Demeure-Ferme-en-prière. – Le monde avec sa vaine gloire.
Ils étaient arrivés presque sur les limites du Terroir-enchanté, lorsqu’un bruit solennel vint frapper leurs oreilles ; c’était comme la voix de quelqu’un qui aurait été dans une grande anxiété. S’étant avancés et ayant cherché de leurs yeux, ils découvrirent un homme qui se tenait à genoux, les mains jointes et les yeux élevés vers le ciel. Il avait l’apparence d’un suppliant en instances auprès de son supérieur. Mais il leur était impossible de se rendre compte de ce que disait cet homme ; toutefois, ils allaient doucement pour ne pas l’interrompre. Dès qu’il eut fini sa prière, il se releva et se mit à courir vers la cité céleste. C’est alors que M. Grand-Cœur l’appelant, lui cria : Holà ! Écoutez, l’ami, si, comme je le pense, vous allez à la cité céleste, souffrez que nous allions de compagnie avec vous. – À ces mots, l’homme s’arrête, et chacun s’approche pour le voir. M. Franc qui venait de découvrir sous les traits de M. Demeure-Ferme une vieille connaissance, déclare le reconnaître.
— Qui est-il, je vous prie, demanda Vaillant-pour-la-Vérité ?
— Cet homme, dit-il, habitait autrefois un quartier de mon voisinage, son nom est Demeure-Ferme. On peut certainement compter sur lui comme sur un véritable et bon pèlerin.
Après avoir été présenté à toute la compagnie, Demeure-Ferme s’adressa ainsi à son ancien ami : Vous voici donc, père Franc ? – Oui, m’y voilà, bien aussi sûr que vous y êtes. – Je suis très content, reprit M. Demeure-Ferme, de vous rencontrer sur cette route.
Franc : – Je suis de même très satisfait, moi qui vous ai remarqué quand vous étiez à genoux.
Ici, M. Demeure-Ferme parut surpris et confus à la fois, car le rouge lui monta au visage.
Demeure-Ferme : – M’auriez-vous donc vu ?
Franc : – Oui, et cette vue m’était bien agréable.
Demeure-Ferme : – Que pensiez-vous alors ?
Franc : – Ce que je pensais ? Je disais en moi-même : En vérité, voilà devant nous un homme en qui il n’y a point de fraude, et je concluais de là que nous devions faire route ensemble.
Demeure-Ferme : – J’aurai lieu de m’en féliciter si vous ne vous êtes pas trompé ; mais si au contraire vous avez mal jugé, c’est moi seul qui dois en porter la peine. (Prov. 9.12 : Si tu es sage, c’est pour toi que tu es sage ; Mais si tu es moqueur, tu en porteras seul la peine.)
Franc : – Cela est vrai ; mais cette crainte que vous semblez avoir, ne fait que me confirmer dans mon opinion ; car je suis persuadé que les choses vont bien entre le Prince des pèlerins et votre âme, puisque lui-même a dit : « Bienheureux est l’homme qui est continuellement dans la crainte. » (Prov. 28.14 : Heureux l’homme qui est sans cesse dans la crainte ! Mais celui qui endurcit son cœur tombe dans le malheur.)
Vaillant : – Eh bien ! Frère, voudrais-tu me dire maintenant, je te prie, ce qui a pu t’inciter à fléchir les genoux tout à l’heure ? Te serais-tu imposé cette obligation en raison de quelques faveurs spéciales que tu aurais reçues, ou pour quelque autre motifs.
Demeure-Ferme : – Nous sommes, comme vous le voyez, sur le Terroir-enchanté ; or, tout en faisant mon chemin, j’étais à réfléchir sur les périls du voyage, et me disais : Combien en est-il de ceux qui, jadis, se mirent en marche pour venir de ces côtés, et qui toutefois ont fait fausse route et ont péri misérablement. Je pensais aussi au triste sort que beaucoup de nos semblables ont eu à subir dans ces contrées. Ceux qui ont le malheur d’y perdre la vie, ne font pas une mort violente ; le mal qui les conduit si fatalement à leur ruine, n’est pas de nature à les faire souffrir. Pour celui qui s’en va en dormant, le voyage ne lui coûte pas beaucoup de peine ni de sacrifices ; aussi, au lieu de combattre le mal, il s’y abandonne très volontiers.
Franc : – N’avez-vous pas vu deux hommes endormis dans le berceau, dit-il en l’interrompant ?
Demeure-Ferme : – Hélas ! J’ai bien vu l’Insouciant et le Téméraire, et je sais bien une chose : c’est qu’ils resteront là jusqu’à ce qu’ils soient réduits à l’état de putréfaction. (Prov. 10.7 : La mémoire du juste est en bénédiction, Mais le nom des méchants tombe en poussière.) Mais, permettez que je continue mon histoire.
J’étais à réfléchir, ainsi que je vous le disais, lorsqu’il se présenta à moi une personne qui, par l’expression de sa figure était capable de séduire beaucoup de monde, bien qu’elle eût déjà un certain âge. Elle me donna à choisir entre ces trois choses : Son corps, sa bourse, ou son lit[2]. À vous dire franchement, je me trouvais alors fatigué et assoupi. Je dois vous dire aussi que, quant à la pauvreté, elle me suit partout, ce que la femme enchanteresse n’ignorait sans doute pas. Quoi qu’il en soit, je l’ai repoussée une, et même deux fois ; mais elle s’en arrangeait très bien ; elle ne me ripostait que par des sourires. Je finis par me mettre en colère ; mais elle ne s’en inquiétait pas davantage. Elle me renouvela ses offres avec promesse de me rendre grand et heureux, si je voulais me laisser gouverner par elle ; car, me disait-elle, je suis la maîtresse du monde, et j’ai le pouvoir de faire des heureux. Sur cela, je lui demandai son nom qu’elle me dit être madame Vanité. C’en fut assez pour me tenir encore plus à distance d’elle ; néanmoins, elle continuait à me poursuivre de ses appâts. C’est alors que je tombai à genoux comme vous m’avez vu, et élevant mes mains suppliantes, je me mis à prier Celui qui avait promis de me secourir. Il en est résulté que l’élégante matrone s’est retirée précisément lorsque vous êtes arrivés. Je continuai ainsi à rendre grâce pour cette délivrance. Tout me portait à croire qu’elle n’avait aucune bonne intention à mon égard, mais qu’au contraire elle voulait tâcher de me gagner pour me faire manquer le but de mon voyage.
[2] Les séductions du monde se présentent sous des formes bien diverses. Pour ne pas s’y laisser prendre, le chrétien a besoin de vigilance, et doit rechercher constamment la force qui vient d’en Haut. Il ne peut s’associer avec le monde sans être perfide ou rebelle envers son Souverain, et il s’expose par là aux châtiments les plus sévères. Le Saint-Esprit déclare que celui qui veut être ami du monde se rend ennemi de Dieu. (Jacq. 4.4 : Adultères, ne savez-vous pas que l’amour du monde est inimitié contre Dieu ? Celui donc qui voudra être ami du monde, se constitue ennemi de Dieu.)
Franc : – Sans doute, elle avait des mauvais desseins. Mais tenez, tandis que vous parlez d’elle, il me revient que je dois avoir vu son portrait quelque part, ou lu son histoire dans quelque livre.
Demeure-Ferme : – Peut-être que vous avez fait les deux.
Franc : – Madame Vanité… N’est-elle pas de haute taille, d’un extérieur éclatant ? N’a-t-elle pas le teint un peu basané ?
Demeure-Ferme : – Vous y êtes ; c’est bien la personne dont vous faites le portrait.
Franc : – N’a-t-elle pas un langage très mielleux ? Ne lui arrive-t-il pas de vous lancer un sourire à la fin de chaque phrase ?
Demeure-Ferme : – Vous dites encore vrai ; ce sont bien là ses actions.
Franc : – Ne laisse-t-elle pas voir une grosse bourse suspendue à son côté, et n’y porte-t-elle pas souvent la main pour en faire sonner les écus, comme si c’était là le trésor de son cœur ?
Demeure-Ferme : – C’est précisément cela. L’eussiez-vous observée de près comme j’ai eu lieu de le faire, vous ne pourriez mieux tracer son signalement, ni décrire avec plus d’exactitude les traits de son caractère. C’est donc un peintre habile qui a tiré son portrait, et celui qui a écrit son histoire, a dit l’exacte vérité.
Grand-Cœur : – Cette femme est une sorcière, et c’est à cause de ses sortilèges que ce terroir est enchanté. Quiconque se laisse endormir sur ses genoux, est aussi insensé que celui qui exposerait sa tête à la hache du bourreau ; et ceux qui se laissent prendre à sa beauté, sont regardés comme les ennemis de Dieu. (Jacqu. 4.4 : Adultères, ne savez-vous pas que l’amour du monde est inimitié contre Dieu ? Celui donc qui voudra être ami du monde, se constitue ennemi de Dieu.) ; (Jean. 2.14-15 : Et il trouva dans le temple ceux qui vendaient des bœufs et des brebis et des pigeons, et les changeurs assis.) C’est elle qui entretient avec beaucoup de luxe tout ce qui est ennemi des pèlerins. Oui, c’est à son instigation que plusieurs ont abandonné leur céleste vocation. Elle est grande causeuse ; elle a associé ses filles à sa cause, et ne cesse de courir après les pèlerins, s’attachant à chacun de leurs pas, tantôt recommandant, tantôt offrant les avantages de la vie présente. Par ses allures hardies et impudentes, aussi bien que par ses sourdes intrigues, cette effrontée ne craint pas de se mettre en relation avec ses ennemis mêmes pour les séduire. Elle se moque toujours des pauvres, et élève les riches jusqu’aux nues. S’il se rencontre quelque part un individu qui ait beaucoup de talent pour amasser de la fortune, elle ira de maison en maison vanter l’excellence de cet homme : elle aime les fêtes et la bonne chère ; aussi ne manque-t-elle jamais l’occasion de se trouver à une table bien servie ; elle s’annonce dans quelques endroits comme une déesse, de telle sorte que plusieurs l’adorent. Elle a ses lieux et sort temps pour faire des dupes. Par exemple : elle dira, ou bien elle insinuera que les meilleures choses qu’une personne soit capable de produire, ne sont pas comparables aux siennes. Elle promettra à tout le monde d’être la compagne fidèle de leurs descendants à la seule condition qu’ils lui demeureront attachés, et lui porteront beaucoup d’estime. Elle a aussi l’habitude de jeter l’or à pleines mains en certains endroits, et par ce moyen, elle en enrichit plusieurs ; elle ne se lasse pas de recommander ses marchandises, et si elle à des préférences, c’est bien pour ceux qui en tiennent le plus grand compte. Elle offrira des couronnes et des royaumes à quiconque voudra suivre ses conseils ; avec tout cela elle en a conduit plusieurs aux galères, et des milliers d’autres en enfer.
Demeure-Ferme : – Oh ! Quel bonheur de lui avoir résisté ! qui sait où elle aurait pu m’entraîner ?
Grand-Cœur : – Qui le sait ? Personne, si ce n’est Dieu. Mais pour parler d’une manière générale, il est certain qu’elle t’aurait entraîné « dans plusieurs désirs fous et nuisibles, qui plongent les hommes dans le malheur et dans la perdition. » (1Tim. 6.9 : Mais ceux qui veulent s’enrichir, tombent dans la tentation et dans le piège, et dans beaucoup de désirs insensés et pernicieux, qui plongent les hommes dans la ruine et dans la perdition.). C’est elle qui excita Absalom contre son père, et Jéroboam contre son Maître. C’est elle qui persuada à Judas de vendre son Seigneur, et qui prévalut sur Démas au point de lui faire abandonner sa sainte vocation. On ne se figure pas tout le mal qu’elle fait : elle suscite des querelles entre gouvernants et gouvernés, entre parents et enfants, entre voisins, entre le mari et la femme, entre l’homme et soi-même, entre la chair et l’esprit. C’est pourquoi, mon ami Demeure-Ferme, comportez-vous d’une manière digne de votre nom, « afin que vous puissiez résister au mauvais jour, et après avoir tout surmonté, demeurer ferme. » (Ephes. 6.13 : C’est pourquoi, prenez toutes les armes de Dieu, afin que vous puissiez résister dans le mauvais jour, et après avoir tout accompli tenir ferme.)
Ce discours produisit chez nos pèlerins une espèce de joie mêlée de crainte ; puis enfin, donnant essor à leurs sentiments, ils se mirent à chanter :
Comme le méchant nous assiège !
Sous nos pas se cache le piège ;
Il est partout dans le chemin.
Le tentateur en ses largesses
Étale toutes ses richesses
Pour séduire le pèlerin.
Combien d’entre nous, par ses charmes,
Séduits, ont répandu de larmes,
Puis, repentants, cherché la paix ;
Combien d’autres, par sa malice.
Sont tombés dans le précipice.
Hélas ! Pour n’en sortir jamais !
Monsieur Ferme et Madame Vanité