La grande révolution de 1688 constitue pour l’Angleterre une nouvelle période intellectuelle et morale, dont les agents principaux, en dehors des causes que nous avons déjà mentionnées, furent les progrès du latudinarisme et de l’indifférence religieuse. L’esprit anglais rompt de plus en plus avec la tradition épiscopale ou presbytérienne. Il abandonne les vérités positives de la révélation pour des généralités vagues et banales, et cherche, maladroitement au début, à substituer aux vieux costumes des ancêtres des vêtements d’une coupe plus moderne et reproduisant à peu près les dernières modes du continent. Les universités d’Oxford et de Cambridge n’offrent plus aux étudiants qui les fréquentent les principes rigoureux de la logique et les études profondes d’érudition et de critique sacrée. En perdant la forme scolastique et un peu pédante du passé, elles en oublient aussi la méthode savante et consciencieuse, et se bornent à l’étude des classiques et de la versification grecque et latine. Les ecclésiastiques en vinrent presque à oublier qu’ils étaient les ambassadeurs de Jésus-Christ, chargés d’offrir en son nom le salut au monde, et se bornèrent à exposer à leurs congrégations, avec toutes les ressources et toutes les élégances de l’art oratoire, les vérités chrétiennes, spécialement celles qui embrassent l’ordre moral, et à en faire découler la vie heureuse pour le présent et pour l’éternité.
Pattison, qui a tracé tout récemment avec autant de tact que de perspicacité le tableau vivant de cette période de l’histoire morale de son pays, la caractérise comme une période de défaillance religieuse, d’immoralité profonde, de corruption affichée, de décomposition de la langue, et il observe avec beaucoup de justesse que ce sont les époques, qui traitent le plus les questions morales dans la théorie, qui les négligent le plus dans la pratique. On ne saurait méconnaître cependant que la période qui s’étend de 1688 à 1750, a rendu de véritables services au protestantisme anglais. Elle a permis, en effet, à la théologie évangélique de renaître sous une forme plus sérieuse et plus vivante, après qu’elle lui eût déblayé le terrain, en balayant les vieilles formules et les méthodes usées, et elle a appris aux chrétiens à étudier la vie morale de l’homme d’une manière plus efficace et plus profonde. Nous ne pouvons, toutefois, l’envisager que comme une période de transition, qui n’a fait faire qu’un progrès très relatif au principe vivant de la liberté spirituelle.
Après ces considérations générales, abordons l’étude de cette période, qui a exercé sur l’Allemagne une influence si profonde. John Locke (1632-1704)[a] nie avec Hobbes l’existence des idées innées ; mais, plus modéré et plus habile que lui, il a su donner à ses principes une forme agréable à l’esprit anglais, et unir à son empirisme un véritable amour de la liberté et un certain respect, bien moins mystique que religieux et moral, pour la loi divine.
[a] Works, 3 vol. in-fol., 1689, vol. 1. An essay concerning human understanding. The reasonableness of christianty as delivered in the scriptures with two vindications, 1675.
Locke a proclamé et revendiqué le premier le devoir de la tolérance pour l’État, et la séparation complète de l’Église et de l’État. « Aucun homme, dit-il ne peut se donner la foi par un acte de sa volonté ; la foi repose et doit reposer sur des arguments solides. » Locke cherche à concilier la raison et la révélation biblique, en traitant la première avec ses lois formelles et inébranlables comme une révélation particulière de Dieu. La raison est l’œil de l’homme, la révélation un télescope ; il n’y a que les fanatiques qui puissent rêver la possibilité d’une révélation indépendante de la raison, et qui les anéantissent également par leurs folles chimères. La révélation n’est pas un produit de la raison, mais doit conquérir l’adhésion rationnelle de l’homme. Qui voudrait crever l’œil pour mieux voir à travers le télescope ? La raison doit pouvoir reconnaître, et apprécier les motifs qui peuvent l’exciter à faire usage du télescope. Voici, d’après Locke, le résumé de la révélation : Jésus est le Messie, et la foi en sa personne supplée pour nous à l’insuffisance de nos œuvres. L’acceptation prompte et joyeuse des révélations qui viennent de Dieu, l’affirmation énergique et l’intelligence des doctrines fondamentales assurent le bonheur de l’âme. Les thèses de Locke sur la tolérance en ont fait l’auteur favori des dissidents ; ses thèses sur l’évidence rationnelle du christianisme, qui sont aussi celles d’Hugo Grotius, ont imprimé à l’apologétique anglaise des Evidences le cachet, qu’elle porte encore aujourd’hui. Cette apologétique, en effet, envisage exclusivement le christianisme comme un ensemble de doctrines, que la raison aurait été incapable de trouver par elle-même, ou auxquelles elle ne serait parvenue qu’après un très long développement. Absorbée par l’exposition des arguments qui peuvent démontrer les dogmes, elle laisse dans l’ombre leur contenu lui-même et se contente d’établir la divinité de leur origine.
On peut observer, à toutes les périodes du développement de l’esprit humain, dans lesquelles la raison reprend confiance en ses propres forces, et croit pouvoir trouver dans son propre fonds une nourriture suffisante, surtout dans le domaine de la vie morale, que les attaques contre le christianisme et contre la religion elle-même prennent un caractère de plus en plus arrogant et hostile. C’est ce que va confirmer l’étude attentive de la période à laquelle nous sommes parvenus.
Le comte Arthur de Shaftesbury (1671-1713), auteur d’études sur les hommes, les mœurs et les opinions de son temps, mérite à plus d’un titre notre attention sérieuse et notre estime. Il repousse les opinions de Hobbes et aussi celles de Locke, qui appelle bien tout principe, qui produit des effets conformes aux lois de notre nature, et qui tombe ainsi dans un véritable eudémonisme.
[Shaftesbury professe une grande admiration pour Platon, ainsi que Wollaston, 1659-1724 (The religion of nature delineated, 1726) et Samuel Clarke, 1673-1729. A demonstration of the being and attributes of God, more particularly in answer to Mr. Hobbes, Spinosa, etc., 1705, traité, fruit de lectures faites en vertu de la fondation Boyle. Shaftesbury est opposé à la conception mécanique de la nature. Il reconnaît la valeur intrinsèque des mathématiques, tout en affirmant qu’elles n’ont rien à faire avec l’âme. L’explication mécanique de la vie de l’âme est à ses yeux une folie.]
Il enseigne que le bien moral a une existence distincte et objective, que ses principes existent en nous à l’état d’idées innées, ou tout au moins d’instinct moral. Les sentiments[b] naturels de la vie morale, tels que la pudeur et le repentir, ont une existence indépendante et objective, un caractère universel. Il en est d’eux comme des beautés de l’art plastique et de la musique, qui ont une base objective, et qui ne sont pas seulement le produit d’un goût arbitraire et de convention. Il reconnaît que les mouvements instinctifs de l’âme n’ont en eux rien de particulièrement moral, et que la moralité comporte et réclame des actes réfléchis de la volonté. Ce qui importe, en effet, en morale, ce sont les motifs des actions humaines. Shaftesbury donne pour base au sentiment moral la grâce et la beauté, qui sont inhérentes au bien. La beauté éveille dans l’âme un sentiment de bien-être et de satisfaction, qui provoque l’homme au bien.
[b] Voir son traité : Sensus communis, an essay on the freedom of wit and humour ; an enquiry concerning virtue and merit ; the moralist, a philosophical rhapsody on the Deity and Providence.
Ce qui le choque dans le christianisme, c’est qu’il promette une récompense à la vertu, et méconnaisse son indépendance et le bonheur inhérent à sa propre expansion. Passionné pour la beauté plastique et vraiment grec par tempérament, il méconnaît la puissance du péché et les droits de la justice, envisage à un point de vue idéaliste le bien moral, et place l’épanouissement harmonique du beau et du bien ici-bas, ce qui le dispense de reléguer avec les chrétiens le bonheur dans une vie future. Il lui est impossible de bien définir la naissance de cette vertu dans l’âme ; il croit que la contemplation de l’harmonie universelle suffit pour réveiller dans l’âme de l’homme l’amour du bien, et pour faire naître en elle le sentiment vivant et joyeux de son union avec l’univers. Il accorde, toutefois, la nécessité de la foi en Dieu, du théisme pour communiquer à cette puissance morale le mouvement et la vie. Mais son optimisme couvre d’un vernis flatteur les ravages du péché et les désordres qui en sont résultés dans le monde physique et moral. Tout à l’opposé du christianisme, il cherche, mais en vain, dans l’idéal un refuge contre les tristes réalités de la vie, que l’expiation résout en ramenant l’harmonie dans le monde physique et moral. « Toutes les fois, dit Shaftesbury, que l’équilibre est rompu en nous, nous sommes frappés par le désordre qui nous entoure, et nous nous croyons sous le poids des menaces de la colère de Dieu. » Mais, tout en connaissant le fait, il ne sait pas expliquer comment nous pouvons nous en affranchir. Bien loin de constater que ce sont les plus purs et les meilleurs qui souffrent le plus cruellement du contact et des souillures du péché, sa nature esthétique et grecque se console par la pensée, que la nature est bonne et parfaite et que Dieu, dont il semble oublier la sainteté et la justice, est le bien suprême et l’harmonie absolue. Il reconnaît la souveraineté du principe fondamental du christianisme, l’amour, et croit peu fondées les craintes que font éprouver les attaques, qu’il est appelé à subir. Le christianisme est assez fort pour supporter, en face des railleries des incrédules et des mondains, l’épreuve du ridicule. Le rire, ce scepticisme pratique, tourne, quand il est mal dirigé, contre ceux mêmes qui en font un mauvais usage. Au lieu d’ébranler l’objet de ses attaques, il ne fait que lui fournir de nouveaux appuis. Le christianisme est une religion spirituelle et humoriste, qui n’a pas besoin d’autres preuves que son propre contenu. La théologie reçue s’abuse, en attachant plus de poids à la puissance qu’à la bonté de Dieu, et elle oublie que le meilleur argument en faveur de la sagesse et de la puissance de Dieu est l’harmonie même de l’univers, puisqu’un être, obéissant à son caprice, serait un démon et non plus Dieu.
Shaftesbury attache le plus grand prix à la morale chrétienne, bien qu’il lui reproche d’avoir méconnu les devoirs du patriotisme et de l’amitié. Nous pouvons voir en lui un représentant distingué de la réaction d’esprits généreux contre l’esprit légal de l’orthodoxie, qui sépare volontiers le bien du beau, et le range sous la seule catégorie du devoir, sans paraître même soupçonner la grandeur de ses jouissances intérieures et l’attraction qu’éprouve la liberté pour le bien. Mais Shaftesbury n’a cherché le remède que dans les délicatesses d’une éducation distinguée, qui domine à ses yeux la morale, et qui envisage par conséquent d’une manière superficielle et purement esthétique. Le sentiment, qui est pour lui la source de la connaissance morale, demeure strictement formel.
Aussi Samuel Clarke, qui ne fut, du reste, qu’un adversaire très modéré des déistes, cherche-t-il à donner une forme plus objective au principe et aux préceptes de la morale. Il ne place le critère, ou source de connaissance du bien, ni dans l’État, ni dans l’Église, ni dans les révélations dont elle dispose, ni même dans le simple sentiment instinctif du beau, mais exclusivement dans l’élément rationnel des choses. Tout ce qui correspond à ce principe est bon. On comprendrait cette formule, si l’on avait acquis l’idée pure du monde, qui deviendrait le but et la loi du développement régulier et harmonique du monde de la nature obéissant à son principe. Mais la formule de Clarke admet le monde tel qu’il est, et l’envisage comme rationnel dans sa condition actuelle. Clarke oublie que tout dans le monde doit se régler sur la loi morale, et que ce n’est pas la morale qui doit recevoir son principe des choses elles-mêmes.
Tindal (1657-1733) assigne, à l’exemple de Shaftesbury, à la vertu la beauté comme principe ; il y joint aussi l’idée de l’utile, et professe l’eudémonisme le plus absolu. Le point de départ de toute action humaine et de tout mouvement dans la nature est le désir de posséder le vrai bonheur ; la vertu, qui rend l’homme parfait, est le moyen que Dieu met à sa disposition pour lui permettre d’atteindre ce but. Tout l’élément religieux du système de Tindal repose sur les rapports possibles entre Dieu, premier moteur de l’univers, et l’âme humaine, qui adore en lui le principe de toute raison et de toute béatitude. Tindal ne veut pas admettre ce contact plus direct entre Dieu et sa créature, qu’enseignent les religions positives. Une religion positive, dit-il à l’appui de cette assertion, ne peut, pour se distinguer de la religion naturelle, que faire reposer sur l’arbitraire de la volonté divine des doctrines non conformes à la raison des choses, qui constituent par elles-mêmes un ensemble harmonieux et compact ; or, une telle assertion porte atteinte à la majesté divine. Aussi ne doit-on voir dans le christianisme que le rétablissement de cette religion naturelle, qui s’appelle la morale, qui procède de Dieu et qui porte les hommes à rechercher la félicité véritable dans la conformité de leur conduite avec la raison d’être des choses[c].
[c] Christianity as old as the creation, or the Gospel a republication of the religion of nature, 1720. Quelques-uns des écrits composés contre Tindal sont indiqués dans la Cyclopædia bibliographica de Darling.
Le déisme, prenant pour point de départ la conscience morale, qu’il présupposait, par une hypothèse gratuite, régnante dans le monde et reconnue par tous, attaque de front la révélation et le christianisme, principes d’autorité contraires à la liberté et à l’acceptation consciente du bien, qu’il envisage comme les seules bases sérieuses de la morale. La foi repose sur la connaissance, parce que l’homme ne doit accepter que les principes, qui s’appuient sur des arguments rationnels. Si les déistes réduisaient la foi à ne plus être qu’une connaissance théorique, leurs adversaires théologiques ne savaient guère en dégager les éléments religieux et moraux. Nous devons établir plusieurs catégories parmi les théologiens de cette période. Quelques-uns d’entre eux envisageaient la religion naturelle comme une pure imagination de l’orgueil humain, d’autres à l’exemple de Campbell et de Stebbing, la font découler d’une révélation primitive, le plus grand nombre suivant la marche adoptée par Conybeare (1692-1755)[d], et la considèrent comme trop pauvre par elle-même et comme ayant besoin du secours et des développements, qui lui fournit la révélation biblique. Mais nous retrouvons les adversaires du déisme d’accord avec lui sur un point important, et considérant la foi comme une adhésion de l’intelligence à des dogmes mystérieux et supérieurs à la raison. Leur apologétique revêt un caractère d’argumentation rationnelle en faveur de la vérité des Écritures, argumentation appelée, selon eux, à faire naître dans l’intelligence la conviction rationnelle, que les mystères doivent nourrir notre foi, parce qu’ils sont renfermés dans l’Écriture. On peut apprécier ce que valent ces opérations infaillibles de la raison, en les voyant conduire les théologiens et les déistes à des conclusions tout opposées. Nous voyons les déistes arborer[e] bientôt le drapeau de la libre pensée.
[d] Conybeare, A defense of revealed religion againts the exceptions of (Tindals) christianity as old as the creation, 1732.
[e] Ant. Collins (1676-1726). A discourse of freethinking occasioned by the raise and growth of a sect called freethinkers, 1713. Whiston combattit cet ouvrage.
Toland (1689-1722)[f] déclare qu’il faut exclure le surnaturel du domaine de la pensée, parce que l’esprit humain ne doit plus croire que ce qui s’appuie sur des arguments rationnels, et admettre d’une manière absolue leur pouvoir sur tout ce qui rentre dans la catégorie de la foi. Collins enseigne que l’on doit se rendre à l’évidence, que la recherche de l’évidence est le but, que se propose la libre pensée, et que la Bible elle-même invite l’homme à le suivre. Les prophètes et les apôtres ont été des libres penseurs, et l’on ne peut pas admettre que les païens se soient convertis et aient renoncé aux superstitions de leurs religions nationales sans le secours de la libre pensée. Mais Collins n’envisage cette évidence qu’au point de vue théorique, et la croit égale pour tous et accessible à tous, quel que soit le degré de leur développement intellectuel ou moral. Enfin cette libre pensée ne peut jamais dépasser les limites étroites de l’orgueil et de la satisfaction égoïstes. Cette méthode aboutit à la pensée libre, mais sans donner ni résultats féconds, ni lois vivantes de l’intelligence. Son action est toute négative et se borne simplement à attaquer avec une violence extrême le christianisme, dans lequel elle ne voit que le fruit de l’astuce et de l’habileté des prêtres[g]. Le grand philologue Richard Bentley a su retracer avec une verve caustique et spirituelle le contraste saisissant, qu’un observateur impartial découvre entre le vide, l’arbitraire, la pauvreté spirituelle de la libre pensée, et ses prétentions exorbitantes. On peut, dit-il, suivre les lois de sa pensée libre tout en étant chrétien, mais sa libre pensée a assuré à Collins une bien mauvaise réputation, puisqu’elle lui fait accepter le plus servile des systèmes, qui ne laisse plus debout que la matière et un enchaînement infini de causes. L’âme matérielle, le christianisme reposant sur une fourberie, la Bible œuvre de faussaires, l’enfer une fable, le ciel un rêve, notre vie exposée au hasard du destin et suivie d’une mort sans espoir, tels sont les points fondamentaux du nouvel Évangile de nos fameux apôtres. Cette libre pensée, semblable aux mouches qui aiment à se poser sur une matière en décomposition, préfère les épines aux roses et les taches à la beauté. Les déistes ne peuvent pas revendiquer comme leur d’autre principe que cette exclamation des fous, qui disent en leur cœur : « Il n’y a point de Dieu. » Malheureusement les théologiens de cette période ont assigné comme unique but à leur activité et à leurs études la démonstration rationnelle du christianisme, et n’ont vu dans la foi que le résultat de théorèmes historiques et rationnels.
[f] John Toland, Christianity not mysterious. London, 1695. Nazarenus, or Jewish, Gentile and mahometan christianity, 1718.
[g] Ant. Collins, Priestcraft in perfection, etc., 1710.
Nous pouvons dès à présent indiquer comme l’erreur fondamentale de la théologie croyante de cette période la substitution au principe, qui est l’essence du christianisme et qui en fait la religion de la rédemption et de la nouvelle naissance, d’un élément de démonstration purement rationnel. Cette erreur avait une cause profonde et reposait sur l’indifférence toujours croissante des esprits pour les vérités religieuses, depuis que le latitudinarisme avait remplacé les passions religieuses de la première révolution, et imprimé à la foi un caractère incontestable d’indécision et de faiblesse. Ce qui communique au sentiment religieux son enthousiasme, sa passion, sa vie, c’est la réconciliation, que Dieu lui offre dans la personne et dans l’œuvre de Jésus-Christ. Les latitudinaires avaient substitué à la grande doctrine de la libre grâce de Dieu offrant au pécheur la justification par la foi en Jésus-Christ la formule arminienne de la justification acquise par la sanctification et par les bonnes œuvres, et rendue ainsi indépendante de Jésus-Christ dans une large mesure. Ce n’était plus au Sauveur lui-même, mais à la foi et à la foi agissante par la charité, que cette école assignait une efficace justifiante. Comme notre faiblesse nous rend incapables de mériter le salut, Dieu, qui, selon cette école, n’est pas retenu par la loi de la justice qui ne tient pas le coupable pour innocent, oublie les lacunes de notre vie religieuse, en tenant compte des progrès, que nous réaliserons après avoir embrassé la doctrine de Jésus-Christ, qui ne joue plus dans ce système que le rôle d’un moraliste, exceptionnel sans doute, mais simplement moraliste et non plus Sauveur. Restaient à expliquer les passages des saintes Écritures, qui établissent entre le Père et le Fils des rapports mystérieux, et dépassant de beaucoup les limites de la simple raison. Ce qui rend surtout mystérieuses, obscures, et comme exagérées les affirmations de l’Écriture sur la personne de Jésus-Christ, c’est le minimum insignifiant, auquel l’école a réduit son œuvre rédemptrice. Aussi les apologètes durent-ils déployer les plus grands efforts, pour rendre la personne de Jésus acceptable à la raison, et en vinrent-ils à amoindrir la dignité du Fils ; les théologiens platoniciens avaient déjà enseigné avec Bull le subordinatianisme absolu. Leurs successeurs, comme Whitby et Samuel Clarke, tombèrent, sous l’influence des spéculations déistes, dans les erreurs de l’arianisme et du socinianisme lui-même.
Nous voulons étudier en détail les principes et les travaux de l’apologétique anglaise. Elle se propose, avant tout, à l’exemple d’Hugo Grotius, d’asseoir sur des bases solides le principe formel, qu’on était unanime à considérer comme la seule base de la théologie, et qui semblait pourtant réclamer lui-même un appui, qui pouvait paraître lui faire défaut, depuis que la foi avait tellement perdu de son empire sur les âmes. Son argumentation repose principalement sur deux ordres de (preuves historiques, les prophéties et les miracles.
Guillaume Whiston consacra de grands développements à l’argument tiré des prophéties dans son savant traité, où les hypothèses surabondent.
[W. Whiston, The accomplishment of scripture prophecies, Boyle Lectures for 1708. L’auteur, successeur d’Isaac Newton à Cambridge, perdit sa chaire à cause de ses opinions ariennes. Il chercha à montrer dans d’autres ouvrages, que les constitutions apostoliques et le plus grand nombre des écrits des pères apostoliques appartiennent de droit au canon du Nouveau Testament. Les constitutions apostoliques seraient, selon lui, le fruit des enseignements oraux de Jésus à ses disciples après sa résurrection.]
Comme les citations de l’Ancien Testament dans le Nouveau sont souvent loin d’être littérales, et que le texte primitif de l’Ancien Testament comporte un sens tout différent, cet homme étonnant émit l’hypothèse que les Juifs avaient falsifié le texte reçu du temps de Jésus-Christ, pour enlever aux chrétiens les arguments les plus positifs. Collins[a] accepta avec empressement cette étrange hypothèse et l’affirmation gratuite de Whiston, que les arguments tirés des prophéties étaient les seuls, qui possédassent l’évidence. En effet, ajoutait-il, toute révélation nouvelle doit reposer sur les révélations antérieures, et Dieu ne saurait jamais se contredire. Il en conclut que, si les prophéties ne se sont pas accomplies, le christianisme tout entier repose sur une erreur manifeste. Il s’efforce, à l’appui, de montrer les divergences entre le Jésus des évangiles et le Messie annoncé par les prophètes, et en conclut que l’on ne doit pas se déchaîner, comme Whiston, contre l’interprétation allégorique et typique de l’Ancien Testament, si l’on ne veut pas saper à la base la dispensation chrétienne. L’interprétation littérale de l’Ancien Testament porte à la nouvelle alliance un coup mortel, puisqu’elle interdit par ses erreurs aux théologiens d’en appeler à l’inspiration directe de Dieu. Tous les théologiens sont d’accord pour reconnaître que l’inspiration dépend de l’authenticité des documents apostoliques, qu’elle-même est inséparable de leur crédibilité, ce qui complique étrangement la thèse. Aussi, dans l’intérêt même du christianisme, doit-on n’y voir que l’épanouissement mystique et typique du judaïsme.
[a] A discourse on the grounds and reasons of the Christian religion, etc. London, 1784. Scheme of literal prophecy considered, 1727.
Le respect profond, que l’esprit anglais a toujours éprouvé pour l’Ancien Testament, peut faire comprendre l’impression, profonde, que produisirent ces assertions si hardies de Collins. On compte trente-cinq ouvrages spécialement dirigés contre lui, ouvrages assez semblables à une armée courageuse, mais qui a perdu son général, et dont les mouvements contradictoires trahissent le désordre. Des réfutateurs de Collins, les uns affirmèrent qu’il ne s’agissait que de l’accomplissement des prophéties messianiques, et qu’il était possible de le démontrer avec la plus rigoureuse évidence. Un petit nombre reconnurent qu’il était difficile d’établir une harmonie satisfaisante entre le Nouveau Testament, et les prophéties de l’Ancien Testament interprétées d’une manière littérale. Ils reconnurent l’application erronée[b] de plusieurs passages, ou se réfugièrent avec Chandler[c] et Woolston[d], dans l’interprétation typique ou allégorique, ce qui ébranla, comme l’avait voulu Collins, la rigueur de l’argumentation, et ouvrit à l’arbitraire une large issue. Th. Sherlock (1678-1761)[e] en vint à prétendre que l’histoire tout entière du peuple juif était prophétique. Il en conclut, que le christianisme est déjà renfermé en puissance dans le judaïsme, et dépasse ainsi Collins lui-même. Bullock[f] enfin déclare que le christianisme n’a rien à faire avec les prophéties, et qu’il est une loi nouvelle, née d’une intervention soudaine et toute-puissante de Dieu.
[b] Jeffery, A review of the controversies beetween the author (Collins) and his adversaries, 1726.
[c] A défense of christianity from the prophecies from the Old Testament, 1725-28, 3 vol.
[d] The moderator beetween an infidel and the apostate, 1725. The old apology for the Christian religion, 1705.
[e] Six discourses on the use and intent of prophecy in the several ages of the world (2 Pierre 1.19) vol. IV, 1725. Works, édition Hughes, 5 vol. London 1830.
[f] The reasonning of Christ and his apostles in their defence of christianity considered, avec une préface contre les grounds and reasons de Collins, 1730, et sa défense de son traité contre Collin’s Scheme, qui s’appuie aussi sur la preuve tirée des miracles. London, 1728.
Nous sommes amenés ainsi à examiner l’argument tiré des miracles. Bien loin de se laisser abattre par le mauvais succès de leur tractation des prophéties, les apologistes anglais attendirent les meilleurs résultats de l’union de l’argument tiré des miracles avec la doctrine chrétienne. Woolston[g] suivit pour les miracles la marche qu’il avait adoptée pour les prophéties. Selon lui on ne doit pas attacher d’importance à leur caractère historique, et l’on ne doit y considérer que la forme allégorique sous laquelle ils présentent la doctrine. Ils se concentrent tous autour du miracle par excellence, la résurrection de Jésus-Christ, qui, plus encore que sa naissance, doit présenter des caractères d’historicité incontestables. Cette conception allégorique des miracles, qui les niait en les réduisant à ne plus être que des symboles arbitraires, provoqua soixante réponses, dont les plus remarquables sont dues à Lardner, Gibson, Ditton, Smallbrooke, et surtout Sherlock[h]. Sherlock faisait comparaître et interrogeait successivement tous les témoins de la résurrection de Jésus-Christ dans son traité, qui provoqua l’admiration enthousiaste de ses contemporains. Il se vit attaqué à son tour par Pierre Annet, mort en 1768, qui cherche à établir l’impossibilité du miracle en lui-même, et le peu de créance, que méritaient les récits concernant la résurrection de Jésus et les miracles de l’apôtre saint Paul. Sherlock avait suivi la marche des tribunaux anglais, et conclu à la certitude juridique du fait de la résurrection. Il démontra une fois de plus que la seule méthode historique est insuffisante pour établir d’une manière irréfragable la réalité d’un fait historique isolé, et qu’en tous cas elle est impuissante à faire naître la foi, que le christianisme exige de l’âme.
[g] Voir ses six Discourses on the miracles of our saviour, London, 1727-29, avec leur défense, 1729-1730.
[h] The tryal of the witnesses of the resurrection of Jesus. Edition 3, 1729.
Annet, qui niait a priori la possibilité du miracle en soi, n’y voyait qu’une négation de la sagesse divine par la destruction de l’unité du plan divin. Il n’y a guère de piété, ajoutait-il, dans un système qui affirme par le miracle le déplaisir que Dieu éprouve en face d’un monde sans miracles. Au lieu de se demander comment l’on devait comprendre et définir l’unité du monde, les apologètes s’obstinèrent à demeurer sur le terrain de l’histoire. Ils eurent bientôt affaire à un rude jouteur, David Hume (1741-1766)[i], qui déclara nettement que les miracles, quand bien même ils seraient possibles, devenaient inutiles par le fait, qu’ils échappaient à l’appréciation de l’intelligence. On ne pouvait y voir que les effets de puissances mystérieuses, mais sans savoir si ces puissances étaient bonnes ou mauvaises, si ces miracles reposaient sur une illusion ou sur une duperie, sur l’action de Dieu ou sur une force magique. La question de la compréhensibilité des miracles conduisait à les comparer à la sainteté de Jésus-Christ, dont ils pouvaient attester la mission divine, sans éclaircir le mystère de sa nature. On était amené ainsi à étudier les affirmations de Jésus-Christ sur sa propre personne, et, comme le cercle des études allait toujours en s’agrandissant, on dut enfin étudier la valeur et la crédibilité des documents canoniques, qui furent, eux aussi, l’objet de plusieurs attaques sérieuses.
[i] Essays on miracles, an enquiry concerning human understanding et sa Natural history of religion dans ses Essays and treatises, 1764, vol. II.
Les travaux remarquables de Lardner ont assurément, rendu en leur temps de grands services à la cause de l’Évangile, mais ces volumineux in-quartos éveillent dans l’esprit l’impression pénible, que cette méthode place le christianisme entièrement à la discrétion des érudits. En dehors même de la réaction pratique du méthodisme contre une apologétique desséchante et contre le déisme, cette impression se fit jour dans les écrits de Henry Dodwell le jeune[j]. Dodwell affirme qu’il existe entre la raison et la révélation un abîme, que l’apologétique rationnelle ne peut pas combler, et dans lequel elle entraîne souvent, par les erreurs de sa méthode, la vérité qu’elle veut défendre. C’est une folie que de vouloir faire reposer la foi sur la libre pensée. La pensée demeure toujours un acte intellectuel, et ne devient jamais religieuse par elle-même. La foi digne de ce nom est l’œuvre de l’Esprit-Saint, sans l’efficace duquel il n’est donné à aucun homme de croire. Dodwell se vit attaqué tout à la fois par les déistes et par les apologètes, qui reconnaissaient combien, si son assertion était fondée, leur polémique devenait inutile. Du reste, son argumentation est loin d’être conforme aux principes de la Réformation. Il ne voit pas que la foi renferme aussi un élément essentiel de connaissance objective, et échoue dans son entreprise, pour avoir commis cette erreur grave. Il témoigne tant d’indifférence pour la vérité objective, qu’il affirme que la foi ne peut pas être la même chez tous les hommes, et que tous ne peuvent pas être soumis à la même obligation de croire, parce que la foi ne dépend pas du libre arbitre de l’homme. Comme on le voit, Dodwell se rapproche du point de vue quaker dans sa conception prédestinatienne de la grâce.
[j] Christianity not founded on argument and the true principle of Gospel evidence assigned. (Anonyme). London, 1743.
Les théologiens de l’école orthodoxe, bien loin de suivre la marche que leur traçait Dodwell le jeune, préférèrent reléguer au second point les questions, devenues si difficiles pour eux, de la personne et de l’œuvre de Jésus-Christ, et insister tout particulièrement sur l’excellence morale de sa doctrine. Aussi le déisme fît-il des progrès de plus en plus rapides, et put-il compter un moment sur une victoire décisive et prochaine. Tindal, mort en 1733, Th. Morgan, most en 1743[k], qui, après avoir débuté comme pasteur dissident, embrassa successivement l’arianisme et le socinianisme, Th. Chubb, mort en 1747[l], sont d’accord pour nier la possibilité d’une religion positive. Morgan ne voit, dans l’Ancien Testament que l’œuvre imparfaite de la fourberie sacerdotale ; le Dieu d’Israël est, à ses yeux, une simple divinité nationale, et c’est grâce à l’influence malsaine de l’Ancien Testament que le christianisme, pur à l’origine, a si rapidement dégénéré. Paul, cet illustre libre penseur, a opposé au judaïsme une polémique victorieuse et affirmé énergiquement son déisme en face des judéo-chrétiens. Morgan oublie que le point central de l’enseignement paulinien est le dogme de l’expiation, dans lequel il ne sait voir qu’une superstition mosaïque.
[k] The moral philosopher, 1737.
[l] The true Gospel of Jésus Christ asserted, 1739. Discourses on miracles, 1741.
[La controverse, dite de Warburton, se rattache a ces thèses. Warburton, convaincu de l’union intime entre l’inspiration et la divinité de l’Ancien Testament et celle du Nouveau, et embarrassé par le silence gardé par Moïse sur la via future, chercha dans son traité : The divine legation of Moses, 1738, à conclure de l’absence de cette doctrine à la divinité de la théocratie mosaïque, qui n’aurait jamais pu subsister, si Dieu n’avait remplacé l’absence passagère d’un enseignement positif sur la vie future par son intervention miraculeuse et directe.]
Chubb reproche à la Bible sa confusion et son absence de méthode, il lui refuse toute inspiration et toute crédibilité. Il joint aux arguments du déisme d’autres raisonnements a priori. La morale, dit-il, qui seule peut justifier l’existence d’une religion, est contraire à tout principe arbitraire. Toute religion positive renferme, en vertu même de ses prétentions, des enseignements contraires à la raison humaine, tandis que la religion naturelle, dont le christianisme primitif ne devait être que la restauration, tire ses arguments de son propre fonds. La religion naturelle ne peut pas même concevoir l’existence d’un Dieu, qui impose par caprice à la raison des lois positives, qui ne répondent pas à son essence. Sans doute, la théologie déclare que ce que Dieu veut est bon par le seul fait de sa volonté, mais nous devons admettre que Dieu veut ce qu’il veut pour le plus grand bien de l’homme, que sa sagesse et sa grandeur consistent en ce qu’il ne veut que le bien de ses créatures. La notion de Dieu dans l’homme n’est pas autre chose que la perception des lois immuables, qu’il a imposées au monde pour assurer le bonheur de l’homme.
Comme on le voit, l’idée du Dieu libre et vivant s’efface toujours plus devant une conception panthéiste de l’univers, à laquelle Morgan se rattache. La raison universelle est une révélation de l’esprit absolu, qui manifeste à l’esprit la puissance rationnelle de la vérité. Son critère est la réalisation du bonheur de l’homme, but unique du plan de l’univers. Cette vérité divine a été révélée à Christ, qui possédait dans toute sa pureté la lumière naturelle, que ses apôtres dans leur ignorance ont obscurcie aussitôt après sa mort. Tindal et Morgan refusent de reconnaître l’existence d’une religion positive, parce que la raison possède, à leurs yeux, une évidence supérieure à celle de toute révélation. Si Chubb lui oppose la même fin de non-recevoir, c’est qu’il admet un ordre immuable et une évolution inflexible des lois de l’univers, qui ne laissent plus de place pour les idées de providence et de prière. Une révélation, même en admettant qu’elle fût possible, serait insaisissable pour l’esprit humain, avec lequel elle ne possède aucun point de contact. On peut toutefois reconnaître en Jésus un envoyé de Dieu, parce qu’il a enseigné au monde ces trois grands principes : que les nommes vertueux sont agréables à Dieu, que la repentance expie la faute, qu’il y aura, dans l’autre vie, une rétribution universelle. Ce ne sont là, toutefois, que des vérités que la raison aurait pu découvrir par ses propres lumières.
Signalons cependant un progrès heureux, que nous retrouverons plus tard dans le développement intellectuel de l’Allemagne, et qui nous révèle l’une des lois providentielles de l’histoire. L’incrédulité avait commencé ses attaques par les accusations de mensonge et de fausseté dirigées contre les documents bibliques, mais l’impossibilité de justifier ses calomnies la force à recourir à une interprétation mythique ou allégorique des livres inspirés. Chubb considère les apôtres comme des enthousiastes, qui ont composé leurs fables dans un état inconscient d’extase. Les défenseurs de la révélation ne se laissèrent pas arrêter dans leurs travaux apologétiques par ces attaques passionnées. C. Benson (4699-1763)[m], Stackehouse, Leland, Lardner, publièrent de volumineux travaux d’histoire et d’érudition, pour défendre l’autorité formelle des saintes Écritures et de la doctrine chrétienne. Leur position devenait toujours plus difficile, puisque eux aussi se contentaient d’insister sur la supériorité de la morale de Jésus, qui peut, à la rigueur, se passer des preuves tirées du miracle et de la prophétie. Par respect ou par piété, ils conservèrent dans leurs écrits quelques-uns des points de l’antique dogmatique traditionnelle, tout en ayant perdu le lien qui les rattache, à l’ensemble de la vie religieuse. On ne doit pas s’étonner si, dès lors, leur bagage dogmatique devint de plus en plus léger. Conybeare et Forster sont encore des supranaturalistes rationnels. Daniel Whitby professe, par contre, des principes, qui révèlent un affranchissement de plus en plus rapide de toute inspiration religieuse, et ne voit plus dans le christianisme qu’une simple institution de bienfaisance et d’utilité publique. Soutenir la nécessité de la révélation chrétienne semblait à beaucoup de théologiens un trait d’audace inouï. On en vint à rendre grâce au déisme d’avoir affranchi l’esprit humain du joug pesant de la superstition et de dogmes inutiles, et à lui demander simplement en grâce de reconnaître la beauté de la morale chrétienne.
[m] A summary view of the evidences of Christ’s resurrection, 1754. The history of the life of Jesus-Christ, 1764. The reasonableness of the Christian religion as delivered in the scriptures, 1759.
Aussi le déisme se croyait-il maître de la position. Lord Bolingbroke (1678-1751. Ouvrages philosophiques, 5 v., 1754), grand seigneur aussi spirituel que frivole, mit les principaux résultats du déisme à la portée des classes supérieures et instruites, et en fît une affaire de mode et de bon ton. Il ne se contenta pas de revendiquer la liberté de conscience pour ses opinions, car il aspirait à beaucoup plus encore, au triomphe absolu du déisme. Dans sa carrière politique, il se montra intolérant dans toutes les questions qui se rapportaient à une religion, qu’il méprisait profondément. Il accordait aux catholiques que la Bible n’est pas une source suffisante de connaissance, et sa concession ne lui coûta pas beaucoup, car il envisageait l’Écriture comme un tissu informe de mensonges. Il accordait, par contre, aux protestants, que la tradition est insuffisante. A tous il déclarait que la révélation est impossible et inutile. Ce qui, à ses yeux, porte le coup le plus funeste au christianisme, c’est qu’on le voit s’affaiblir et s’éteindre à mesure que grandit la science ; il semblerait qu’il lui est impossible de supporter les lumières de la raison. Bolingbroke établissait une distinction profonde entre le christianisme traditionnel, fruit de l’ignorance et de la superstition des apôtres, et le christianisme primitif, qui n’est pas autre chose à ses yeux que la religion naturelle. La tradition apostolique constitue une religion sombre et inhumaine, qui ne réclame de l’âme que jeûnes et que pénitences, qui n’encourage en rien le développement de la prospérité publique, et qui ne saurait se concilier avec une saine philosophie. L’incompatibilité de la forme inférieure de la révélation et de la forme supérieure de la raison devint l’un des axiomes du bon ton.
Le vide spirituel et la nullité morale du déisme éclatèrent au moment même où ses docteurs lui avaient assuré l’adhésion des classes supérieures, au moment où, après avoir repoussé ses adversaires dans leurs derniers retranchements, il allait arborer l’étendard victorieux de la libre pensée sur les ruines du christianisme agonisant ! Il eut, en effet, le sort de toute critique négative. Semblable aux lianes parasites qui sont entraînées dans la chute des arbres séculaires dont elles ont vécu, il tomba avec la science théologique, aux dépens de laquelle il avait fait son chemin dans le monde. Au moment où il succombait ainsi sans gloire, il put s’apercevoir que ce n’était pas, comme il l’avait cru jusqu’alors, le vrai christianisme qui était tombé avec lui, mais une conception stérile et fausse de la révélation, qui se relevait plus jeune et plus forte sous une forme nouvelle, tandis que le déisme, bien loin de devenir la religion définitive de l’humanité, ne constituait en réalité qu’un mélange confus d’idées critiques. Or la critique est un monstre insatiable. Après avoir vaincu et dévoré les défenseurs du christianisme rationnel, elle s’attaqua, faute d’aliments, à la raison humaine et à ses prétendues richesses. David Hume porta le dernier coup au déisme et renversa le vain échafaudage de sa science par son scepticisme niveleur, qui repoussait jusqu’aux catégories nécessaires de la pensée. A partir de 1750 nous n’avons plus à signaler un seul ouvrage déiste important, à l’exception des écrits de Priestley, l’apôtre de la christologie socinienne en Amérique, et du radical Payne. Le déisme périt consumé par ses propres efforts, tandis que la théologie orthodoxe de son temps se maintenait avec peine dans ses ouvrages extérieurs, et se rapprochait du déisme modéré sur le terrain des principes, parce qu’elle avait substitué comme base du christianisme, la morale à la religion.
Tandis que les savants soutenaient une lutte stérile contre des opinions, dont ils ne repoussaient les assertions qu’avec mollesse, tandis que les défenseurs de la révélation eux-mêmes perdaient de vue le principe vital de toute religion digne de ce nom, on vit surgir du sein du peuple anglais un mouvement religieux et pratique, le méthodisme, qui a exercé une influence sérieuse en Angleterre, en Amérique, et dans la plupart des Églises évangéliques du continent. Les chefs du méthodisme sont Jean Wesley (1703-1791)[a], Georges Whitfield (1714-1770), Fletcher, mort en 1785 ; Coke, Asbury. Ils ne se proposèrent pas au début d’organiser une secte en dehors de l’Église, mais plutôt de remettre en lumière le grand principe de la justification par la foi et de travailler au réveil religieux de leurs compatriotes. Aussi accentuent-ils tout particulièrement les principes de la foi et de la nouvelle naissance. Fidèles à la saine tradition de la Réforme, ils refusent de nommer foi la simple acceptation des faits historiques, seul résultat auquel pouvait aboutir, (et elle n’y parvint pas) l’apologétique de leur temps ; ce qui leur importe, c’est la certitude personnelle du cœur, le don joyeux de l’âme à Jésus-Christ. Ils remettent en honneur le principe matériel de la Réforme, l’élément subjectif de la piété chrétienne, mais ils savent aussi le relier, plus étroitement que ne le font les quakers, à l’objet de la foi et à l’Écriture sainte, et continuent ainsi l’œuvre de Richard Baxter et de Bunyan.
[a] Vie de Wesley, par Matthieu Lelièvre, 1 vol. in-12. Paris, 1867.
Le méthodisme toutefois, à l’exception du petit groupe des partisans de Whitfield, est demeuré étranger au dogme de la prédestination, et s’est rapproché de l’arminianisme, comme nous l’atteste le fait que Wesley a publié à partir de 1777 une revue arminienne. Mais dans les traits généraux de la doctrine du salut il est encore plus étranger au système arminien qu’au calvinisme rigide. Nous pouvons le considérer comme la protestation de la piété populaire et nationale contre les platitudes du latitudinarisme. Nous voyons revivre en lui, comme l’observe si bien Schneckenburger, le subjectivisme du sentiment instinctif et de l’expérience intérieure de l’âme, comme dans l’arminianisme et le socinianisme le subjectivisme de la raison pratique.
La conception réformée du salut, auquel le méthodisme attache une importance exclusive, revêtit dans ses écrits un caractère particulier. Il insiste avec énergie sur la corruption, la misère et l’ignorance de l’homme naturel ainsi que sur le péché originel, et, comme il imprime à tous ses principes un caractère marqué d’individualisme, il exige de chacun de ses membres une lutte sérieuse et réelle contre le péché, ce qui explique quelques-unes des pratiques qui lui communiquent un cachet étrange et original, telles que l’institution[b] du banc d’angoisse. Par contre, et malgré ces assertions extrêmes, il professa la possibilité d’une anamartésie absolue de la vie spirituelle dès ici-bas pour l’âme, qui a passé par les angoisses de la lutte contre Satan, tout en admettant la possibilité d’une rechute chez les croyants les plus convertis et les plus sincères. Nous parvenons à concilier ces deux assertions, au premier abord contradictoires, en voyant que le méthodisme place la puissance du péché originel moins dans sa ténacité et dans la profondeur de son action destructive, que dans le sentiment de condamnation et de tristesse mortelle, qu’il fait naître dans l’âme du coupable ; aussi la grâce est-elle plutôt une délivrance soudaine et divine d’un pouvoir étranger à l’âme.
[b] Les convertis devaient pouvoir indiquer la minute précise de leur conversion, ce qui réduisait à peu de chose les grâces, qui accompagnent et qui suivent le baptême.
Toutefois les méthodistes ne réduisent pas le salut au seul affranchissement de l’âme d’entre les liens du démon, affranchissement accompli par un acte divin, dont l’homme reste le spectateur passif, et attachent une importance décisive à la certitude personnelle de l’âme. Pour le méthodisme, à la période de l’angoisse qu’il exige de chacun de ses membres, succède la joie divine, que Dieu communique à l’âme, joie qui fait disparaître en elle le péché devant l’amour dont elle se sent possédée pour le bien. Cette joie de l’affranchissement du mal lui fait tellement perdre de vue les ravages et la puissance du péché, qu’elle croit toucher presque au port de la perfection absolue. Les adversaires du méthodisme ont reproché avec raison à cette théorie son peu de profondeur morale, qui s’est révélé d’ailleurs par les excès antinomiens de quelques-uns de ses partisans.
[Quelques méthodistes professèrent vers 1770 des principes antinomiens et hostiles à toute idée de loi. J. Wesley prononça un sermon contre le dogme calviniste du don de persévérance finale, dans lequel il voyait la cause du mal. C’est de cette époque que date la séparation des particularistes whitfieldiens, et des universalistes wesleyens. Les 39 articles, conservés par le méthodisme, laissent la question indécise. Le point de vue modéré fut exposé avec autant de talent que de succès par le dogmatiste du méthodisme, Jean Guil. Fletcher (Checks to antinomianism. Christian perfection) et l’anglican Rowland Hill. Mais comme le dogme favori de Wesley de la perfection chrétienne, pouvait lui aussi, entraîner plusieurs âmes dans les erreurs antinomiennes, le méthodisme coupa court au péril, en affirmant pour les plus parfaits la possibilité d’une rechute.]
Il est aussi à regretter qu’il n’ait pas assigné une efficace spéciale et indépendante à la justification, acte divin du pardon que Dieu accorde au pécheur redevenu son fils, base objective et absolue de la vie nouvelle, qui subsiste à travers toutes les épreuves et toutes les défaillances du péché dans la mesure, où l’âme conserve la foi. Le méthodisme, au contraire, place dans l’acte divin de la justification l’accent surtout sur le bonheur et sur l’amour du bien que Dieu communique par lui à l’âme, et confond ainsi d’une manière assez grave la justification et la sanctification. Or, comme les sentiments de l’âme humaine sont exposés à mille changements soudains, et comme le péché conserve encore sa puissance délétère sur les âmes, le chrétien doit perdre le sentiment de sa justification toutes les fois qu’il cesse de progresser dans l’œuvre de la sanctification, et, pour peu que sa confiance joyeuse s’affaiblisse, il se voit exposé à des tentatives et à des doutes, qui menacent de porter un coup fatal et décisif à tout l’édifice de sa vie religieuse. On peut conjurer le péril en ne tenant plus compte, à l’exemple des antinomiens, de ses péchés et de sa faiblesse, ou bien en se convertissant de nouveau, ou en ranimant par une nouvelle ferveur religieuse ce sentiment de paix et de joie chrétiennes, qui est aussi variable que le cœur de l’homme lui-même.
Mais ce ne sont là que des palliatifs insuffisants, et seul le principe évangélique peut résoudre la difficulté et communiquer au pécheur, qui souffre encore sous les atteintes du péché demeuré en lui, la douce assurance que, grâce à sa communion de vie et de foi avec Christ, il est justifié devant Dieu, assurance qui éveille la paix dans l’âme, mais qui est indépendante des mouvements confus de la vie individuelle. Le méthodisme tend à juger le degré de foi et de vie chrétiennes d’une âme d’après le degré de joie intérieure qu’elle éprouve, oubliant que cette joie peut être un simple sentiment esthétique, parfois même égoïste et ne tenant pas assez compte des droits de la vie morale. Comme il provoque, en outre, l’âme à s’examiner sans cesse elle-même, et à se demander si elle possède vraiment la foi et si Dieu l’a reçue en grâce, il peut en résulter pour elle une apathie spirituelle dangereuse et une simple attente passive de la foi et de la grâce.
Quelles que soient les critiques de principe, que l’on peut diriger contre le méthodisme, il n’en est pas moins vrai qu’il a exercé sur l’Angleterre religieuse une influence aussi efficace que profonde. Il a contribué au réveil du sentiment religieux et de la pureté dogmatique, et sans avoir eu pour conséquence immédiate une transformation de la théologie anglaise, n’en a pas moins réagi sur son développement spirituel et moral, en lui communiquant un nouveau principe, qui ne manque jamais de porter beaucoup de fruits, le principe de l’expérience vivante de la foi. Et comme il est plus facile à une Église nombreuse d’écarter de cet élément individuel ce qu’il peut renfermer d’arbitraire, de factice, d’extravagant, (ce qui est le fléau des petites sectes et la punition des petites coteries), on peut admettre comme possible la venue du jour, où la grande Église, reconnaissante envers la piété méthodiste pour les services qu’elle lui a rendus, pourra lui prouver sa gratitude en lui communiquant à son tour quelque grâce précieuse, que Dieu lui aura accordée.
En ce qui concerne la période qui nous occupe, le méthodisme n’y a joué dans la science qu’un rôle très secondaire, et s’est strictement renfermé dans le domaine de la vie militante et pratique. Il a contribué puissamment à hâter la chute du déisme, qui s’écroulait sous le propre poids de sa pauvreté spirituelle. La théologie anglaise a suivi les mêmes errements jusqu’aux grandes controverses puseystes de 1840, et les traités apologétiques ont tous adopté la marche de l’Analogie de Butler. Leland (1691-1766)[c], et Nath Lardner (1684-1768)[d] ont déployé sur le terrain de l’apologétique une activité et une érudition dignes d’éloges, et ont représenté les tendances subordinatiennes et sociniennes ; Paley (1743-1805)[e] a rédigé ses Horæ Paulinæ manuel apologétique, qui est devenu le vade mecum de la jeunesse théologique.
[c] A view of the principal deistical writers, etc.… and some accounts of the answers that have been published against him, 1754. Il a écrit contre Tindal, Chubb, et même Henry Dodwell.
[d] Lardner, The credibility of the Gospel history, 1727-1737. London, 17 vol. Lardner est un socinien supranaturaliste.
[e] Natural theology, édition 16, 1819. A view of the evidences of christianity, Horæ Paulinæ, 1803. Œuvres. Londres, 1825. Voir l’essai de Pattison.
La marche des idées et des principes fut la même en Écosse qu’en Angleterre. L’Église écossaise, après avoir combattu pendant de longues années, pro aris et focis, tomba dans un formalisme froid et stérile, résultat d’une paix profonde.
L’ancien presbytérianisme, grâce à ses contacts plus directs et plus fréquents avec le mouvement politique, social et intellectuel de son temps, perdit beaucoup de sa rigueur anguleuse, et apprit, lui aussi, le beau parler et les belles manières, mais aux dépens de la discipline ecclésiastique. L’arminianisme et le socinianisme lui-même minèrent sourdement les bases de l’antique orthodoxie, pendant que l’État et les patrons exerçaient une prépondérance funeste à la dignité et à l’indépendance de l’Église.
Cette période a reçu en Écosse le nom de l’âge sombre, the dark age, et donna naissance aux deux schismes d’Erskine (1732), et de Gispie (1761), dirigés contre le relâchement de la discipline et contre le patronat. Le parti modéré atteignit l’apogée de sa puissance sous le modérateur Robertson (1758-1788), l’auteur célèbre de la découverte de l’Amérique et du règne de Charles V. L’assemblée générale, malgré son impopularité, et en dépit du prestige que possédaient sur les masses le calvinisme traditionnel et le méthodisme, gouverna l’Église sous la protection de l’État, et comprima avec rigueur les résistances du parti orthodoxe, appelé par lui « le parti sauvage. » Ce que redoutaient les modérés d’un réveil du calvinisme, c’était avant tout l’antinomisme. Le réveil religieux qui succéda aux orages de la révolution française, et qui assura au parti évangélique la victoire, grâce aux talents et à la piété du célèbre Chalmers, n’exerça sur les études théologiques qu’une influence imperceptible, et concentra contre le pouvoir de l’État toute son énergie et tous ses efforts.
Du reste nous voyons revivre en Écosse, à partir de 1750, le goût des études philosophiques, qui lui ont assuré jusqu’à nos jours une prépondérance marquée sur l’Angleterre dans cette branche importante de la vie intellectuelle[f]. Le scepticisme et l’athéisme de l’écossais Hume furent combattus avec succès par Thomas Reid (1704-1796)[g], fondateur de l’école écossaise, dont les représentants les plus distingués furent James Beattie[h], mort en 1803 ; Ferguson[i], mort en 1816 ; Dugald Stewart[j], mort en 1798, auxquels se rattachent en Angleterre Thomas Brown (1778-1828)[k], et en France Jouffroy et Royer-Collard. Ils cherchent, comme l’a fait Fries en Allemagne, à fonder la science philosophique sur l’observation réfléchie des phénomènes psychologiques, à opposer à l’empirisme sensualiste de Locke la méthode supérieure d’un empirisme intérieur et spirituel, et à établir les lois de l’entendement sur les bases solides d’une philosophie de l’esprit. Ils admettent l’existence d’un principe absolu, éternel, dont l’union intime avec l’âme constitue la base de la conscience et de la religion et une perception immédiate et intérieure (common sense), de ce principe, perception axiomatique et indémontrable. Ils donnent aussi à cette perception immédiate le nom de foi, dans le sens d’une conviction invincible de faits intérieurs, qui s’attestent à l’esprit par leur propre évidence. Le principe de leur morale est la bienveillance et la sympathie, dont les inspirations constituent dans leur ensemble le bien. Les partisans de la philosophie écossaise n’ont pas abordé directement les questions spécifiquement chrétiennes, si l’on en excepte Beattie[l], et sir Hamilton, le continuateur le plus distingué de leur tendance dans notre temps, a toujours plus incliné vers les travaux critiques[m]. Cette philosophie n’a donc exercé presque aucune action sur la théologie, qui est demeurée exclusivement pratique jusqu’à nos jours.
[f] David Masson, Récent British philosophy. London and Cambridge, 1865.
[g] The Works of Thomas Reid, now fully collected by sir W. Hamilton, 1852.
[h] An essay on the nature of the immutability of truth in opposition to sophistry and skepticism, 1770. Elements of moral science, 3e édit., 1817.
[i] Principles of moral and political science, 1792.
[j] Elements of the philosophy of the human mind, 1792, 1814. Outlines of moral philosophy, 7 édit., 1844. Philosophical essays, 3 édit., 1818.
[k] Inquiry into the relation of cause and effect, 4e édit. London, 1835. Lectures on the philosophy of the human mind. Edition Welsh, 1838.
[l] Evidences of the Christian religion briefly and plainly stated, 4e édit., 1795.
[m] Discussions of philosophy and littérature, surtout son traité sur la philosophy of the unconditioned, 1852, p. 1-17. Jahrbücher für deutsche Theologie, 1864, 2.