Théologie Systématique – II. Dogmes Mixtes

II
Existence de la disposition anormale

Y a-t-il dans l’homme une disposition anormale qu’on puisse considérer comme inhérente ou naturelle ?

Cette question est tout ensemble d’expérience et de révélation ; c’est bien un des dogmes mixtes. Nous pouvons la résoudre et par les données de l’Ecriture, et par celles de l’observation soit interne, soit externe. Nous consulterons d’abord la Parole de Dieu, et nous joindrons ensuite à son témoignage les dépositions de la psychologie et de l’histoire.

1. Données de l’Écriture

a) Elle atteste implicitement la disposition anormale en déclarant tous les hommes pécheurs, Jésus-Christ excepté. — b) Elle l’affirme de mille manières. — c) Elle la constate par sa doctrine de la régénération, fait essentiellement interne.

Il faut se rappeler, dans cette recherche, qu’étrangère à la langue de la science, la Bible expose la doctrine religieuse sous une forme simple, inartificielle, populaire, et que, par conséquent, il ne faut pas s’attendre à y trouver les définitions et les distinctions théologiques de notre époque. Ainsi elle n’a pas de termes spéciaux pour les diverses classes de péchés (interne et externe, actuel et originel, etc.) ; les expressions chata, pesang, reschang, gnavon, αμαρτια, ανομια, αδικια, παραβασις, παραπτομα, παρακοη, οφειλημα, désignent d’ordinaire des actes faits sciemment et volontairement en opposition avec la loi divine. Mais ces expressions s’appliquent aux faits de tous les ordres, internes ou externes, qui s’écartent en quelque manière de la règle du bien, elles s’appliquent aux sentiments comme aux actes, aux inclinations et aux habitudes irrégulières comme aux mauvaises œuvres, elles s’appliquent même aux transgressions dont on n’a pas conscience, aux fautes d’ignorance et d’inadvertance, par exemple. Nos Livres sacrés ne distinguent donc pas explicitement, comme nous le faisons, la disposition vicieuse et la conduite vicieuse. Nous ne saurions attendre, dès lors, qu’ils posent directement et résolvent catégoriquement notre question actuelle, qu’ils l’envisagent et la décident sous la forme abstraite qu’elle a reçue en théologie. Cependant ils attestent de bien des manières le désordre intérieur, objet direct et réel de la discussion.

a) Ce désordre peut se conclure de la doctrine que tous les hommes sont pécheurs devant Dieu, doctrine partout proclamée ou supposée dans les Ecritures. « Il n’y a personne qui ne pèche… ». « Tous ont péché et se sont privés de la gloire de Dieu… » « Il n y a point de justes, non pas même un seul… ». « Si quelqu’un se dit sans péché, il se séduit lui-même… », etc. Il serait superflu de multiplier les citations, personne ne contestant cette partie de l’enseignement de la Bible, qui se reflète d’ailleurs dans presque tout le reste de sa doctrine, comme dans cette assertion fondamentale que le monde entier est dans un tel état moral qu’il aurait péri sans la rédemption (Jean 3.16 ; Romains 3.19-24), et dans cette déclaration si remarquable que Jésus-Christ a été semblable à nous en toutes choses, excepté le péché (Hébreux 4.14 ; 2.7)…

b) Mais la Bible fournit plus que des inductions ; elle affirme d’une manière directe et formelle l’existence de la disposition anormale chez les fils d’Adam. Non seulement elle dit que tous les hommes pèchent, mais elle déclare qu’ils ne sont que chair (Genèse 6.3. — Expression qui règne dans toute la Parole sainte et qui, dans cette acception, désigne la corruption de la nature, le principe vicieux. — Romains 8.1) ; que toute l’imagination des pensées de leur cœur n’est que mal en tout temps ; (Genèse 6.5 ; 8.21) ; que le cœur de l’homme est trompeur et désespérément malin (Jérémie 17.9) ; « Qui tirera le pur de l’impur ? » s’écrie le patriarche (Job 14.4 ; 15.14 ; 25.4). « Ce qui est né de la chair, est chair, dit Jésus-Christ, et ce qui est né de l’Esprit est esprit » ; opposant l’état de nature à l’état de grâce et de régénération (Jean 3.6). — Que la chair marque là la disposition anormale, c’est évident par le sens constant du mot quand il est ainsi mis en regard de celui d’esprit (Romains ch. 7 et Romains 8.1 ; Galates 5.16-22) ; par le parallèle Jean 1.12 : « A tous ceux qui l’ont reçu, il a donné, etc. » ; par le contexte (v. 3-8), où il s’agit du changement radical de sentiments et de principes sans lequel nul ne saurait voir le royaume de Dieu. Ce passage renferme donc une assertion bien positive de la corruption naturelle des hommes, puisqu’il y est déclaré que tous ceux qui sont spirituels le sont devenus et qu’ils ont été d’abord charnels comme les autres, puisqu’il y est dit qu’il faut à tout fils d’Adam une seconde naissance, qui change la disposition intérieure reçue dans la première. Du reste, cette déclaration ne fait que résumer le point de vue général sous lequel le Seigneur présente le but de sa venue et de son œuvre. Il se montre comme le restaurateur de l’humanité à laquelle il porte le pardon et le secours divin, comme le médecin céleste qui guérit les âmes. Le Fils de l’homme, dit-il, est venu chercher et sauver ce qui était perdu

Ce sont les malades et les pécheurs qu’il appelle Il compare son Evangile à un levain qui doit tout pénétrer, tout purifier, tout transformer dans l’âme comme dans le monde. Sa parole et son œuvre entière impliquent donc cet état anormal, ce désordre intérieur et universel qu’atteste ou suppose partout l’enseignement sacré.

Le Nouveau Testament représente le péché comme vivant et agissant en nous… Il le décrit sous les noms de convoitise (ἐπιθυμία, ἐπιθυμία σαρκός) ; — de chair (σὰρξ) ; — d’affection de la chair (φρόνημα τῆς σαρκός) ; — de volonté de la chair (θελήμα τῆς σαρκός) ; — de servitude, servitude du péché, servitude de la corruption ; — de loi des membres ; — d’éloignement et d’inimitié à l’égard de Dieu ; — de mort ; — de vieil homme. Et dans ce dernier sens il le nomme fréquemment ἡ ἁμαρτία, avec l’article (Romains ch. 7), le personnifiant en quelque sorte, afin de le mieux caractériser comme principe vivant. N’est-ce pas là le péché formel, le penchant au mal, la disposition vicieuse ? N’est-ce pas la révélation d’un profond désordre dans le cœur humain ? Etait-il possible de le dépeindre sous des images plus expressives et plus fortes ?

La même doctrine ressort de bien d’autres passages. On trouvera peut-être que je m’arrête trop à un point a peine contesté aujourd’hui en théologie et même en philosophie. Mais ce point est fondamental et il est encore des doctrines ou des tendances, qui sont loin de l’accorder et qui pourraient d’un instant à l’autre raviver les vieilles oppositions. J’ai eu à combattre des opinions qui niaient la corruption originelle et, plus tard, des opinions qui la faisaient totale. Même volte-face sur ce point que sur celui de l’inspiration. Quand on a assisté à ces grands revirements qui jettent la pensée à des points de vue où tout change de telle sorte que, à quelques années d’intervalle, on juge blanc ce qu’on croyait noir et noir ce qui paraissait blanc, on a le droit d’être un peu défiant vis-à-vis de ces faveurs de l’opinion, surtout en de pareils sujets. D’ailleurs, je le répète, il s’élève de divers côtés des protestations plus ou moins vives contre le dogme ecclésiastique ; et si la science accréditée, si la philosophie de la religion revenait à le rayer de son symbole, la haute théologie ne tarderait pas à le rayer de son credo, et l’exégèse ferait de nouveau l’impossible pour l’effacer de l’enseignement scripturaire. En affirmant (Éphésiens 2.1-3) que les hommes sont enfants de colère, l’Apôtre ajoute qu’ils le sont par nature (φύσει). Ce texte serait à lui seul décisif : 1° Il y est question de tous les hommes : vous étiez v. 2), vous gentils ; nous étions (v. 3), nous Juifs. Ces trois versets correspondent ainsi aux trois premiers chapitres de l’Épître aux Romains, où saint Paul établit le désordre moral des païens d’abord (ch. 1), ensuite des Juifs (ch. 1 et commencement du 3me) et tire la conséquence que le genre humain tout entier est coupable devant Dieu (Romains 3.19-23).

2° Les divers traits du tableau prouvent que saint Paul avait en vue la corruption intérieure autant et plus que ses effets extérieurs : être mort dans ses péchés, marcher selon le train de ce monde et dans l’esclavage du Prince des ténèbres, suivre les désirs de la chair et de ses pensées, tout cela indique de mauvais principes autant que de mauvais actes, tout cela atteste un état moral aussi triste qu’universel.

3° L’expression φύσει achèverait d’ailleurs de lever les doutes s’il pouvait y en avoir ; car elle atteste certainement une disposition interne, universelle et constante. On a dit qu’elle signifie seulement ici caractère (indoles) ; nous l’accorderons, pourvu qu’on reconnaisse que, selon l’Apôtre, c’est le caractère naturel de l’homme, ce qui ne peut être mis en question d’après le contexte.

Les données fondamentales de ce passage se reproduisent sous mille formes dans l’enseignement évangélique. — Celui qui suit son inclination ou sa volonté propre est nommé ψυχικὸς, σαρκικός, par opposition à celui qui suit l’esprit de Christ et qui est nommé πνευματικός… Or, la doctrine constante de l’Ecriture c’est que le premier de ces deux caractères constitue notre état naturel, ainsi que le Seigneur le déclare (Jean 3.6) ; et que le second est un fruit de la grâce ; les πνεύματικοι ont tous été des σαρκικοὶ ou des ψυχικοὶ. — Marcher selon l’homme est mis en contraste avec marcher selon Dieu, commemarcher selon la chair avec marcher selon l’esprit… — Etre charnel et vivre à la manière des hommes sont deux expressions synonymes (1 Corinthiens 3.3, ce qui rappelle Jean 3.6). — Saint Paul décrit sous les couleurs les plus vives la lutte du mauvais principe ou de la disposition vicieuse contre la conscience (νους) (Romains 7.13-23), contre la loi (v. 7-10), contre la grâce ou l’Esprit (πνευμα) (Galates 5.17, etc.). Voici la doctrine générale de Romains ch. 7 et 8 :

  1. L’homme porte en lui une inclination au péché qui prend de la loi même l’occasion de montrer sa puissance.
  2. L’âme, l’esprit, la conscience religieuse et morale, la partie supérieure du moi, le νους connaît la loi et l’approuve.
  3. Mais l’inclination au péché est tellement forte que le désir du bien est sans cesse vaincu.
  4. L’homme est hors d’état de se soustraire par lui-même à l’empire du mal ; il n’est délivré que par Jésus-Christ.

Il y a là une révélation bien formelle de l’existence de la disposition vicieuse, ainsi que de sa profondeur, de son étendue, de sa ténacité.

c). Le Nouveau Testament dévoile encore la corruption de notre nature par la grande doctrine de la régénération. Il déclare la régénération, ou conversion, nécessaire à tous les hommes. « Si un homme ne naît de nouveau, etc… » ; « Je vous dis en vérité que si vous ne changez… vous n’entrerez point dans le royaume des deux. » « Convertissez-vous !… » ce fut la première prédication de Jean-Baptiste, de Jésus-Christ, des Apôtres. Saint Paul résume les objets de son ministère en ces deux points : la repentancea envers Dieu et la foi en Jésus-Christ (Actes 20.21). Tous les vrais chrétiens sont représentés comme ayant éprouvé ce changement moral, sans lequel on ne saurait ni appartenir au royaume de la grâce, ni être admis dans le royaume de la gloire (Éphésiens 2.1-10). La pratique universelle du baptême manifeste dans l’Eglise l’universelle nécessité de la régénération, dont le baptême est le signe et le symbole.

a – La repentance se confond ordinairement avec la conversion. C’est le cas ici. Quelquefois elle s’en distingue. C’est le cas 2 Corinthiens 7.8-10. La repentance (μεταμελεια) n’est alors que le regret d’avoir péché ; elle ne produit pas toujours la conversion (μετάνοια) ; Judas se repentit (μεταμεληθεὶς), il ne se convertit pas. Elle se produit souvent après la conversion ; car le chrétien le plus avancé a encore à gémir de ses infidélités et de ses chutes, par conséquent à se repentir. Il faut se souvenir que nos versions rendent alternativement par repentance et conversion le terme scripturaire de μετάνοια

Or, la régénération est un fait essentiellement interne, quoiqu’il atteigne et embrasse aussi la vie extérieure. Cela est sensible par les expressions et les images dont l’Ecriture se sert pour la décrire : conversion (μετανοια : changement d’idées et de sentiments)… ; — nouvelle naissance … ; — renouvellement d’esprit… ; — circoncision intérieure… ; — destruction du vieil homme et formation de l’homme nouveau ; — mort au péché et au monde… ; –retour à Dieu… ; rétablissement de son image dans notre âme… ; — résurrection spirituelle… ; — nouvelle créature ou nouvelle création (κτίσις)… Ces expressions et une foule d’autres analogues désignent évidemment un changement profond, radical, qui s’opère dans l’âme, aux sources mêmes de la vie morale. C’est unnouvel esprit et un nouveau cœur, selon la déclaration prophétique d’Ezéchiel (Ézéchiel 36.25-27 ; 11.19-20). Ce caractère de la régénération pourrait du reste se conclure de ce que l’Evangile place dans l’intérieur de l’homme le siège de la piété aussi bien que du péché, et qu’il fait de la charité le sommaire de la loi, réduisant la sainteté à un sentiment ou à un état du cœur. La conversion, dans sa définition la plus générale, n’est que la substitution de l’amour de Dieu et du prochain, qui est l’ordre moral, à l’amour du monde et de nous-même, qui est le désordre. Elle est un changement de principe, de tendance, de direction intérieure. L’Evangile procède du dedans au dehors ; au lieu de couper les vices, à mesure qu’ils se manifestent, il va droit à leur racine. Mais si la purification du cœur, la réforme des affections, est l’objet direct et dominant du christianisme, ces affections sont donc viciées ; il existe donc dans l’homme une disposition anormale.

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