemple de Descartes et de Bacon, Thomas Hobbes (1588-1679) veut maintenir une ligne de démarcation profonde entre la théologie et la philosophie, mais la méthode mathématique de Descartes se transforme chez lui en une conception mécanique et matérialiste de l’univers. Il ne se propose pas, comme Bacon, la réforme des sciences naturelles, mais concentre surtout son attention sur la morale et sur la politique, qu’il envisage comme des branches de la physique et qu’il veut étudier d’après la méthode de la physique mathématique[c].
[c] L’édition la plus complète de Hobbes est celle de sir William Molesworth en 11 volumes pour les œuvres anglaises, 1839, et 5 pour les œuvres latines, 1839-1843.
Hobbes, conservateur convaincu en politique, et désireux de voir l’Angleterre recouvrer avant tout la paix et la grandeur, que les guerres civiles avaient gravement compromises, et auxquelles les controverses religieuses avaient fait succéder une période déplorable de confusion et de désordre, ne recula pas devant les moyens extrêmes pour atteindre le but qu’il se proposait. La théorie qu’il a conçue, aboutit à l’absolutisme extrême, et soumet sans contrôle tous les citoyens à l’arbitraire de l’État, qu’il s’agisse d’une république ou d’une monarchie, de questions politiques ou religieuses.
Hobbes n’admet ni idées innées, ni conscience naturelle. Il est au fond un nominaliste sensualiste et sceptique. Selon lui, toute connaissance procède chez l’homme des impressions perçues par les sens ; les catégories et les formes de notre pensée ne sont que des répercussions de nos sensations, répercussions que nous désignons par des noms et par des signes. Les réactions qui s’opèrent en nous contre les perceptions extérieures reçoivent de nous le nom de volonté. La morale elle-même ne doit être considérée que comme un ensemble de sensations, car il n’existe dans la nature rien en dehors de la matière, et Dieu lui-même n’est pas autre chose qu’un esprit matériel, qui ne peut se révéler à l’âme que sous une forme sensible. Ce que nous appelons bonheur se réduit à l’affirmation de notre personnalité et nous désignons sous le nom de bien les objets de notre convoitise. Le principe constitutif de la morale de Hobbes est un égoïsme absolu, qui ne trouve ses limites que dans l’intérêt public, et que la police politique doit restreindre, pour préserver d’une anarchie inévitable la société civile. Tous les hommes aspirent à la domination, et en principe tout appartient indistinctement à tous. Or, comme le droit se trouve du côté du plus fort, le chaos serait le fruit de l’application directe d’un pareil principe. Aussi un accord de tous devient-il nécessaire, et tous doivent-ils s’entendre pour déléguer tous leurs pouvoirs à l’un d’entre eux, qui représente l’État.
Hobbes se trouve sur ce point d’accord avec Mariana et avec tous les casuistes catholiques pour faire procéder du chaos populaire les droits du pouvoir absolu. Cette théorie s’appuie, non pas sur les idées supérieures du droit et de l’État, mais sur la nécessité de sortir du désordre, sans en altérer le principe, qui est l’arbitraire absolu. Le pouvoir ainsi constitué par l’abdication volontaire entre les mains d’un seul de tous les égoïsmes particuliers, devient l’âme du monstre gigantesque ou Léviathan, dont les membres obéissent aveuglément à l’âme qui les dirige. Cette âme monstrueuse est le Dieu mortel, ou représentant de Dieu sur la terre, seule source du droit. L’Église n’est rien dans ce système, car il y est dit que Christ n’a point pu fonder un royaume des rachetés, avant d’avoir acquitté le prix de sa rançon, et le royaume, dont il est appelé à être le chef, ne sera manifesté que lors de son retour sur la terre aux derniers jours. Ces considérations suffisent pour montrer quelles affinités étranges existent entre la théorie de l’obéissance absolue, formulée par les Stuarts et défendue par le banc des évêques, qui veut assigner à la royauté une origine divine, et le système d’un matérialisme absolutiste sans pudeur, qui foule aux pieds la liberté morale et ne tient aucun compte des droits de la personnalité humaine.
[La théorie de l’obéissance passive fut formulée aussi, bien qu’à un autre point de vue, par le clergé anglican du dix-septième siècle. Voir l’ouvrage de sir Robert Filmer (mort en 1647) : The freeholders grand inquest touching our sovereign lord the king and his parliament, 1679. Patriarcha, or the natural power of kings, 1680. Les non-assermentés professèrent les mêmes principes après 1688. Voir l’ouvrage de Macaulay. Cette opinion fut professée en Danemark par l’archevêque Swaning (Idea boni principis, 1648) et Jean Wandalin ; 1664, qui contribuèrent à l’affermissement du pouvoir royal : en Suède par Arsenius et Lundius.]
Hobbes est bien contraint de reconnaître que le prince n’a ni prise, ni droit sur les sentiments intérieurs de ses sujets, mais il lui concède la puissance absolue sur l’homme extérieur tout entier et sur la langue elle-même. Le sujet doit obéir à l’ordre du souverain, qui lui enjoint de blasphémer Dieu ou Christ, et qui est seul responsable des conséquences du blasphème. C’est le souverain qui prescrit à ses sujets, selon son bon plaisir, la religion, le culte, les doctrines qu’ils doivent professer ; c’est de lui que dépend la canonicité des livres saints ; en sa qualité de souverain pasteur, il ordonne les évêques. Infaillible en vertu de son mandat, il peut condamner comme hérétiques tous ceux qui s’opposent à ses volontés.
Ce système éhonté, et tout imprégné du plus grossier matérialisme, est une réaction désespérée contre l’anarchie effroyable d’un subjectivisme en délire. En fait il ne combat l’arbitraire qu’avec les armes de l’arbitraire, et repose sur l’égoïsme absolu, sur l’amour de la paix à tout prix, au prix même des biens les plus précieux de l’âme. L’instinct vivant de conservation, que possède l’animal lui-même, entraîne au suicide moral Hobbes, qui en est venu à douter de la puissance de la vérité.
Cette nécessité dialectique de recourir, pour combattre l’arbitraire du subjectivisme, au despotisme d’une autorité extérieure, qui domine par la crainte ceux sur lesquels la raison est impuissante, retombe elle-même dans l’arbitraire par un autre côté. Des puissances crées par l’imagination et divinisées par elle ne sauraient, par ce seul fait, devenir des Dieux véritables. L’individualisme et l’autorité doivent se combattre et se renverser tour à tour jusqu’au jour, où ils se seront réciproquement pénétrés et compris. C’est alors seulement que l’autorité sait tenir compte des droits de la liberté, qui retrouve surtout son expansion dans l’intelligence de la véritable autorité. Hobbes n’a pas su comprendre l’union féconde des principes d’autorité et de liberté, réalisée dans le domaine religieux par la Réforme, union que d’ailleurs le dix-septième siècle avait de nouveau détruite dans la théorie et dans la pratique.
Tous les documents semblent attester que l’athéisme et l’incrédulité étaient très répandus en Angleterre pendant cette période. Toutefois, le peuple, considéré dans ses éléments constitutifs, n’était pas encore mûr pour le matérialisme et était tout à fait incapable de comprendre et d’adopter le système de Hobbes. L’esprit de l’empirisme n’avait pas encore jeté dans la patrie de Scot Erigène, d’Anselme et de Duns Scot des racines assez profondes, pour détrôner la philosophie spéculative et pour faire accepter à la nation l’abandon des plus graves problèmes de la vie spirituelle. Bien au contraire, nous voyons, après le discrédit dans lequel est tombé le système d’Aristote, s’élever sur ses ruines l’école de Ralph Cudworth (1617-1688)[d], qui, sans contester les progrès et les conquêtes des sciences naturelles, oppose à l’empirisme, à l’athéisme et au matérialisme une philosophie toute pénétrée de l’esprit de Platon. Cudworth a compté parmi ses disciples John Norris (1657-1711)[e], Samuel Parker (1640-1687), évêque d’Oxford et surtout Henri More (1614-1687)[f].
[d] The true intellectual System of the universe wherein ail the reason and philosophy of atheism is confuted, and its impossibility demonstratad, 1678. Edition latine, 1773.
[e] An essay towards the theory of the ideal or intelligible world, 200, London, 1701-1704, offre de grandes analogies avec Malebranche.
[f] Theological Works, fol. 1708. Opera theologica, 1675. Philosophica, 1679, 3 vol. in-fol.
[De même l’évêque de Chestar, J. Wilkins, 1614-72, qui veut diriger la théorie mécanique, en élevant ses pensées jusqu’à la pluralité possible des mondes habités, et en montrant les miracles de la mécanique.]
Cudworth chercha à concilier la méthode des sciences naturelles et la méthode psychologique, par l’admission d’une force plastique de la nature et de la vitalité innée de chaque atome. Comme Jean-Baptiste von Helmont, il enseigne que la nature agit, non pas du dehors comme l’art, mais par une puissance intérieure et latente dans les êtres. Bien loin de combattre la physique des atomes, il croit pouvoir la placer à la base de ses spéculations théologiques, tout en affirmant avec une énergie inébranlable les causes finales. On ne saurait, dit-il, abandonner les mouvements des atomes à leur caprice, c’est une force spirituelle qui leur imprime le mouvement. Mais, comme il croit au-dessous de Dieu de s’abaisser jusqu’à d’aussi puérils détails, il admet avec sa puissance plastique un être intermédiaire entre Dieu et le monde. Cette puissance intermédiaire présente deux caractères, que l’on ne peut séparer l’un de l’autre, car d’un côté elle est tellement unie aux choses, auxquelles elle communique le mouvement, que l’on est en droit de parler d’une loi de la nature, qui ne laisse presque plus de place à l’impossible et au miracle, et, d’un autre côté, elle ne fait qu’obéir aux lois absolues que Dieu veut bien lui imposer. Nous retrouvons dans cette conception de Cudworth le même intérêt, qui a inspiré aux Alexandrins la théorie du Logos. Seulement, Cudworth envisage cette force plastique comme limités et faillible. Cette limitation qu’il impose à l’intervention de l’action divine dans le monde trahit déjà des tendances déistes. Toutefois, le déisme de Cudworth est contre-balancé chez lui par d’autres influences, et Henri More affirme que son école se propose, en opposition avec le cartésianisme, qui veut bannir entièrement Dieu de l’univers, d’y faire reparaître et d’y manifester son action directe (ce que nient les cartésiens, qu’il appelle nullibistes : Nullus ibi, in spatio Deus), et en attribuant à l’espace une certaine spiritualité. Il nous rappelle sur ce point la doctrine de Newton, qui voit dans la toute-présence de Dieu le sens universel, qui relie Dieu avec le monde par la conscience qu’il retire de ses actes et par l’influence qu’il exerce sur lui par son moyen, sens universel et subtil, que l’on peut appeler espace et éther. Œtinger a reproduit cette théorie, dont Lotze et Weisse se sont aussi rapprochés de nos jours.
Cudworth, More et Norris attachaient à l’établissement d’une base théologique sérieuse du principe moral une importance plus grande encore qu’à la définition nette et précise de la méthode des sciences naturelles. Cudworth a eu le rare mérite d’opposer aux premières attaques du déisme et du matérialisme une résistance si énergique, qu’elle a réagi sur la théologie elle-même et a exercé une influence salutaire sur son développement ultérieur. Cudworth, en effet, ne se borne pas à attaquer le matérialisme atomistique, mais tourne aussi son argumentation puissante et victorieuse contre le théisme immoral, c’est-à-dire contre la doctrine qui fait reposer sur le seul arbitraire divin les distinctions établies par la conscience humaine entre le bien et le mal, et le théisme fataliste qui, tout en reconnaissant une différence entre le bien et le mal, fait tout dépendre indistinctement de l’action directe de Dieu, et supprime du même trait toute la morale avec la liberté de l’homme. Le bien, selon Cudworth, est immanent en Dieu, et Norris complète cette affirmation en le montrant indépendant en Dieu de tout arbitraire possible[g].
[g] A treatise concerning eternal and immutable morality, 1673. On freedom, with notes by J. Allen. London, 1838. More, Enchiridion ethicum. Amsterdam, 1695.
Mais le platonisme de cette école célèbre imposait à ses contemporains un effort intellectuel ou plutôt un cercle d’idées, auquel le plus grand nombre étaient devenus à peu près étrangers. C’est ce que nous voyons pour les écrits d’hommes distingués qui, tout en combattant avec Cudworth le matérialisme de Hobbes, ne pouvaient pas accepter sa théorie des idées innées. C’est ainsi que Richard Cumberland[h] veut apprendre de l’expérience seule que la loi naturelle développe en nous, non pas, comme le veut Hobbes, l’égoïsme absolu, mais, comme l’enseigne Hugo Grotius, l’instinct social, qui sert de contre-poids à l’égoïsme naturel. Joseph Glanville (1636-1680)[i], en vient même à douter de la possibilité d’une application de la loi de causalité.
[h] De legibus nature disquisitio philosophica, 1672.
[i] Skepsis scientifica, or confess ignorance the way to science, in-4°, 1665.
Un scepticisme aussi absolu, et qui devait exercer une influence funeste jusque sur le terrain de la vie pratique, ne pouvait avoir, en réalité, que peu de prise sur le fond même du génie anglais. Celui-ci chercha à se frayer par lui-même une voie nouvelle[j], quand les excès des indépendants du temps de Cromwell lui eurent rendu suspect tout enthousiasme religieux, et lui eurent fait envisager comme une folie sectaire tout appel fait à l’action immédiate du Saint-Esprit. Il ne voulait plus retomber sous le joug de l’autorité ecclésiastique, qu’il s’agit de Rome ou de la hiérarchie anglicane, et à ses yeux, l’argument, qui fait reposer la foi sur la Bible, et l’autorité de la Bible sur l’infaillibilité de l’Église, n’avait plus qu’une bien faible valeur.
[j] Voir The Oxforder essays and reviews, 1861, éd. 5, 254-329. Tendencies of religious thought in England, 1688-1750, by Mark Pattison, rector of Lincoln-College, Oxford. Sa conclusion, p. 329, et la question qu’elle renferme, trouvent leur réponse dans l’histoire de la théologie allemande.
[Cudworth dans la préface de son Intellectual system, avait dit comme Calvin : que la foi scripturaire n’est pas simplement l’acceptation historique de savants arguments laborieusement rassemblés, ou de simples témoignages, que c’est plutôt une puissance divine et supérieure, déposée dans l’âme par la grâce et qui se trouve dans un merveilleux rapport avec la divinité. Voir H. More, Discourse of the true grounds of the certainty of faith in points of religion. Theological Works, 1,765.]
Les vérités du salut, qui sont renfermées dans la Bible, possèdent, en effet, une puissance intrinsèque, capable de s’affirmer à l’âme et d’agir sur elle avec efficace, mais ces vérités ne sauraient être identifiées avec le livre qui les renferme ; elles peuvent exister et se manifester sous des formes multiples. Aussi leur divinité ne prouve-t-elle nullement la divinité du livre ou son inspiration plénière. Cette distinction si naturelle, que Luther avait lui-même entrevue et formulée (bien que ses successeurs l’aient oubliée plus d’une fois), ne fut jamais comprise par la théologie anglaise, qui ne sut pas davantage reconnaître l’indépendance relative du principe matériel. C’a été de tout temps pour elle une grande cause de faiblesse que l’étroitesse des défenseurs de la révélation qui, en ne donnant pas au principe de la foi toute l’importance qu’il comporte, rendirent impossible tout développement de la pensée dogmatique, tandis que les partisans de la libre spontanéité de l’âme croyante ne savaient comment la rattacher à l’enseignement scripturaire, et tombaient eux-mêmes dans ; une conception vague et stérile de la liberté, ou dans les égarements plus dangereux encore du fanatisme et de l’inspiration directe.
L’esprit anglais, dont la foi en l’autorité de la Bible et de l’Église avait été si fortement ébranlée par les convulsions religieuses et les premières attaques du déisme, chercha, depuis la révolution de 1688, son équilibre et son point d’appui dans la raison, et comme les grandes conceptions philosophiques lui faisaient défaut, ce fut la raison pratique, le sens commun, qu’il choisit comme l’arbitre suprême des vérités conformes à l’intérêt général. C’est à cet ensemble de circonstances que John Locke, le défenseur de la raison pratique, a dû sa grande réputation et son influence immense sur les esprits, qui tous, à quelque tendance qu’ils se rattachassent, rationalisme ou supranaturalisme, en appelaient au tribunal suprême de la raison, avec cette seule différence, que les supranaturalistes voulaient lui prouver par des arguments empruntés à sa propre méthode, qu’elle devait reconnaître en dehors de l’expérience journalière des sources historiques et surnaturelles de connaissance, tandis que les rationalistes se croyaient pour le même motif en droit de nier la réalité de ces sources supérieures de connaissances. Nous avons désigné par là la méthode et la base commune de ces deux écoles rivales, qui se combattirent pendant soixante ans, jusqu’à ce qu’un principe supérieur vint s’élever sur leurs ruines et les reléguer dans un égal oubli.