Matthieu 14.15-21 ; Marc 6.35-44 ; Luc 9.12-17 ; Jean 6.5-14
Selon saint Matthieu, la retraite de Jésus dans le lieu désert où s’accomplit ce miracle coïncide avec le meurtre de Jean-Baptiste ; à cette nouvelle, il se retira à l’écart pour un temps. Saint Marc dit que Jésus céda aussi à une autre considération ; les apôtres, qui revenaient de leur mission, avaient besoin de repos (Marc 6.31) ; mais la foule le suivit dans le désert ; quand Jésus sortit, il la vit qui l’attendait ; il « les accueillit, et leur parla du royaume de Dieu ; il guérit aussi ceux qui avaient besoin d’être guéris » (Luc 9.11). Saint Jean nous dit que cette multitude allait à Jérusalem pour la fête de Pâque.
Les trois premiers évangiles disent que les disciples proposèrent au Seigneur de renvoyer la foule, afin qu’elle pût acheter des vivres dans les villages environnants ; tandis que saint Jean nous montre le Seigneur lui-même disant à Philippe : « Où achèterons-nous des pains, pour que ces gens aient à manger ? » (Marc 6.5). Cette différence s’explique facilement. Le Seigneur peut bien avoir adressé cette question à Philippe un peu plus tôt dans l’après-midi ; puis il l’abandonna aux réflexions de ses apôtres, les préparant ainsi au miracle qu’il allait opérer ; il adressa cette question à Philippe non pour lui demander conseil, comme s’il se trouvait dans quelque perplexité, « car il savait ce qu’il allait faire, » mais « pour l’éprouver. »
Il voulait voir quelle confiance Philippe avait en lui comme Messie : se rappelant les grandes choses que Moïse avait faites, quand il donna au peuple le pain du ciel, Philippe ne croirait-il pas que Celui qu’il reconnaissait être le Christ, plus grand par conséquent que Moïse, saurait pourvoir aux besoins de la foule ? Cyrille dit que Philippe avait particulièrement besoin de l’enseignement contenu dans la question de Jésus ; il comprenait difficilement les choses spirituelles, comme le prouve sa question : « Seigneur, montre-nous le Père » (Jean 14.8) ; quoi qu’il en soit, Philippe, dans la circonstance qui nous occupe ne soutint pas l’épreuve. Il n’a pas encore vu le Père dans le Fils (Jean 14.9), il ne sait pas encore que son Seigneur est Celui qui ouvre la main et rassasie tout ce qui vit, nourrit toutes les créatures et les a nourries depuis la création du monde, Celui qui peut, par conséquent, satisfaire ces quelques milliers qui s’attendent maintenant à lui ; Philippe ne pense qu’aux moyens ordinaires de leur procurer des vivres. Un peu plus tard, « le soir étant venu, les disciples s’approchèrent de Jésus, » lui proposant de renvoyer la foule, pour qu’elle se procurât de la nourriture dans les villages voisins ; mais le Seigneur veut les rendre attentifs au but qu’il se propose, et leur dit : « Ils n’ont pas besoin de s’en aller ; donnez-leur vous-mêmes à manger ; » et lorsqu’ils répètent la parole de Philippe : « irions-nous acheter des pains pour deux cents deniers ? » Jésus leur ordonne de voir ce qu’ils possèdent actuellement (Nombres 11.22).
Les disciples achètent une petite provision de vivres qui se trouve entre les mains d’un jeune garçon ; avec cette petite provision, le Seigneur se propose de satisfaire cette multitude, et ordonne à ses disciples de les faire asseoir sur l’herbe, qui était abondante dans ce lieu. Saint Marc ajoute qu’« ils s’assirent par rangées de cent et de cinquante. » Nous voyons la sagesse de Celui qui est un Dieu d’ordre ; on évitait toute confusion, tout tumulte ; les plus faibles, les femmes et les enfants, ne risquaient pas d’être négligés, et les apôtres pouvaient facilement pourvoir aux besoins de tous. Jésus rendit grâces, comme un père de famille, se servant des paroles usitées en pareil cas chez les Juifs. Après avoir béni la nourriture, il la donna aux apôtres, qui la distribuèrent aux divers groupes ; la multiplication merveilleuse eut lieu, d’abord entre les mains du Sauveur lui-même, puis, dans celles des apôtres, enfin dans les mains de ceux qui mangeaient, en sorte que « tous mangèrent et furent rassasiés. » Ainsi s’accomplit, à l’égard de cette multitude, la promesse du Sauveur : « Cherchez premièrement le royaume de Dieu et sa justice, et toutes les autres choses vous seront données par-dessus ; ils étaient venus pour entendre la Parole de vie, sans s’inquiéter de ce qu’ils mangeraient ou boiraient, et les choses de moindre importance leur furent données.
Il est impossible de concevoir le mode du miracle ; nous ne pouvons comprendre un seul acte créateur, un seul devenir. L’écrivain sacré n’essaie pas de décrire l’indescriptible ; il se contente de faire appel à la même foi qui croit que « les mondes furent faits par la Parole de Dieu, en sorte que les choses qui se voient n’ont point été faites de choses qui parussent » (Hébreux 11.3). On dit que ce miracle présente quelque analogie avec ce que Dieu fait chaque année dans la campagne, où un seul grain de blé jeté dans la terre se multiplie et produit de nombreux épis ; comme on s’accoutume facilement aux miracles que Dieu opère chaque jour, il a eu recours à quelque chose de moins ordinaire, pour exciter une admiration nouvelle dans l’esprit de l’homme ; il résume en un seul moment tout le travail qui se fait d’une manière lente et progressive dans la nature. Cependant cette analogie n’est pas exacte de tous points ; dans les champs, la semence se développe selon la loi de sa propre nature ; si le Seigneur avait pris quelques grains de blé et les eût déposés dans la terre, et qu’un instant après, une abondante moisson eût apparu, alors l’analogie serait parfaite. Mais il en est autrement du pain ; avant qu’il soit fait, il faut l’industrie de l’homme ; ici, la vie a disparu entièrement ; un grain de blé ne pourrait jamais par lui-même, selon les lois de son développement naturel, devenir un pain. Il faut simplement considérer la multiplication des pains comme un acte de la toute-puissance divine de Celui qui était la Parole de Dieu ; ce n’est pas une création, dans le sens absolu du mot, puisqu’il existait déjà des pains et des poissons, mais une multiplication, le pain augmentait dans les mains de Jésus, en sorte que la multitude fut rassasiée : « Ils mangèrent tous, et furent rassasiés. » Par ce miracle, Jésus-Christ s’est proclamé le vrai pain du monde, qui devait apaiser la faim de l’humanité, la source inépuisable de toute vie, propre à satisfaire dans tous les âges les besoins spirituels de toutes les âmes affamées.
Lorsque tous eurent mangé et furent satisfaits, les disciples reçurent l’ordre de ramasser les morceaux afin que rien ne se perdît ; l’existence de ces morceaux témoignait qu’il y avait eu assez de nourriture pour tous (2 Rois 4.43-44 ; Ruth 2.14). Saint Marc dit qu’on fit de même des poissons qui restaient : la libéralité du Seigneur s’accorde avec une juste économie. Les disciples ramassèrent les morceaux, qui surpassaient de beaucoup la première provision. Ils en remplirent douze corbeilles. C’est un admirable symbole de cet amour qui ne s’épuise jamais, mais se multiplie en s’exerçant (2 Rois 4.1-7 ; Proverbes 11.24) ; saint Jean nous raconte l’effet produit par ce miracle sur la multitude, comment elle reconnut en Jésus le prophète attendu, celui que Moïse avait annoncé, le prophète semblable à lui (Deutéronome 18.15), que Dieu susciterait, celui qu’ils eussent voulu placer à leur tête, comme roi et libérateur de la nation. Le Messie devait répéter, en quelque sorte, les miracles de Moïse ; comme Moïse avait donné au peuple un pain miraculeux, le Rédempteur devait faire de même. Lorsque le premier enthousiasme fut passé, les Juifs comparèrent le miracle de Jésus avec l’œuvre de Moïse, pour rabaisser la puissance de Christ et prouver qu’il n’était pas le Messie ayant le droit de leur donner des ordres. « Quel miracle fais-tu donc, afin que nous le voyions, et que nous croyions en toi ? que fais-tu ? Nos pères ont mangé la manne dans le désert, selon ce qui est écrit : Il leur donna le pain du ciel à manger » (Jean 6.30-31) ; tandis que ton pain, diraient-ils volontiers, n’est qu’un pain terrestre, au moyen duquel tu as nourri quelques milliers.
Le miracle de Jésus offre une ressemblance plus frappante avec celui d’Eliséea (2 Rois 4.42-44).
a – Tertullien remarque cette préfiguration des miracles de Christ dans ceux de ses serviteurs, en combattant les gnostiques, qui voulaient séparer le Nouveau Testament de l’Ancien, les opposant l’un à l’autre.