Pendant que le priscillianisme agitait l’Espagne et l’Aquitaine, de moindres erreurs — qu’il faut signaler cependant — troublaient d’autres parties de l’Église. La première en date est celle d’Helvidius.
Elle n’est connue que par saint Jérôme, dont la réfutation est très probablement de l’an 383. On y voit qu’Helvidius, homme sans culture ni notoriété, avait soutenu dans un livre qu’il publia : 1° que Marie, après avoir enfanté Jésus ex Spiritu Sancto, avait entretenu des relations conjugales avec saint Joseph et en avait eu des enfants (3-17) ; 2° que l’état du mariage n’est pas inférieur, devant Dieu, à la vie de continence (18). Il appuyait sa première affirmation sur les textes qui parlent de Jésus comme d’un premier-né, sur ceux qui mentionnent ses frères (Matthieu 1.18 ; 13.55-56 ; Marc 6.3 ; Luc 2.4 ; 8.20 ; Jean 2.12 ; 7.3-5 ; Actes 1.14), et aussi sur l’autorité de Tertullien et de Victorin de Pettau. Il fortifiait la seconde simplement par cette considération que le mariage étant chose naturelle et voulue de Dieu, ne peut être considéré comme d’une moralité inférieure.
Cette erreur ne paraît pas avoir reçu d’autre sanction que la réplique hautaine de saint Jérôme qui expliqua les textes objectés (3-16), rejeta l’autorité de Tertullien comme d’un homme qui n’était pas « de l’Église », nia que Victorin eût soutenu l’opinion qu’Helvidius lui prêtait (17), releva les éloges faits de la virginité dans le Nouveau Testament (20, 21) et conclut : « Natum Deum esse de virgine credimus quia legimus, Mariam nupsisse post partum non credimus, quia non legimus » (19).
La même erreur fut renouvelée cependant, vers la même époque mais un peu plus tard, par un évêque de Sardique nommé Bonosus. Jugé ce semble une première fois, condamné et exclu de son église, il avait reçu de saint Ambroise le conseil de se soumettre au moins provisoirement à sa condamnation. Mais, à la suite d’une nouvelle dénonciation ou d’un appel, il se vit derechef condamné et par le pape Sirice et par les évêques de Macédoine, vers 391 ou 392. Un schisme s’ensuivit, et une secte de bonosiens se forma qui dura jusqu’au viie siècle. On accusa plus tard les bonosiens de diverses erreurs, notamment de photinianisme et de nestorianisme. Il est difficile de dire ce que valent ces reproches. Leur baptême fut reconnu valide par le second concile d’Arles en 443 ou 452, mais rejeté plus tard tant par Gennade dans le De ecclesiasticis dogmatibus (52) que par saint Grégoire le Grand.
Avec Jovinien, nous revenons à saint Jérôme, car c’est par ce dernier surtout que nous le connaissons. Jovinien avait été d’abord moine et moine austère ; puis, à la suite de réflexions, il changea de vie. Tout en restant moine et en gardant le célibat, il adopta des vêtements luxueux, rechercha la bonne chère et se donna tout le confort de l’existence. Ce revirement de conduite était justifié par les aphorismes suivants, dans lesquels saint Jérôme résume sa doctrine :
« Dicit virgines, viduas et maritatas, quae semel in Christo lotae sunt, si non discrepent caeteris operibus, eiusdem esse meriti. Nititur approbare eos qui plena fide in baptismate renati sunt, a diabolo non posse seduci. Tertium proponit, inter abstinentiam ciborum et cum gratiarum actione perceptionem eorum nullam esse distantiam. Quartum quod et extremum, esse omnium qui suum baptisma servaverint, unam in regno caelorum remunerationem. »
Ainsi donc, 1° L’état de virginité n’est pas en soi plus méritoire que l’état du mariage ; 2° Ceux qui ont reçu le baptême avec une foi pleine ne peuvent plus pécher ; 3° L’abstinence ne vaut pas mieux que la bonne chère ; 4° Tous ceux qui ont gardé la grâce de leur baptême recevront au ciel même récompense. A ces erreurs ajoutons-en deux autres que rapportent saint Jérôme et saint Augustin : 5° Tous les pécheurs seront également punis, parce que tous les péchés sont égaux en gravité : « nullam esse inter iustum et iustum, peccatorem et peccatorem distantiam ». 6° Marie a perdu sa virginité dans son enfantement.
Ces erreurs furent répandues à Rome par Jovinien, en un livre d’un style obscur et emphatique, mais qui fit quelques ravages. En réalité, et pour grossières qu’elles parussent d’abord, leur portée était grande. Ce que Jovinien prêchait au fond — et ce qui lui a valu toujours depuis les sympathies protestantes — c’est le salut par la foi seule, et l’inutilité des bonnes œuvres pour le salut, c’est le salut universel de tous les chrétiens. Quiconque avait reçu le baptême plena fide ne pouvait plus déchoir, et il importait peu qu’il pratiquât ou non l’abstinence et la continence, puisque ces austérités ne valaient pas plus que leur contraire, et que tous les justes devaient être également récompensés. L’important était de conserver la foi, et on la conservait sûrement si on l’avait apportée dès le principe pleine et ferme dans son baptême. Or, nous verrons que cette idée du salut par la foi et par le seul baptême, cette idée du salut universel des chrétiens était une idée qui, à la fin du ive siècle, hantait plus d’un esprit et que saint Augustin dut combattre énergiquement. La doctrine de Jovinien avait donc en réalité plus d’importance qu’il ne semble d’abord : il y allait de toute la morale chrétienne.
On s’en aperçut, et l’erreur fut dénoncée au pape Sirice par un ami de Jérôme, Pammachius et d’autres chrétiens distingués. Le pape la condamna dans un synode romain, en 390, et communiqua cette décision à saint Ambroise qui la fit recevoir et confirmer dans un petit concile tenu à Milan la même année. La lettre synodale écrite à cette occasion à Sirice nous apprend (13) que l’empereur lui-même — c’était Valentinien II — avait exécré cette erreur. En 406, Jovinien était mort ; mais avant de mourir, il avait pu lire la virulente réfutation que, en 392 ou 393, saint Jérôme avait écrite de ses idées. Il ne paraît pas d’ailleurs que celles-ci lui aient survécu.
A Jovinien on associe souvent Vigilance comme offrant avec lui une parenté intellectuelle. Né en Gaule, probablement non loin de Toulouse, vers l’an 370, et d’abord esclave dans les domaines de Sulpice Sévère, il s’éleva peu à peu jusqu’au sacerdoce, fut chargé plusieurs fois de missions honorables, et se trouva en rapport avec saint Jérôme et Paulin de Nole. Cela seul prouve qu’il n’était pas aussi « imperitus verbis et scientia et sermone inconditus » que le prétend saint Jérôme, mais qu’il était plutôt, comme le dit Gennade, « homo lingua politus ». Quoi qu’il en soit, cet homme poli semble avoir manqué d’une certaine largeur d’esprit. Frappé probablement des abus se produisant presque toujours au sein des masses dans le culte rendu aux saints et à leurs reliques, ou témoin encore de certains excès pieux auxquels se laissaient entraîner quelques moines ou ascètes, il ne sut pas distinguer entre l’usage et l’abus, la pratique et l’excès, et condamna en bloc des coutumes et une discipline qui sortaient des entrailles mêmes du dogme chrétien.
C’est vers l’an 403 qu’il publia ses erreurs. Rien n’est resté de ses écrits que ce que saint Jérôme en a conservé dans ses réfutations, et il se peut que le rude polémiste, en rapportant les sentiments de son adversaire, les ait un peu exagérés. Tout se tient bien cependant dans son exposé, et l’exagération, si elle y est, n’est pas altération ni déformation.
Deux pratiques principales provoquent la critique de Vigilance : la vie monastique et le culte des saints. Il ne veut pas de la vie monastique. Le jeûne est inutile (1). Mieux vaut donner petit à petit son bien aux pauvres que de le distribuer d’un coup tout à la fois (14) ; et mieux vaut secourir les pauvres de son pays que d’envoyer des aumônes aux monastères palestiniens (13, 14). La retraite dans la solitude est une désertion des devoirs de la vie ; la continence prive le pays de citoyens utiles (15).
Mais il s’attaque surtout au culte des saints. Vigilance pose en principe que les âmes des justes glorifiés ne peuvent avoir avec nous aucun commerce, en d’autres termes, qu’il n’existe pas de communion des saints entre le ciel et la terre (6) : les saints ne peuvent ni prier, ni intercéder pour nous, et les prier est chose inutile (6). Il ne faut donc pas leur élever des basiliques, offrir le sacrifice liturgique sur leurs tombeaux, ni célébrer les vigiles des martyrs, exercice qui est une occasion de désordres (1, 8). Quant aux reliques, c’est une idolâtrie, une insanité que de vénérer cette poussière morte, ce je ne sais quoi qui n’a plus avec l’âme aucun rapport ; on abuse quand on fait brûler des cierges devant elles (1, 4, 7).
Vigilance blâmait encore l’usage des monastères de Bethléem de chanter l’alleluia en dehors de Pâques (1), et nous apprenons enfin par la lettre lxi, 4, que saint Jérôme lui écrivit, qu’il interprétait d’une façon singulière le passage de Daniel (ii, 34-45) relatif à la pierre détachée de la montagne. La montagne était le démon, la pierre Jésus-Christ.
En somme, les idées de Vigilance sont bien claires : il veut, d’une part, séculariser l’Église, de l’autre, ramener le culte sur Dieu comme objet unique, et en réduire les manifestations extérieures : c’est du protestantisme pratique avant la lettre. Ces idées ne furent pas d’abord mal accueillies ; l’évêque de Toulouse, saint Exupère probablement, parut les favoriser, et d’autres évêques se laissèrent séduire. Mais le novateur fut dénoncé par deux prêtres, Desiderius et Riparius, à saint Jérôme qui avait eu déjà quelques démêlés avec lui à propos de l’origénisme. Le solitaire de Bethléem réfuta quelques-unes de ses erreurs dans sa lettre cix à Riparius ; mais n’ayant pas en main ses écrits, il ne put le faire complètement. Ceux-ci lui parvinrent en 406, et en une nuit, pressé par le temps, Jérôme écrivit sa philippique Contra Vigilantium, où l’ironie et la violence suppléent quelquefois aux raisons, mais dont l’argumentation, en somme, reste solide, et la force victorieuse contre l’adversaire, incontestable.
On ne sait trop ce qu’il advint de Vigilance à la suite de cet éclat. On a supposé, d’après Gennade, qu’obligé par son évêque de quitter son diocèse, il s’était réfugié à Barcelone où il aurait obtenu le gouvernement d’une paroisse. En tout cas, ses protestations n’arrêtèrent pas le développement du monachisme ni les progrès du culte des saints.