La valeur littéraire de cette version est très grande[e]. Elle est bien plus française que nos anciennes versions protestantes. Nous ne citerons qu’un exemple : Ésaïe 8.22.23.
[e] M. Eugène Ledrain, dans la Préface de la Bible, traduction nouvelle, caractérise ainsi le style de de Sacy : Quelle bonne et ferme langue française ! Celle que l'on savait parler à Port-Royal et qui indique la bonne santé de l'esprit.
Martin et Ostervald : Il ne verra que détresse et ténèbres et une angoisse effrayante et il sera enfoncé dans l’obscurité, car il n’y a point eu d’obscurité épaisse pour celle qui a été affligée, au temps que le premier se déchargea légèrement vers le pays de Zabulon et que le dernier s’appesantit sur le chemin de la mer, au deçà du Jourdain, dans la Galilée des Gentils.
De Sacy : Et ils ne verront partout qu’affliction, ténèbres, abattement, serrement de cœur, et une nuit sombre qui les persécutera, sans qu’ils puissent s’échapper de cet abîme de maux. Le Seigneur a d’abord frappé légèrement la terre de Zabulon et la terre de Nephtali, et à la fin sa main s’est appesantie sur la Galilée des nations qui est le long de la mer, au delà du Jourdain
Martin qui publia sa version en 1707, et Ostervald, qui publia la sienne en 1744, ne paraissent avoir beaucoup profité de celle de de Sacy, parue, pour le Nouveau Testament, en 1667, et pour la Bible entière en 1696 !
De Sacy se demandait si sa traduction n’était pas trop littéraire. L’année de sa mort, il eut, avec son ami Fontaine, une conversation où il fit preuve de scrupules qu’on peut trouver excessifs, mais qui l’honorent singulièrement, et dont il y a à apprendre.
Que sais-je, lui dit-il, si je n’ai rien fait contre les desseins de Dieu ? J’ai tâché d’ôter de l’Écriture Sainte l’obscurité et la rudesse, et Dieu jusqu’ici a voulu que sa Parole fût enveloppée d’obscurités. N’ai-je donc pas sujet de craindre que ce ne soit résister aux desseins du Saint-Esprit que de donner, comme j’ai tâché de le faire, une version claire et peut-être assez exacte par rapport à la pureté du langage ? Je sais bien que je n’ai affecté ni les agréments ni les curiosités qu’on aime dans le monde, et qu’on pourrait rechercher dans l’Académie française. Dieu m’est témoin combien ces ajustements m’ont toujours été en horreur ; mais je ne puis me dissimuler à moi-même que j’ai tâché de rendre le langage de l’Écriture clair, pur et conforme aux règles de la grammaire, et qui peut m’assurer que ce ne soit pas là une méthode différente de celle qu’il a plu au Saint-Esprit de choisir ? Je vois dans l’Écriture que le feu qui ne venait pas du sanctuaire était profane et étranger, quoiqu’il pût être plus clair et plus beau que celui du sanctuaire. Il ne faut pas se tromper dans cette belle pensée d’édifier les âmes. Il y a grande différence entre contenter et édifier. Il est certain que l’on contente les hommes en leur parlant avec quelque élégance, mais on ne les édifie pas toujours en cette manière.
Il est vraiment remarquable de voir Bossuet, le grand maître de la parole, faire à propos du Nouveau Testament de Mons des réflexions semblables. Il n’y trouvait qu’un défaut essentiel, un « tour trop recherché, trop d’industrie de paroles, une affectation de politesse et d’agrément que le Saint-Esprit a dédaignée dans l’original. »
Les auteurs sacrés ne se préoccupent que de la vérité, jamais de l’effet. Ils n’ont voulu que « le royaume de Dieu », et la beauté littéraire leur a été donnée « par-dessus ». Traducteurs, écrivains, prédicateurs, témoins de la vérité sous une forme quelconque, nous ferons bien de les imiter, de rechercher la démonstration de l’Esprit plus que la sagesse du langage.
Malheureusement cette version a été faite sur la Vulgate, et elle en reproduit certaines erreurs. De Sacy suivit la Vulgate parce qu’elle était, dit-il, « plus en usage dans l’Église », sans doute aussi parce que c’était la version ecclésiastique, et qu’il croyait à l’autorité de l’Église. Il ne faudrait pourtant pas, comme on l’a fait, parler de servilité vis-à-vis de la Vulgate. De Sacy et ses collaborateurs savaient fort bien que la décision du concile de Trente ne proscrivait pas le recours aux textes originaux, et ils ne se firent pas faute d’y recourir, au moins pour le Nouveau Testament. Tout ce qui est dans la Vulgate et non dans le grec, est mis entre crochets, avec un V (Vulgate). Tout ce qui est dans le grec et non dans la Vulgate est ajouté dans le texte entre crochets avec un G (grec). Là où la traduction de la Vulgate diffère du grec, la traduction du grec est généralement mise en marge, quelquefois dans le texte. Dans ces derniers cas le texte de la Vulgate est mis en marge. Le titre des premières éditions porte : Traduit en français selon l’édition Vulgate avec les différences du grec. Cette indépendance est remarquable. Néanmoins quelques erreurs de la Vulgate ont été conservées dans la traduction. Voici toutes celles qu’on a relevées, à tort ou à raison (nous les discuterons plus tard), soit dans l’Ancien, soit dans le Nouveau Testament.
- Genèse 3.15. Je mettrai inimitié entre toi et la femme, entre sa race et la tienne. Elle te brisera la tête. Elle, c’est la femme, tandis que le pronom, dans l’hébreu, se rapporte à la semence. Dans la femme, on peut voir la Vierge Marie.
- Genèse 42.6, etc. Ses frères l’ayant donc adoré.
- Exode 20.5. Vous ne leur rendrez point le souverain culte. Souverain est une addition qui semble légitimer la distinction entre le culte d’adoration (latrie) dû à Dieu, et le culte de respect (dulie ou hyperdulie) qu’on peut rendre à certaines créatures.
- Psaume 98.5. Adorez l’escabeau de ses pieds.
- Job 5.1. Adressez-vous à quelqu’un des saints.
- Daniel 4.27. Rachetez vos péchés par des aumônes, et vos iniquités par des œuvres de miséricorde envers les pauvres.
- Matthieu 1.25. Et il ne l’avait point connue quand elle enfanta son fils premier-né. Au lieu de : Il ne la connut point jusqu’à ce qu’elle enfantât.
- Matthieu.3.2 ; 4.17, etc. Faites pénitence.
- Luc 1.28. Je vous salue, ô pleine de grâce.
- Actes.11.30 ; 15.4 ; 1&bsp;Timothée 4.14, etc., prêtre, au lieu de ancien.
- 1 Corinthiens 7.37. Celui qui… juge… qu’il doit conserver sa fille vierge, fait une bonne œuvre.
- Éphésiens.5.32 (A propos du mariage) Ce sacrement.
- 2 Corinthiens 11.10. Ce que vous accordez par indulgence.
- Colossiens 2.18. Culte superstitieux des anges. Donc un culte non superstitieux des anges pourrait être permis.
- 1 Timothée.3.2. Il faut que l’évêque n’ait épousé qu’une seule femme. De même Tite 1.6 : Choisissant celui qui n’aura épousé qu’une femme.
- Philémon 1.22. Par le mérite de vos prières.
- Hébreux 11.21. Il s’inclina profondément devant le bâton de commandement que portait son fils.
- 1 Pierre 1.9. Le salut de vos âmes, la fin et le prix de votre foi. Prix introduit l’idée de mérite.
- 1 Pierre 3.19. Aux esprits qui étaient retenus en prison. Retenus favorise la doctrine du purgatoire.
- Jude 1.3. La foi qui a été une fois laissée par tradition aux saints.
Inutile d’ajouter que la version de de Sacy contient les Apocryphes.
[Disons un mot du commentaire (édition de 1699). Il y a dans ce commentaire des choses excellentes. Ainsi, à propos d’ « œil pour œil, dent pour dent », de Sacy, citant saint Augustin, fait remarquer que cette disposition était destinée non à allumer la colère de l’homme, mais à l’éteindre, car l’homme à qui son adversaire crève un œil se vengera, si on le laisse faire, en lui ôtant la vie (Combien, encore aujourd’hui, surtout aujourd’hui, qui veulent voir dans cette disposition juridique destinée à contenir la vengeance, une excitation à la vengeance !)
Ailleurs, par contre, l’interprétation de de Sacy (ou de ses continuateurs) est déconcertante. A propos de Genèse 12.11-13, il rappelle que plusieurs ont blâmé Abraham d’avoir voulu sauver sa vie par un mensonge en faisant passer Sara pour sa sœur. Voici comment il justifie le patriarche.
« Ce saint docteur (saint Augustin), répond très solidement qu’on ne doit pas accuser un si grand homme d’avoir blessé la vérité en cette occasion, où il a parlé au contraire très sincèrement. Car il n’a pas nié que Sara fût sa femme à ceux qui lui auraient demandé si elle ne l’était pas, ce qui aurait été un mensonge. Mais des personnes qui ne connaissaient ni lui ni Sara lui demandant qui elle était, il leur répond qu’elle était sa sœur, ce qui était très vrai, comme Abraham le soutient dans la suite. Et ainsi, ajoute ce père, il n’a rien dit de faux, quoi qu’il n’ait pas dit une chose qui était vraie. »
Plus loin : « L’homme ne doit jamais tenter Dieu, et s’il se trouve en même temps exposé à deux périls dont il puisse éviter l’un par un moyen humain et dont l’autre lui soit entièrement inévitable, il doit se délivrer lui-même du premier, et remettre à Dieu le soin de le tirer du second. C’est ce qui est arrivé à Abraham en cette rencontre. Il devait craindre en même temps la perte et de sa vie et de l’honneur de sa femme. Il sauva sa vie, en disant ce qui était vrai, que Sara était sa sœur, c’est-à-dire sa nièce, selon l’expression ordinaire de la langue hébraïque, et il remet à Dieu le soin de tirer du péril l’honneur de sa femme.
Voici un passage curieux sur Genèse 2.18 : Il est donc certain que la femme est proprement aide à l’égard de l’homme afin qu’il devienne père et qu’il en puisse naître des enfants. C’est pourquoi comme cette raison qui a eu encore lieu dans la loi ancienne, où Dieu voulait multiplier la race d’un peuple qu’il avait choisi, et d’où le Messie devait naître, n’a plus aucun lieu en la loi nouvelle, il est bon au contraire selon saint Paul que l’homme soit seul et qu’il fuie la société des femmes, comme les femmes celle des hommes, afin que les uns et les autres embrassent une vie toute pure qui apprend aux hommes, selon l’Évangile, à imiter dans un corps mortel l’état de ces esprits si sublimes qui n’ont point de corps, et qui est comme une anticipation de la vie du ciel.
Il semble qu’on n’ait pas souvent réédité ce commentaire. Après la lecture de ces notes, on est tenté de dire : Heureusement ! Il faut se rappeler, pour être juste, que de Sacy (si toutefois ces notes sont de lui et non de ses continuateurs) n’a pas été le seul à essayer d’expurger la Bible. Ces tentatives, qu’on retrouve chez Martin, chez Ostervald, et chez d’autres, ont toujours été malheureuses.]
Comment concilier ces erreurs avec la piété du traducteur, avec les prières ardentes des religieuses de Port-Royal, qui demandaient à Dieu de faire descendre son Esprit sur les traducteurs, pour les préserver d’erreur ?
Nous pourrions répondre à cette question par une autre question : Comment les anciens traducteurs protestants, dont la sincérité, l’amour ardent et même héroïque pour la vérité, est hors de doute, et qui ont certainement eux aussi, prié pour que leurs traductions fussent fidèles, ont-ils pu traduire inexactement certains passages ? On a signalé vingt-six de ces inexactitudes protestantes. Ou bien l’on pourrait demander : Comment Calvin, disciple de la Bible, a-t-il pu faire condamner Servet à mort pour hérésie ? Mais une question n’est pas une réponse. Voici comment nous répondrions.
La marche de la vérité dans l’histoire est lente. Tout homme subit étrangement l’influence de son milieu. Les siècles passés pèsent sur nous lourdement. Et Dieu respecte la liberté de l’homme. Dieu tolère beaucoup d’erreurs, beaucoup d’abus, comme sous l’ancienne alliance, « à cause de la dureté » et aussi à cause de la paresse « des cœurs ». Il laisse l’homme faire des expériences, souvent humiliantes, douloureuses, parce qu’il veut que l’homme conquière la vérité par lui-même, seul moyen d’arriver à la majorité spirituelle. C’est toujours la vieille question : Pourquoi Dieu a-t-il permis le péché ?
Les jansénistes, obsédés par l’idée de l’autorité de l’Église (qui les maltraitait bien, pourtant), ont agi sous l’empire de cette obsession en se soumettant au texte des Livres saints choisi par l’Église. De même les traducteurs protestants, obsédés par l’idée de la prédestination, du salut gratuit, ont parfois fait fléchir ou forcé la traduction dans le sens de leur dogmatique, avec cette circonstance aggravante, dans leur cas, qu’ils traduisaient sur l’original, tandis que de Sacy, qui commettait l’erreur de traduire sur la Vulgate, ne commettait pas celle de faire fléchir le sens du texte qu’il traduisait.
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