Attaque de Tetzel – Réponse de Luther – Bonnes œuvres – Luther et Spalatin – Étude de l’Écriture – Scheurl et Luther – Doutes sur les thèses – Luther et son peuple – Un habit neuf
Les reproches, la timidité ou le silence de ses amis avaient découragé Luther ; les attaques de ses ennemis firent sur lui l’effet opposé : c’est ce qui arrive souvent. Les adversaires de la vérité, en croyant par leur violence faire leur œuvre, font celle de Dieu mêmea. Tetzel releva, mais d’une main faible, le gant qui lui avait été jeté. Le sermon de Luther, qui avait été pour le peuple ce que les thèses avaient été pour les savants, fut l’objet de sa première réponse. Il réfuta ce discours point par point et à sa manière ; puis il annonça qu’il se préparait à combattre plus amplement son adversaire dans des thèses qu’il soutiendrait à l’université de Francfort-sur-l’Oder. « Alors, » dit-il, répondant par ces mots à la conclusion du sermon de Luther, « alors chacun pourra reconnaître qui est hérésiarque, hérétique, schismatique, erroné, téméraire, calomniateur. Alors il paraîtra aux yeux de tous, qui a une sombre cervelle, qui n’a jamais senti la Bible, lu les doctrines chrétiennes, compris ses propres docteurs… Pour soutenir les propositions que j’avance, je suis prêt à souffrir toutes choses, la prison, le bâton, l’eau et le feu… »
a – Hi furores Tezelii et ejus satellitum imponunt necessitatem Luthero, de rebus iisdem copiosius disserendi et tuendæ veritatis. (Melancht. Vita Luth.)
Une chose frappe en lisant cet écrit de Tetzel, c’est la différence qui existe entre l’allemand dont il se sert et celui de Luther. On dirait qu’une distance de quelques siècles les sépare. Un étranger surtout a quelquefois de la peine à comprendre Tetzel, tandis que le langage de Luther est presque, entièrement celui de nos jours. Il suffit de comparer leurs écrits entre eux, pour voir que Luther est le créateur de la langue allemande. C’est sans doute l’un de ses moindres mérites, mais c’en est un pourtant.
Luther répondit sans nommer Tetzel ; Tetzel ne l’avait point nommé. Mais il n’y avait personne en Allemagne qui ne put écrire en tête de leurs publications les noms qu’ils jugeaient convenable de taire. Tetzel cherchait à confondre la repentance que Dieu demande avec la pénitence que l’Église impose, afin de donner un plus haut prix à ses indulgences. Luther s’attacha à éclaircir ce point.
« Pour éviter beaucoup de mots, » dit-il dans son langage pittoresque, « j’abandonne au vent (qui d’ailleurs a plus de loisir que moi) ses autres paroles, qui ne sont que des fleurs de papier et des feuilles sèches, et je me contente d’examiner les bases de son édifice de glouteron.
La pénitence que le saint-père impose ne peut être celle que demande Jésus-Christ ; car ce que le saint-père impose, il peut en dispenser, et si ces deux pénitences étaient une seule et même chose, il s’ensuivrait que le saint-père ôte ce que Jésus-Christ met, et qu’il déchire le commandement de Dieu. Ah ! si bon lui semble, qu’il me maltraite, continue Luther, après avoir cité d’autres interprétations fausses de Tetzel, qu’il m’appelle hérétique, schismatique, calomniateur, et tout ce qu’il lui plaira ; je ne serai pas pour cela son ennemi, ei je prierai pour lui comme pour un ami… Mais il n’est pas possible de souffrir qu’il traite l’Écriture sainte, notre consolation (Rom.15.4), comme une truie traite un sac d’avoineb … »
b – Dass er die Schrift, unsern Trost, nicht auders behandelt wie die Sau einen Habersack.
Il faut s’accoutumer à voir Luther se servir quelquefois d’expressions acerbes et trop familières pour notre siècle : c’était l’usage du temps ; et l’on trouve d’ordinaire sous ces paroles, qui de nos jours choqueraient les convenances du langage, une force et une justesse qui en font pardonner la verdeur. Il continue ainsi :
« Celui qui achète des indulgences, disent encore les adversaires, fait mieux que celui qui donne une aumône à un pauvre qui n’est pas réduit à l’extrémité. — Maintenant, qu’on nous apporte la nouvelle que les Turcs profanent nos églises et nos croix : nous pourrons l’apprendre sans frémir ; car nous avons chez nous des Turcs cent fois pires, qui profanent et anéantissent le seul véritable sanctuaire, la Parole de Dieu, qui sanctifie toutes choses… — Que celui qui veut suivre ce précepte prenne bien garde de ne pas donner à manger à celui qui a faim, ou de ne pas vêtir celui qui est nu, avant qu’ils ne rendent l’âme et n’aient par conséquent plus besoin de son secours. »
Il est important de comparer ce zèle de Luther pour les bonnes œuvres, avec ce qu’il dit sur la justification par la foi. Au reste, quiconque a quelque expérience et quelque connaissance du christianisme, n’a pas besoin de cette nouvelle preuve d’une vérité dont il a reconnu l’évidence : savoir, que plus on est attaché à la justification par la foi, plus aussi l’on connaît la nécessité des œuvres et l’on est attaché à leur pratique ; tandis que le relâchement quant à la doctrine de la foi entraîne nécessairement le relâchement quant aux mœurs. Luther, avant lui saint Paul, après lui Howard, sont des preuves de la première assertion. Tous les hommes sans foi, dont le monde est rempli, sont des preuves de la seconde.
Puis Luther, arrivant aux injures de Tetzel, les lui rend à sa manière. « A l’ouïe de ces invectives, il me semble, dit-il, entendre braire un gros âne contre moi. Je m’en réjouis fort, et je serais bien triste que de tels gens m’appelassent un bon chrétien… » Il faut donner Luther tel qu’il est et avec ses faiblesses. Ce penchant à la plaisanterie et à une plaisanterie grossière, en était une. Le réformateur était un grand homme, un homme de Dieu, sans doute, mais il était homme et non pas ange, et même il n’était pas un homme parfait. Qui a le droit de lui demander la perfection ?
« Au reste, ajoute-t-il, en provoquant ses adversaires au combat, bien que pour de tels points il ne soit pas d’usage de brûler les hérétiques, me voici à Wittemberg, moi, le docteur Martin Luther ! Y a-t-il quelque inquisiteur qui prétende mâcher du fer et faire sauter en l’air des rochers ? je lui fais savoir qu’il a un sauf-conduit pour s’y rendre, portes ouvertes, table et logement assurés, le tout par les soins gracieux du louable prince le duc Frédéric, électeur de Saxe, qui ne protégera jamais l’hérésie…c »
c – L. Opp. Leips. XVII, 132.
On voit que le courage ne manquait pas à Luther. Il s’appuyait de la Parole de Dieu ; et c’est un rocher qui ne fait jamais défaut dans la tempête. Mais Dieu dans sa fidélité lui accordait aussi d’autres secours. Aux éclats de joie avec lesquels la multitude accueillit les thèses de Luther, avait succédé bientôt un morne silence. Les savants s’étaient retirés timidement à l’ouïe des calomnies et des insultes de Tetzel et des Dominicains. Les évêques, qui avaient auparavant blâmé hautement les abus des indulgences, les voyant enfin attaqués, n’avaient pas manqué, par une contradiction dont il n’y a que trop d’exemples, de trouver alors l’attaque inopportune. La plupart des amis du réformateur s’étaient effrayés. Plusieurs s’étaient enfuis. Mais quand la première terreur fut passée, un mouvement contraire s’opéra dans les esprits. Le moine de Wittemberg, qui pendant quelque temps s’était trouvé presque seul au milieu de l’Église, se vit bientôt entouré de nouveau d’un grand nombre d’amis et d’approbateurs.
Il y en eut un qui, quoique timide, lui demeura pourtant fidèle dans toute cette crise, et dont l’amitié fut pour lui une consolation et un appui. C’était Spalatin. Leur correspondance ne discontinua pas. « Je te rends grâces, » lui dit-il, en parlant d’une marque particulière d’amitié qu’il avait reçue de lui ; « mais que ne te dois-je pasd ? » C’est le 11 novembre 1517, onze jours après la publication des thèses, et par conséquent dans le moment où la fermentation des esprits était sans doute la plus grande, que Luther aime ainsi à épancher sa reconnaissance dans le cœur de son ami. Il est intéressant de voir, dans cette même lettre à Spalatin, cet homme fort, qui venait de faire l’action la plus courageuse, déclarer d’où la force provient. « Nous ne pouvons rien de nous-mêmes ; nous pouvons tout par la grâce de Dieu. Toute ignorance est invincible pour nous : nulle ignorance n’est invincible pour la grâce de Dieu. Plus nous nous efforçons de nous-mêmes de parvenir à la sagesse, plus nous approchons de la foliee. Il n’est point vrai que cette ignorance invincible excuse le pécheur ; car autrement il n’y aurait aucun péché dans le monde. »
d – Tibi gratias ago : imo quid tibi non debeo ? (L. Epp. I, p. 74)
e – Quanto magis conamur ex nobis ad sapientiam, tanto amplius appropinquamus insipientiæ. (L. Epp. I, p. 74.)
Luther n’avait envoyé ses propositions ni au prince ni à aucun de ses courtisans. Il paraît que le chapelain en témoigna à son ami quelque étonnement : « Je n’ai pas voulu, répond Luther, que mes thèses parviennent à notre très illustre prince, ou à quelqu’un des siens, avant que ceux qui pensent y être désignés les aient eux-mêmes reçues, de peur qu’ils ne croient que je les ai publiées par ordre du prince, ou pour me concilier sa faveur, et par opposition à l’évêque de Mayence. J’apprends qu’il en est déjà plusieurs qui rêvent de telles choses. Mais maintenant, je puis jurer en toute sécurité, que mes thèses ont été publiées sans la connaissance du duc Frédéricf. »
f – Sed salvum est nunc etiam jurare, quod sine scitu ducis Frederici exierint. (Ibid., p. 76.)
Si Spalatin consolait son ami et le soutenait de son influence, Luther de son côté cherchait à répondre aux demandes que lui adressait le modeste chapelain. Entre autres questions, celui-ci lui en fit alors une, qui est encore souvent répétée de nos jours : « Quelle est, lui demanda-t-il, la meilleure manière d’étudier l’Écriture sainte ? »
« Jusqu’à présent, répondit Luther, vous ne m’avez demandé, très excellent Spalatin, que des choses qui étaient en mon pouvoir. Mais vous diriger dans l’étude des saintes Écritures est au-dessus de mes forces. Si cependant vous voulez absolument connaître ma méthode, je ne vous la cacherai point.
Il est très certain qu’on ne peut parvenir à comprendre les Écritures ni par l’étude, ni par l’intelligence. Votre premier devoir est donc de commencer par la prièreg. Demandez au Seigneur qu’il daigne vous accorder, en sa grande miséricorde, la véritable intelligence de sa Parole. Il n’y a point d’autre interprète de la Parole de Dieu que l’auteur même de cette Parole, selon ce qu’il a dit : Ils seront tous enseignés de Dieu. N’espérez rien de vos travaux, rien de votre intelligence ; confiez-vous uniquement en Dieu et en l’influence de son Esprit. Croyez-en un homme qui en a fait l’expérienceh. » On voit ici comment Luther parvint à la possession de la vérité, dont il fut le prédicateur. Ce ne fut pas, comme le prétendent quelques-uns, en se confiant en une raison orgueilleuse ; ce ne fut pas, comme d’autres le soutiennent, en se livrant à des passions haineuses. La source la plus pure, la plus sainte, la plus sublime, Dieu même, interrogé par l’humilité, la confiance et la prière, fut celle où il puisa. Mais il est peu d’hommes de notre siècle qui l’imitent, et de là vient qu’il en est peu qui le comprennent. Ces mots de Luther sont à eux seuls pour un esprit sérieux une justification de la Réforme.
g – Primum, id certissimum est, sacras litteras non posse vel studio, vel ingenio penetrari. Ideo primum officium est ut ab oratione incipias.
h – Igitur de tuo studio desperes oportet omnino, simul et ingenio. Deo autem soli confidas et influxui spiritus. Experto crede ista. (L. Epp. I, p. 88, du 18 janvier.)
Luther trouva aussi des consolations dans l’amitié de laïques respectables. Christophore Scheurl, l’excellent secrétaire de la ville impériale de Nuremberg, lui donna des marques touchantes de son amitiéα. On sait combien les témoignages d’intérêt sont doux au cœur de l’homme, quand il se voit attaqué de toutes parts. Le secrétaire de Nuremberg faisait plus encore : il eût voulu gagner à son ami de nombreux amis. Il l’invitait à dédier l’un de ses ouvrages à un jurisconsulte nurembergeois alors célèbre, nommé Jérôme Ebner : « Tu as une haute idée de mes études, lui répond Luther avec modestie ; mais je n’en ai que la plus abjecte. Néanmoins j’ai voulu me conformer à tes désirs. J’ai cherché… Mais dans toute ma provision, que je n’ai jamais trouvée si chétive, il ne s’est rien offert à moi qui ne me parût tout à fait indigne d’être dédié à un si grand homme par un si petit homme que moi. » Touchante humilité ! C’est Luther qui parle, et c’est avec le docteur Ebner, dont le nom nous est inconnu, qu’il se compare ainsi. La postérité n’a pas ratifié ce jugement.
α – Litteræ tuæ, lui écrit Luther le 11 décembre 1517, animum tuum erga meam parvitatem candidum et longe ultra merita benevolentissimum probaverunt. (L. Epp. I, p. 79)
Scheurl (1481-1542)
Luther, qui n’avait rien fait pour répandre ses thèses, ne les avait pas plus envoyées à Scheurl qu’à l’Électeur et à ses courtisans. Le secrétaire de Nuremberg lui en témoigna son étonnement. « Mon dessein, lui répondit-il, n’avait point été de donner à mes thèses une telle publicité. Je voulais seulement conférer sur leur contenu avec quelques-uns de ceux qui demeurent avec nous ou près de nousi. S’ils les avaient condamnées, je voulais les détruire. S’ils les avaient approuvées, je me proposais de les publier. Mais maintenant elles sont imprimées, réimprimées et répandues bien au delà de toutes mes espérances ; tellement que je me repens de cette productionj ; non que je craigne que la vérité soit connue du peuple, c’est cela seul que j’ai cherché ; mais ce n’est pas là la manière de l’instruire. Il s’y trouve des questions qui sont encore douteuses pour moi, et si j’avais pensé que mes thèses fissent une telle sensation, il est des choses que j’eusse omises et d’autres que j’eusse affirmées avec une plus entière assurance. » Luther pensa autrement plus tard. Loin de craindre d’en avoir trop dit, il déclara qu’il aurait dû en dire bien plus encore. Mais les appréhensions que Luther manifeste à Scheurl honorent sa sincérité. Elles montrent qu’il n’y avait en lui ni plan fait à l’avance ni esprit de parti, qu’il n’abondait pas dans son sens et qu’il ne cherchait que la vérité. Quand il l’eut pleinement trouvée, il changea de langage : « Vous trouverez dans mes premiers écrits, dit-il bien des années après, que j’ai très humblement accordé au pape beaucoup de choses, et même de choses importantes, que maintenant je regarde et je déteste comme abominables et blasphématoiresk. »
i – Non fuit consilium neque votum eas evulgari, sed cum paucis apud et circum nos habitantibus primum super ipsis conferri. (L. Epp. I, p. 95.)
j – Ut me pœniteat hujus fœturæ. (Ibid.)
k – Quæ istis temporibus pro summa blasphemia et abominatione habeo et execror. (L. Opp. lat. Wit. in præf.)
Scheurl n’était pas le seul laïque considéré qui donnât alors à Luther des marques de son amitié. Le célèbre peintre Albert Dürer lui envoya un présent, peut-être était-ce un de ses tableaux, et le docteur lui en fit exprimer toute sa reconnaissancel.
l – Accepi… simul et donum insignis viri Alberti Durer. (L. Epp. I, 95.)
Ainsi Luther éprouvait alors pour lui-même la vérité de cette parole de sagesse divine : L’intime ami aime en tout temps, et il naîtra comme un frère dans la détresse. Mais il s’en souvenait aussi pour les autres. Il plaidait la cause de tout son peuple. L’Électeur venait de lever un impôt, et on assurait qu’il allait en lever un autre, probablement d’après l’avis de Pfeffinger, conseiller du prince, contre lequel Luther lance souvent des paroles piquantes. Le docteur se mit hardiment à la brèche : « Que Votre Altesse, dit-il, ne méprise pas la prière d’un pauvre mendiant. Je vous le demande au nom de Dieu, n’ordonnez pas une nouvelle taxe. J’ai eu le cœur brisé, ainsi que plusieurs de ceux qui vous sont le plus dévoués, en voyant combien la dernière avait nui à la bonne renommée et à la popularité dont jouissait Votre Altesse. Il est vrai que Dieu vous a doué d’une raison élevée, en sorte que vous voyez en ces choses plus loin que moi, et sans doute que tous vos sujets. Mais peut-être est-ce la volonté de Dieu qu’une petite raison en instruise une grande, afin que personne ne se confie en soi-même, mais seulement en Dieu notre Seigneur, lequel daigne garder pour notre bien votre corps en santé, et votre âme pour la béatitude éternelle. Amen. » C’est ainsi que l’Évangile, qui fait honorer les rois, fait aussi plaider la cause du peuple. Il prêche à la nation ses devoirs ; et les droits qu’elle possède, il les rappelle au prince. La voix d’un chrétien tel que Luther, retentissant dans le cabinet d’un souverain, pourrait souvent tenir lieu de toute une assemblée de législateurs.
Dans cette même lettre, où Luther adresse une sévère leçon à l’Électeur, il ne craint pas de lui faire une demande, ou plutôt de lui rappeler une promesse, celle de lui donner un habit neuf. Cette liberté de Luther, dans un moment où il pouvait craindre d’avoir offensé Frédéric, honore également et le prince et le réformateur. « Mais si c’est Pfeffinger qui en est chargé, ajoute-t-il, qu’il me le donne en réalité et non en protestations d’amitié. Car tisser de bonnes paroles, c’est ce qu’il sait faire, mais il n’en sort jamais de bon drap. » Luther pensait que par les avis fidèles qu’il avait donnés à son prince, il avait bien mérité son habit de courm. Quoi qu’il en soit, deux ans plus tard, il ne l’avait pas reçu, et il le demandait encoren. Cela semble indiquer que Frédéric n’était pas autant qu’on l’a dit à la disposition de Luther.
m – Mein Hofkleid verdienen. (Epp. L. I, p. 77 et 78.)
n – Ibid., p. 283.