La religion d’Israël ne se distingue pas seulement de tous les paganismes par son élévation morale et sa haute spiritualité. Elle a quelque chose de plus frappant encore, c’est l’appréciation qu’elle porte sur elle-même. Autant elle se montre jalouse de l’honneur de Dieu, autant elle est modeste dans ses ambitions personnelles. Singulier contraste ! Elle a le sentiment très net d’être une révélation divine, et de ne remplir cependant qu’un rôle transitoire. Tandis que les religions humaines se nourrissent volontiers de souvenirs, vivent de l’héritage des pères et se cramponnent au passé, l’Ancien Testament nous offre le spectacle d’une religion qui avoue son insuffisance et attend tout de l’avenir. Elle a conscience de préparer une nouvelle économie qui doit la supplanter tôt ou tard. Elle travaille en vue de sa propre abdication et se réjouit de céder la place à une autre.
« Voici, les jours viennent, dit l’Eternel par la bouche de Jérémie, où je traiterai avec la maison d’Israël et la maison de Juda une nouvelle alliance, non comme l’alliance que je traitai avec leurs pères et qu’ils ont violée… Je mettrai ma loi au dedans d’eux et je l’écrirai dans leur cœur… Je pardonnerai leur iniquité et je ne me souviendrai plus de leurs péchés. (Jérémie 31.31-34)
Et l’on se tromperait, en supposant que c’est là un phénomène tardif ou accidentel, né de circonstances imprévues. Celles-ci ont pu fournir aux voyants une intuition plus claire du plan divin ; mais, loin d’être une déviation, ce caractère particulier de la religion d’Israël tient à son essence même et ressort déjà de ses données initiales.
Jéhova est Celui qui est, le Dieu vivant, le Dieu saint, trois appellations corrélatives, qui signifient que seul il demeure, qu’il est éternellement actif, et que se séparer de lui, source de toute vie, c’est se donner la mort, Dieu étant obligé, pour rester fidèle à lui-même, de bannir le coupable de sa présence, tant que le péché subsiste.
D’autre part, aussi longtemps qu’il est privé de la communion de son Créateur, l’homme ne peut que pécher et pécher toujours : il est dans la nature du péché d’être inexpiable par l’homme. Mais « Celui qui est » abandonnerait-il l’ouvrage de ses mains et renoncerait-il à son plan ? Chef-d’œuvre de la pensée divine, l’homme aussi est une parole de Dieu, une de ces paroles célestes dont il est dit que « Dieu ne les laissera point tomber à terre. » Celui qui a nom Jéhova vouerait-il à la mort, sans chercher à la sauver, cette créature animée de son souffle et qu’il destinait à la vie ? Il fera plutôt l’impossible pour l’arracher à son malheur, car si sa perfection morale lui commande de réprouver tout ce qui ne vient pas de lui, elle l’engage aussi à conserver et à bénir tout ce qui vient de lui. Comment accorder ces deux obligations contradictoires ? L’homme est né de Dieu, donc il doit vivre ; l’homme est dans un état de péché, donc il doit mourir. Et Dieu ne peut faire comme si le péché n’existait pas, il ne peut le pardonner en fermant les veux, en feignant de ne le point apercevoir : ce serait renier son caractère moral et mentir à sa parole.
Sa providence est donc en présence d’une impasse ; elle est partagée entre sa sainteté, qui n’est autre que sa volonté parfaite se dressant offensée contre le mal, et son amour, qui n’est autre que sa volonté parfaite veillant sur l’être formé à son image. Or, en vertu de son immutabilité même, Dieu ne saurait ni faillir à sa sainteté ni manquer à son amour sans cesser d’être Jéhova.
Ces deux courants opposés, ces deux lignes parallèles, dont la jonction finale constituerait la religion absolue, se dessinent presque simultanément dès les premières pages de la Bible, pour traverser d’un bout à l’autre l’ancienne Alliance. D’un côté la loi, dont le joug austère pesait si lourdement sur la conscience juive que l’apôtre Pierre l’appelait « un joug que ni nous ni nos pères n’avons pu porter » (Actes 15.10) ; de l’autre côté, la promesse, qui, du seuil de l’Eden où elle fut déposée sous sa forme rudimentaire : « La postérité de la femme écrasera la tête du serpent, » va se précisant et s’enrichissant d’âge en âge, en passant par Abraham, Moïse, David et tous les prophètes, et se développe comme un germe de vie, pour s’épanouir enfin dans cette parole de Jean-Baptiste : « Voici l’Agneau de Dieu qui ôte le péché du monde ! »
Et ces deux leviers de l’ancienne économie s’appellent et se confirment réciproquement. Sans la promesse, la loi eût accablé l’âme humaine ; et si la loi n’eût placé constamment l’idéal moral devant les yeux du pécheur, celui-ci, oublieux de sa misère et plongé dans l’indifférence, n’eût attaché aucun prix à la promesse. C’est l’institution des sacrifices qui fut chargée de concentrer dans un symbole permanent et solennel ces deux faces de la vérité religieuse et de montrer leur solidarité indissoluble, le sang des victimes proclamant du même coup la malédiction qui frappe le péché et la grâce que Dieu prépare au pécheur.
Mue par ce double ressort, — la loi qui humilie et la promesse qui relève, la loi qui condamne et la promesse qui sauve, — la religion d’Israël est portée en avant vers un but lointain qu’elle entrevoit à l’horizon sans le connaître encore, et elle se hâte vers cet avenir où tous les éléments divins qui sont en elle atteindront leur apogée dans l’apparition d’un être qui sera tout ensemble l’incarnation de la loi morale et l’incarnation de la promesse, la vivante réconciliation de la sainteté divine et de l’amour éternel, Dieu et l’homme consommés dans l’unité parfaite. C’est ainsi que la personne du Messie devait être l’accomplissement et le terme de l’ancienne Alliance, la plus haute expression de son idée religieuse. Indépendamment des nombreux oracles qui l’ont prophétisée, la venue de Jésus-Christ, Fils de Dieu et fils de l’homme, était impliquée d’avance dans la notion de Jéhova.
Cet aperçu nous ramène à notre thèse : il y a une différence spécifique entre cette religion et toutes ses rivales, car tandis que ces dernières nous montrent la vérité en lambeaux déchirés où la vie est près de s’éteindre, celle-là nous l’offre d’emblée dans son unité substantielle et organique. Comment expliquer ce contraste ? Deux opinions sont en présence. La première est l’opinion chrétienne, qui voit dans l’Ancien Testament une révélation positive ; la seconde, fort en vogue aujourd’hui sous le nom de « théorie des milieux, » consiste à voir dans le judaïsme biblique le produit naturel de la conscience Israélite.
Cette théorie moderne peut invoquer en sa faveur nombre de faits mis en lumière par la science des religions comparées. En étudiant de près les diverses manifestations de la vie d’un peuple, son histoire politique, ses beaux-arts, sa littérature et son culte, il n’est souvent pas difficile d’établir une connexion intime entre le caractère de ce peuple et sa foi religieuse. La mythologie grecque porte l’empreinte du génie hellénique ; le culte égyptien est, pour ainsi dire, tout imprégné de couleur locale ; le panthéisme védique semble circuler dans les veines de chaque Indou ; la religion chinoise est chinoise jusqu’à la moelle… Et la raison en est simple : à défaut d’inspiration divine, les hommes ont obéi aux inspirations de leur propre nature et se sont forgé des dieux à leur image. La théorie des milieux a donc une part de vérité que nous lui concédons pleinement.
Mais est-elle applicable à la religion d’Israël ? Cette religion unique en son genre dans l’antiquité a-t-elle pu sortir du cerveau des enfants d’Abraham ? Existe-t-il une correspondance si étroite, une parenté si évidente entre cette doctrine et le tempérament national des Hébreux, qu’on soit fondé à dire que l’un a donné naissance à l’autre ? L’idée favorite de Renan, que le monothéisme est inhérent aux races sémitiques, est depuis longtemps abandonnée : elle n’a pu tenir devant l’histoire. Il semble plutôt, à consulter les faits, qu’il y ait toujours eu disparate entre le peuple juif et la doctrine de ses voyants. Le divorce éclate déjà du temps de Moïse. Au moment même où cet homme de Dieu lui apporte la loi du Sinaï qui interdit les images taillées, Israël se livre à une fête païenne et se prosterne devant le veau d’or. Ce penchant inné à l’idolâtrie, qu’il manifeste dès ses premiers pas dans le désert, persiste dans le pays de Canaan, y reparaît à toutes les époques, malgré les courageuses protestations des prophètes, et s’y propage avec une telle fureur qu’il a fallu la ruine des deux royaumes de Samarie et de Juda, et la déportation à Babylone, pour en guérir ce peuple incorrigible.
On peut dire qu’à aucune période de sa longue histoire, le peuple juif dans son ensemble n’a eu l’intelligence de sa propre foi. Il n’est jamais entré franchement dans l’esprit de sa religion ; la ligne qui lui était tracée par le nom de Jéhova et la direction qu’il a suivie sont absolument divergentes. Entre lui et les vrais représentants de la théocratie, c’est un antagonisme incessant, un conflit sanglant qui aboutit au meurtre du Messie, en sorte que le martyr Etienne, victime à son tour de la haine et de l’incrédulité de ses compatriotes, a pu leur adresser ce reproche mérité : « Vous êtes tels que vos pères ! Lequel des prophètes vos pères n’ont-ils pas persécuté ? »
Phénomène étrange ! L’Ancien Testament est pour les Juifs un livre sacré qui leur vient de Dieu même et auquel ils vouent un respect allant jusqu’à la servilité : or, toutes les pages de ce livre s’élèvent en témoignage contre eux ; il n’en est pas une qui ne les condamne, et dans ce volumineux dossier de leur procès, leur sentence est écrite en caractères plus flamboyants, et en tout cas plus indélébiles, que le « Mané, Thécel, Pharès » du palais de Belsatsar. La loi et les prophètes ont beau leur répéter sur tous les tons que les idoles ne sont que néant et le paganisme un mensonge ; ils font preuve d’une complaisance coupable à l’égard des divinités de tous les peuples voisins, Baal, Moloch et Astarté ; non seulement ils les tolèrent, mais ils se les approprient et, par un odieux mélange, en associent le culte impur à celui de Jéhova.
Ont-ils du moins compris leur religion après le retour de la captivité ? En ont-ils enfin saisi le véritable esprit ? Une grande révolution s’est opérée dans leurs idées et dans leurs mœurs, une épuration salutaire à beaucoup d’égards ; mais elle n’a atteint que la surface. Au fond, ils sont toujours les mêmes : matérialisant et subtilisant la pensée divine, adorateurs de la lettre, leur idolâtrie n’a fait que changer d’aspect ; au culte des images taillées a succédé le culte des formes légales, et le pharisaïsme est aussi étranger que le paganisme au souffle de vie qui anime la religion de Jéhova. Autrefois, ils étaient tolérants dans le mauvais sens du mot ; désormais, ils pèchent par intolérance ; aveuglés par l’orgueil spirituel, ils se jettent dans les excès du fanatisme sectaire, et leur attachement à Moïse dégénère en particularisme étroit. Ils tiennent à garder pour eux seuls leurs divins privilèges ; ils n’entendent pas que les païens en jouissent au même titre qu’eux ; choisis de Dieu pour être son peuple à l’exclusion de tout autre, ils estiment que les Gentils sont indignes d’entrer dans son alliance.
Ici encore, ils ont complètement méconnu la pensée de leurs documents sacrés. Cet égoïsme religieux, choquante contradiction dans les termes, il semble que la révélation ait voulu le fustiger d’avance, en l’incarnant dans le type du prophète Jonas, qui refuse d’aller à Ninive et reproche à l’Eternel d’avoir pitié de la grande cité païenne. La religion d’Israël est exclusive à la façon de la lumière. Ayant conscience de porter en germe dans son sein la vérité absolue, elle ne peut souffrir l’erreur, parce que le vrai seul a droit à l’existence, et elle veut tout envahir, elle veut rayonner jusqu’aux extrémités du monde, comme le soleil dissipe la nuit et les brouillards ; mais, loin d’être exclusive des personnes, intolérante à la manière des pharisiens, elle a une tendance universaliste bien marquée.
S’il en était autrement, s’il était vrai que Dieu eût choisi Israël aux dépens des autres peuples et au mépris de son amour pour tous les hommes, on pourrait à bon droit l’accuser de partialité. Toutes ces nations païennes, dont plusieurs ont cherché la vérité avec une ardeur si louable, il les aurait donc négligées et oubliées, pour s’occuper uniquement d’un peuple insignifiant qui s’est toujours montré indigne d’une telle faveur ? Alors il ne serait plus le vrai Dieu, le Dieu qu’il faut à l’humanité. Mais tel n’est pas le cas. La façon intéressée dont les Juifs ont conçu leurs glorieuses prérogatives ne saurait lui être imputée. Ce n’est par pour leur satisfaction égoïste, ce n’est point pour eux-mêmes qu’il les avait élus, mais en vue du bonheur des autres nations et en faveur de l’espèce tout entière.
La religion d’Israël parle d’un salut destiné à tous les hommes, et elle adresse à toutes les nations, même à l’Egypte et à l’Assyrie (Ésaïe 19.20-25), aux plus cruelles ennemies d’Israël, des paroles de pardon et d’espérance. « Regardez à moi, tous les bouts de la terre, et soyez sauvés ! » (Ésaïe 45.22) Voilà l’édit de grâce, l’amnistie générale que publie la voix des prophètes, et ce cri sublime retentit sous des formes variées à travers les pages du recueil sacré des Hébreux.
Seulement, il fallait que « les temps fussent accomplis, » en d’autres termes, que le salut lui-même fut un fait accompli, et les nations préparées à le recevoir, pour que tout le monde eût le droit d’y participer. L’ordre spirituel a ses saisons comme la nature, et l’arbre de vie, longtemps entouré d’un enclos, n’a offert ses fruits à tous les passants qu’à l’époque de la maturité.
Ainsi, à part un petit noyau de fidèles se recrutant de préférence parmi les humbles et les chétifs, la masse du peuple israélite a toujours été en désaccord avec les vrais principes de sa doctrine religieuse. Jusqu’à l’exil, il l’a constamment ravalée au niveau des autres cultes, quoiqu’elle affirmât être seule en possession de la vérité ; depuis l’exil, il s’obstine à voir en elle la religion parfaite et définitive, bien qu’elle se dise elle-même provisoire !
La théorie des « milieux » se heurte donc ici à une étonnante exception ; légitime peut-être partout ailleurs, elle tombe à faux dans ce cas particulier, car la religion d’Israël dépasse de toute la hauteur des cieux l’horizon borné de la pensée juive.
Mais cette religion n’est pas née non plus des méditations d’un seul homme ; elle n’est pas un système créé de toutes pièces par l’effort d’un puissant génie, comme le bouddhisme ou le mahométisme, auxquels la personnalité de leurs fondateurs a donné l’impulsion une fois pour toutes. Au reste, ces grands initiateurs n’ont réussi qu’en étant des vates, d’éloquents interprètes de leur milieu et parce qu’ils ont su répondre a un besoin général. Ce n’est pas dans le cerveau d’individus hors ligne, mais dans l’âme populaire, que peuvent éclore des religions viables, car, comme l’écrivait déjà Benjamin Constant, « si l’origine des croyances religieuses est quelque part ici-bas, elle est dans le peuple, le grand artiste et le vrai poète. »
Le cas du législateur hébreu est sans analogie avec celui du Bouddha ou de Mahomet. Le mosaïsme n’est pas la religion d’Israël. Si l’on veut à tout prix rattacher celle-ci à un nom propre, il faut la désigner sous le nom de jéhovisme, de même que la religion du Christ s’appelle le christianisme. Moïse n’a fait que poser la base ; il n’a pu prévoir, en dehors de l’inspiration divine, toute l’ampleur du futur édifice qui allait s’ériger lentement sur cette première assise. Construction immense à laquelle cent ouvriers divers ont travaillé à distance les uns des autres et durant un espace de dix siècles, il n’en est pas de la religion d’Israël comme de ces cathédrales du moyen âge qui semblent faites de pièces rapportées et dont le style bâtard trahit la pluralité des architectes et la différence des époques où ils ont vécu. De la base au faîte elle est tout entière du même style. A voir son harmonie grandiose et sévère, on sent qu’une pensée unique a présidé à ce grand œuvre et que l’auteur a été présent du commencement à la fin pour encourager et surveiller les travailleurs.
Et l’ouvrage s’est poursuivi toujours dans la même direction, à tel point que ni les changements du personnel, ni les commotions politiques ne l’ont fait dévier du plan fixé d’avance : nouveau trait à noter qui distingue la religion d’Israël de ses contemporaines. Dans le paganisme, le niveau de la pensée religieuse, vrai baromètre de l’état des esprits, subit l’influence de toutes les fluctuations du dehors ; il s’élève, ou s’abaisse suivant le degré de culture ou de civilisation, tandis que le « jéhovisme » affirme sa vitalité avec un redoublement d’énergie aux époques de trouble et de décadence.
Au point de vue littéraire, par exemple, l’individualité des auteurs sacrés est très prononcée ; chacun d’eux a son genre spécial, sa manière ; la plume de l’un peut n’être pas aussi souple, aussi habile que celle de l’autre. La poésie hébraïque subit les lois communes à toute littérature : elle a eu son enfance et son premier éveil ; elle a son âge épique et sa renaissance ; elle eut aussi son époque de déclind. Mais, à travers ces vicissitudes, l’idée religieuse qui l’inspire continue imperturbablement sa marche ascensionnelle, et l’on peut appliquer ici le mot de l’apôtre : « Pendant que l’extérieur se dégrade, l’intérieur se renouvelle de jour en jour. »
d – La poésie de la Bible, par Aloys Berthoud. In-12 de 222 pages. Lausanne, Mignot, 1880.
La poésie sacrée est la forme humaine, le corps terrestre qui vieillit et qui s’use au lendemain de sa virilité. Seul le principe divin qui en est l’âme est immortel et tend à se dégager de plus en plus de sa fragile enveloppe. Dans le paganisme, au contraire, l’idée religieuse, entraînée par le courant général de la littérature, qui n’est lui-même qu’un reflet de la vie nationale, est sujette à la caducité non moins que tout le reste. C’est un engrenage fatal auquel rien ne résiste.
Toutes les religions renferment à la fois des éléments divins et des éléments humains, soit ! Mais voici où gît la différence : dans les religions naturelles, l’élément divin est à la merci de l’élément humain ; c’est ce dernier qui est le principe actif, et le divin n’est qu’une matière plus ou moins malléable sur laquelle il travaille et qu’il finit tôt ou tard par dessécher ou corrompre. En Israël l’agent divin, parce qu’il est vie, domine les éléments humains, et il est doué d’une puissance d’assimilation en vertu de laquelle il les maîtrise et les façonne à son gré.
Nous ne connaissons qu’un moyen de rendre compte d’une telle différence, c’est d’admettre que le « jéhovisme » est le produit d’une révélation spéciale, c’est-à-dire une « parole de Dieu, » un fiat lux émané du Verbe créateur.
Aussi bien, pour prendre pied dans un milieu si ingrat et s’y maintenir intacte et victorieuse, cette religion qui n’est pas de la terre a-t-elle dû se créer des organes dignes d’elle, je veux parler des prophètes, ces témoins inspirés dont la noble phalange est un phénomène sans égal dans l’histoire des religions antiques.
Que n’ai-je le temps et l’espace nécessaires pour faire défiler sous les yeux du lecteur l’imposant’ cortège de ces « hommes de Dieu, » qui, loin de flatter les rois, leurs maîtres, dénonçaient leurs péchés avec une sainte hardiesse et leur parlaient comme les « ambassadeurs du Roi des rois, » avec une autorité calme et souveraine qui n’avait d’autre garantie que leur ascendant moral, joint aux signes qu’ils accomplissaient, de ces « voyants » d’Israël, si pénétrés de leur céleste mission qu’ils commençaient leurs discours par ces mots : « Ainsi parle Jéhova ! » et que l’un d’eux a même osé dire :
Le Seigneur, l’Eternel, ne fait rien sans avoir révélé son secret à ses serviteurs les prophètes. (Amos 3.7.)
Ces grands visionnaires n’étaient pourtant pas des rêveurs ou des hallucinés ! Patriotes pleins de bon sens, au regard d’aigle, à l’âme de feu, leur activité avait une direction essentiellement pratique, et leurs vibrantes allocutions, nées du choc des circonstances, allaient droit au but, tout en s’élevant sur les ailes de l’inspiration à des hauteurs d’où leur pensée embrassait les âges lointains et acquérait une portée infinie sans cesser d’être actuelle.
Qu’on veuille nous expliquer l’apparition de ces hommes, apôtres de l’idéal dans un temps de corruption générale, messagers du Dieu unique à des époques d’universelle idolâtrie ; « sentinelles d’Israël, » qui se dressaient tout à coup à l’heure du danger, pour ne récolter le plus souvent que l’opprobre et la douleur ; « précurseurs du Christ, » qui ont jalonné la route au terme de laquelle il devait paraître un jour ! Qu’on nous dise, enfin, le secret de leur vie et l’origine de leur ministère ! Est-ce de leur propre chef que ces lutteurs héroïques se jetaient dans la mêlée et affichaient la prétention inouïe d’être la voix même de l’Eternel ? Non, le désintéressement, l’humilité, l’abnégation dont ils font preuve ne vont pas de pair avec les calculs de l’ambition ou les entraînements du fanatisme.
Dira-t-on peut-être qu’ils n’étaient pas seuls de leur espèce, qu’il y avait alors bien d’autres « prophètes » qu’eux en Palestine et ailleurs, que chaque divinité avait les siens, comme tous les peuples ont leurs « livres sacrés, » toutes les religions leurs oracles et leurs sortilèges ?… Mettons que leur rôle de « voyants » se rattachait à un don naturel, à ces facultés extraordinaires et occultes qui engendrent en tous pays la divination et la magie, en un mot à cette « force psychique » dont sont doués les médiums et qui a fait le prestige de la plupart des faux prophètes dès la plus haute antiquité : de ce rapprochement même jaillit plus vif et plus tranché le contraste entre les serviteurs de Jéhova et leurs innombrables rivaux.
Ceux-ci, dignes émules de Balaam, exerçaient leurs fonctions comme un art ou un métier, qu’ils exploitaient par amour du gain ou au profit de l’orgueil national. Ceux-là n’entraient en lice qu’à leur corps défendant et sous la pression irrésistible d’un Esprit qui n’était point le leur. Ils se seraient bien passés de l’auguste mandat dont Dieu les chargeait auprès de leurs compatriotes avec cette clause redoutable : « Je redemanderai leur sang de votre main ! » (Ézéchiel 31.7-9.) Il faut les entendre raconter eux-mêmes leur vocation et nous dévoiler avec candeur leurs tergiversations, leur effroi, leurs répugnances. C’est Moïse prétextant son bégaiement et disant à l’Eternel : « Envoie qui tu dois envoyer. » (Exode 4.10-13) C’est le berger Amos, saisi brusquement « derrière son troupeau » et contraint de prêcher au péril de sa vie. (Amos 7.15.) C’est Esaïe tombant sur sa face en s’écriant : « c Malheur à moi ! je suis un homme perdu, car mes yeux ont vu le Roi, l’Eternel des armées ! » (Ésaïe 6) C’est Jérémie, enfin, s’excusant en raison de sa jeunesse : « Je ne suis qu’un enfant, je ne sais pas parler ! » et recevant de Dieu cette réponse mémorable :
« Avant que tu fusses sorti du sein maternel, je t’avais consacré, je t’avais établi prophète des nations. Voici, je mets mes paroles dans ta bouche. Lève-toi et dis-leur (aux habitants de Juda) ce que je t’ordonnerai. Ne tremble pas en leur présence, de peur que je ne te fasse trembler devant eux. Ils te feront la guerre, mais ils ne te vaincront pas, car je suis avec toi pour te délivrer, dit l’Eternel. » (Jérémie 1.)
Veut-on voir, prise sur le fait, la différence des vrais envoyés divins et de ceux qui s’arrogent indûment cette qualité ? Qu’on relise (Jérémie 28) la scène où Jérémie décrit sa contestation avec le prophète Hanania ! Ce dernier s’empare du « joug de bois » que portait son rival comme un symbole de l’oppression babylonienne et le brise en présence de tout le peuple, en disant :
« Ainsi parle l’Eternel ! C’est ainsi que, dans deux années, je briserai de dessus le cou de toutes les nations le joug de Nébucadnetsar, roi de Babylone. »
Que fait alors Jérémie ? S’emporte-t-il, en le traitant aussitôt de menteur et de faux prophète ? S’il avait été menteur lui-même, il n’eût pas manqué d’agir de la sorte : il y allait de son crédit ! Mais, loyal et humble, il se contente de répondre : « Amen ! que l’Eternel accomplisse ta parole ! » Puis, articulant à haute voix cette réserve que « l’événement seul fera connaître si Dieu a vraiment parlé par la bouche de cet homme, » il s’en retourne tranquillement chez lui. Cependant il ne tarde pas à revenir, et cette fois il n’hésite plus : Dieu l’a trouvé dans la solitude. Et, s’adressant à son contradicteur, il dit devant l’assemblée :
« Ainsi parle l’Eternel ! Tu as brisé un joug de bois ; tu auras à sa place un joug de fer… Ecoute, Hanania ! L’Eternel ne t’a point envoyé, et tu inspires à ce peuple une fausse confiance. C’est pourquoi ainsi parle l’Eternel : Voici, je te chasse de la terre, tu mourras cette année ; car tes paroles sont une révolte contre l’Eternel. »
Et Hanania, le prophète, mourut cette année-là, dans le septième mois.
Comment veut-on qu’un homme impartial, que ne hante pas l’horreur du surnaturel, se refuse à voir dans Jérémie et dans les prophètes animés du même Esprit, non seulement l’élite d’Israël, mais des instruments façonnés par Dieu lui-même pour servir d’organes à sa révélation ?
Le peuple juif n’a rien exagéré en s’attribuant un rôle exceptionnel dans l’économie spirituelle de notre globe. Il a été effectivement choisi entre tous pour être le dépositaire de la vérité religieuse jusqu’à l’avènement du christianisme. D’où lui vient cette position éminente ? Il s’est souvent imaginé l’avoir conquise par ses vertus. Philon, le célèbre philosophe juif d’Alexandrie, contemporain de Jésus-Christ, étale naïvement cette prétention :
« Le peuple juif, dit-il, a mérité sa prérogative, parce qu’il est le plus parfait, le plus juste, le plus raisonnable, le plus humain, le plus religieux des peuples.… Il doit le choix que l’Eternel a fait de lui à ses vertus et aux vertus de ses ancêtres. »
On voit que le penchant des Juifs à se croire « la première aristocratie du monde » date de loin. Leur faute séculaire a été la propre justice. Au lieu de rapporter à Dieu toute la gloire de leur élection, ils se sont flattés qu’elle était due à leurs mérites ; ils l’ont considérée comme un salaire et non comme une grâce, ils se sont fait de leurs privilèges un piédestal à leur orgueil, et ils n’ont pas senti qu’en se plaçant à ce point de vue mercenaire ils obligeaient Dieu à les traiter juridiquement, c’est-à-dire à les rejeter.
Non, ce n’est pas à ses qualités morales qu’Israël doit sa prééminence religieuse. Il ne la doit même pas, comme plusieurs l’ont suggéré, à une réceptivité particulière, puisque d’autres peuples, tels que les Iraniens ou les Grecs, ont été de beaucoup supérieurs sous ce rapport ; mais c’est un acte souverain de la Providence qui lui a assigné cette place à part. Jésus disait à ses apôtres : « Ce n’est pas vous qui m’avez élu, mais c’est moi qui vous ai élus. » Jéhova aurait pu tenir le même langage à Israël ; que dis-je ? il le lui a formellement tenu :
« Ne dis pas en ton cœur : C’est à cause de ma justice que l’Eternel m’a fait entrer en possession de ce pays, car tu es un peuple de col roide. (Deutéronome 9.4-6) Je t’ai pris des bouts de la terre ; je t’ai choisi dès le sein maternel, c’est moi qui t’ai formé…
De telles expressions sont habituelles dans la bouche des prophètes. Et si, impatient d’éclaircir ce mystère, on se demandait enfin pourquoi Dieu a choisi ce peuple plutôt que tel autre, peut-être trouverait-on la réponse dans cette déclaration apostolique :
« Dieu a choisi les choses faibles de ce monde pour confondre les fortes, et il a choisi les choses viles et méprisées pour abolir celles qui sont, afin que nulle chair ne se glorifie devant lui. »