La discipline pénitentielle dut occasionner, elle aussi, un certain nombre d’écrits, mais que l’on ne saurait toujours discerner sûrement dans les collections plus amples dans lesquelles ils sont entrés. Elle subit en tout cas, du ve au viiie et au ixe siècle, des modifications qui firent lentement sortir de la pénitence canonique, telle qu’elle était jusqu’alors pratiquée, la pénitence plus simple que nous voyons depuis en usage.
Le principe d’où il faut nécessairement partir, et qui domine toute la question, est que l’Église et au moins l’évêque dans l’Église a reçu de Jésus-Christ le pouvoir de remettre les péchés. Nous le trouvons affirmé par saint Cyrille d’Alexandrie, Théodoret, Isidore de Péluse, Anastase le Sinaïte. Anastase remarque qu’à la vérité, c’est Dieu proprement qui efface le péché ; les hommes ne font qu’exciter, exhorter, préparer le pénitent à la grâce de la rémission ; cependant l’homme entend l’aveu, et Dieu par lui (δι᾽ αὐτοῦ) convertit, instruit, pardonne : les ministres sont les συνεργοί de Dieu.
Qui sont ces ministres de la pénitence et du pardon divin ? Pendant les quatre premiers siècles, et sauf quelques exceptions locales, ce furent à peu près exclusivement les évêques. A eux revenait le droit — et la charge — de recevoir la confession des pénitents, de leur prescrire les œuvres de leur expiation et de les réconcilier avère Dieu et avec l’Église. Saint Basile cependant, dans ses Regulae brevius tractatae, suppose évidemment que les moines des monastères se confessent à l’un d’entre eux, à l’un de ceux « à qui a été confiée la dispensation des mystères de Dieu », et qui n’étaient sûrement pas évêques. Cette pratique s’étendit dans les siècles suivants, et l’on voit, par le canon 52e des apôtres et par les textes postérieurs, qu’au ve siècle et plus tard, les simples prêtres, aussi bien que les évêques, furent admis à réconcilier les pénitents. Au viiie siècle même, un abus s’introduisit qui, passant des cloîtres où il avait probablement pris naissance, dans le monde séculier, tenta d’arracher à la hiérarchie officielle et même au sacerdoce leur pouvoir d’absoudre, et nécessita de leur part une résistance énergique. Saint Basile déjà, et, après lui, les écrivains ascétiques, tout en prescrivant de s’adresser aux prêtres pour la confession, avaient insisté sur les qualités de sagesse, de prudence, de discrétion que devait présenter le confesseur. Ce confesseur devait être un homme de Dieu, un « juge excellent », « un homme spirituel » (πνευματικὸς ἀνήρ). De là le nom de pères spirituels (πνευματικοὶ πατέρες) donné aux confesseurs, et qui a prévalu dans la suite. Or, la pensée ne tarda pas à venir — et il était naturel qu’elle vînt — que les premiers dans l’Église à pouvoir revendiquer la qualité de πνευματικοί étaient assurément les moines. Des prêtres mariés, comme l’étaient les prêtres séculiers, ne pouvaient, à ce point de vue, leur être comparés. De ce fait résultèrent deux conséquences :
La première fut qu’à partir du moment où les moines sortirent de leurs monastères pour se mêler au monde, c’est-à-dire surtout à partir des querelles iconoclastes (viiie siècle)a, ils accaparèrent peu à peu le ministère de la confession et en exclurent graduellement le clergé séculier. Dans le Sermo ad paenitentes attribué à Jean le Jeûneur, patriarche de Constantinople (582-595), mais qui est plutôt d’un moine du xie siècle, il est dit tout uniment que Jésus-Christ a établi, pour l’instruction des fidèles, des évêques, des prêtres et des docteurs, mais qu’il a établi les moines pour recevoir les confessions et exhorter les pénitents.
a – C’est l’époque donnée par le patriarche Jean d’Antioche, au xiie siècle. Il fixe aux querelles iconoclastes et au règne de Constantin Copronyme le moment où la confiance des fidèles transporta aux moines le pouvoir d’entendre les confessions, de réconcilier ou de censurer les pécheurs.
[Une lettre curieuse du Pseudo-Denys, la huitième, adressée au moine Démophile, nous met peut-être en présence d’une des premières tentatives des moines grecs pour s’ingérer ainsi dans l’administration de la pénitence. Un pénitent s’est adressé à un prêtre qui l’a reçu avec bonté et l’a absous. Démophile est accouru avec ses moines, et a chassé de l’église le prêtre et le pénitent, sous prétexte qu’ils en violaient la sainteté, le coupable étant indigne de. pardon. Denys reprend vivement Démophile, et lui demande d’être plus respectueux vis-à-vis des prêtres, qui lui sont supérieurs, et plus miséricordieux envers les pécheurs.]
Une seconde conséquence plus grave fut que la qualité de spirituel devint tellement prédominante parmi celles que l’on exigea du confesseur, que l’on oublia parfois, dans les cloîtres d’abord, puis dans le monde, que le confesseur devait avant tout être prêtre, tenir de son ordination le pouvoir d’absoudre. On vit donc, surtout aux xe-xiie siècles, de simples moines laïques recevoir les confessions et réconcilier les pénitents, et il se trouva, au xie siècle, des théologiens et des canonistes pour justifier cet abus. Le pouvoir de remettre les péchés était, d’après eux, plutôt un charisme accordé à la sainteté qu’un pouvoir régulier du sacerdoce officiel.
Quels étaient les actes qui constituaient le cursus de la pénitence ? Le premier était l’aveu des fautes commises : « Personne, dit saint Jean Climaque, n’obtient, sans la confession, le pardon de ses péchés » ; et il détaille les qualités de cette confession qui doit être sincère, humble, repentante jusque dans l’attitude du pénitent. En principe, cette confession était toujours secrète : c’est ce que supposent Isidore de Péluse, saint Jean Climaque et Anastase le Sinaïte ; et d’ailleurs le choix du confesseur eût peu importé, si l’aveu avait dû être public. Chez les moines toutefois, et si le confesseur le jugeait utile, l’aveu secret était parfois suivi d’une coulpe faite publiquement : « Avant tout, écrit saint Jean Climaque, confessons nos péchés à notre excellent juge, et à lui seul, mais aussi à tous, s’il l’ordonne » : et il appuie son conseil du récit de l’histoire d’un voleur qui voulut se faire moine, et à qui on imposa une confession publique.
[Chez les audiens, au dire de Théodoret, la confession paraît avoir toujours été publique. On faisait passer le pénitent entre les livres saints (canoniques et apocryphes) : il confessait ses péchés, et, sans exiger de pénitence préalable, on lui remettait ses fautes. Les prétendus pénitents, ajoute Théodoret, ne voyant qu’un jeu dans cette cérémonie, cachaient leurs vrais péchés, et n’accusaient que des vétilles propres tout au plus à provoquer le rire.]
Ainsi comprise, la confession n’avait pas pour objet simplement les fautes connues et divulguées, mais aussi les péchés secrets. Ceci était ancien. Ce que l’on cherche à préciser davantage, au moment où nous sommes, ce sont les catégories de fautes que nous appellerions actuellement mortelles, et qui devaient faire l’objet de la confession. On a vu déjà que saint Grégoire de Nysse avait essayé d’en donner une énumération. A la même époque, Evagre le Pontique tente non pas de dresser un catalogue des fautes mortelles, mais de ramener à certains types fondamentaux, à certains péchés capitaux, les divers genres de fautes possibles. Il compte huit de ces péchés : la gourmandise, la fornication, l’avarice, la tristesse, la colère, l’ennui, la vaine gloire, l’orgueil. Saint Jean Climaque les réduit à sept, en remarquant que la vaine gloire et l’orgueil ne sont, au fond, qu’un même vice. Mais ces classifications toutes théoriques n’étaient pas d’un grand secours pour les confesseurs. Il est probable que ceux-ci leur préféraient des listes plus détaillées, continuant l’essai tenté par Grégoire de Nysse. On possède de ces listes un spécimen bien complet — trop complet — dans celle que donne le sermon déjà cité et faussement attribué à Jean le Jeûneur.
Le second acte de la pénitence était l’accomplissement des œuvres expiatoires imposées par le confesseur. C’est la publicité de ces œuvres expiatoires qui constituait surtout autrefois la publicité de la pénitence. Mais peu à peu des adoucissements s’introduisirent ici. D’abord, on n’attendit pas toujours, pour absoudre le pénitent, qu’il eût accompli son expiation. Le pénitent dont parle Denys l’Aréopagite dans sa lettre viii a été, semble-t-il, réconcilié par le prêtre, aussitôt après son aveu. Saint Jean Climaque dit que l’Église écarte pour un temps les fornicateurs de l’eucharistie, même après qu’elle les a reçus (εἰσδεχομένη) ; et saint Nil, dans une lettre importante, reproche au prêtre Chariclis de ne pas se contenter, en certaines occasions du moins, des témoignages de regret donnés par le pénitent dans l’acte même de sa confession, et d’exiger de lui, avant de le réconcilier, des œuvres difficiles et prolongées. — Puis, second adoucissement, les œuvres pénales imposées par le confesseur tendirent, d’une part, à devenir plus légères, de l’autre à rester secrètes. On a l’impression nette, en lisant les auteurs de cette époque, que la vivacité de la foi et l’austérité de la vie chrétienne s’affaiblissant chez les grecs de la décadence, la répugnance augmente chez eux pour la pénitence et les sacrifices qu’elle comporte. Dès lors, ces auteurs insistent auprès des confesseurs pour qu’ils se montrent bons, miséricordieux, faciles vis-à-vis des pécheurs. Cette idée est vivement mise en lumière dans les deux lettres du Pseudo-Aréopagite et de saint Nil que je viens de rappeler, et on la retrouve encore dans le Liber ad pastorem de saint Jean Climaque (xiii). Celui-ci observe au surplus que Dieu n’a jamais révélé les péchés qu’il a entendus dans la confession, de peur que par cette publicité les pécheurs ne fussent détournés de l’exomologèse : manière discrète évidemment d’exhorter les confesseurs à ne révéler ni directement ni indirectement — par la satisfaction publique imposée — les fautes secrètes des pénitents.
La pénitence publique cependant n’est pas abolie pour autant. Les fornicateurs continuent, au témoignage de saint Jean Climaque, d’être privés de la communion un certain temps après leur confession, comme le veulent les canons apostoliques, et l’on retrouve les anciens canons pénitentiels reproduits dans les collections nouvelles de Jean d’Antioche dit le Scolastique (vers 550), et le Nomocanon paru sous Héraclius (610-641). Les œuvres expiatoires soit publiques, soit secrètes, restent d’ailleurs substantiellement ce qu’elles étaient autrefois : ce sont des jeûnes, des veilles, le coucher sur la dure, le sac et la cendre, les larges aumônes. Chez les moines, dans la catégorie des pénitents, elles prenaient parfois un aspect et des proportions fantastiques.
Le troisième acte de la pénitence était la réconciliation du coupable : « Dieu donne le prix de la justice à l’homme qui se châtie lui-même par la confession. » Jusque vers la fin du ive siècle, nous le savons, la pénitence officielle, confession, expiation et pardon, n’était accordée au pécheur qu’une fois après le baptême ; et ce fut un des griefs apportés contre saint Chrysostome au concile du Chêne qu’il eût invité les pécheurs à recourir à lui aussi souvent qu’ils le désireraient. Cependant, saint Basile suppose manifestement, dans ses Regulae brevius tractatae, que les moines se confessent au moins de temps en temps, et saint Jean Climaque dit que l’âme qui est occupée de la pensée de la confession est retenue comme par un frein sur la pente du péché. L’usage de la confession plus ou moins fréquente, mais répétée plusieurs fois durant la vie, fut donc en principe particulier aux monastères. Plus tard les moines l’introduisirent dans le monde, lorsque eux-mêmes devinrent confesseurs des séculiers, c’est-à-dire au viiie siècle. Déjà, au viie, Anastase le Sinaïte préconisait d’une manière générale la confession comme un moyen de cure spirituelle, dont on peut par conséquent renouveler l’emploi, et la conseillait au pécheur comme une préparation tout à fait souhaitable pour la communion. On ne voit pas toutefois que, dans l’Église orthodoxe du moins, elle ait été, à cette époque, rendue obligatoire même pour la communion pascale.