Déclarons-le d’emblée, l’intellectualisme comme méthode nous semble arbitraire. Une méthode, avons-nous dit, c’est l’application de principes réputés premiers à une réalité réputée première. Mais nous demandons à Descartes ce qui lui permet de poser la raison ou la pensée comme réalité première et d’employer l’évidence dialectique comme principe premier — et par conséquent exclusif — de connaissance ? Sans doute, et nous l’avons vu, la pensée est supérieure à la sensation, et le facteur inconnu qui traduit en l’homme la sensation en pensée est celui qui apparaît immédiatement au-dessus de la sensation. En résulte-t-il nécessairement qu’il s’épuise dans la pensée ? — Nous allons voir que le choix de la méthode n’est pas seulement arbitraire en soi, mais qu’il l’est pour Descartes lui-même, et que dès sa première démarche il fait usage d’un a priori.
I) Arbitraire de l’axiome : je doute donc je pense.
D’où part-il ? Du doute radical et méthodique. C’est là une supériorité incontestable, une supériorité qu’il possède sur la plupart de ses collègues en intellectualisme. Car on ne saurait partir de plus bas. Le doute radical est un point de départ qu’on peut légitimement dire premier. Il exclut par définition tout a priori. On ne saurait commencer autrement. Descartes a bien commencé.
Mais il a aussitôt dévié, ou du moins, de deux chemins qui se présentaient, il a aussitôt pris l’un, sans même examiner l’autre. Douter, dit Descartes, c’est penser. Je doute, donc je pense. — Voilà une conclusion qui n’est pas si évidente qu’elle en a l’air. Nous accordons, il est vrai, qu’il n’y a pas de doute sans pensée, en ce sens que le doute est un état de conscience, et que tout état de conscience s’accompagne d’une pensée. Mais s’il y a pensée dans le doute, nous n’accordons pas de primo que le doute se résolve entièrement en pensée ; que la pensée, qui exprime le doute, soit le doute lui-même ; que le terme doute et le terme pensée soient deux termes équivalents. — Et s’il y avait plus que la pensée dans le doute ? S’il se trouvait qu’il y eût dans le doute un élément de volonté ? Si peut-être même l’explication finale du doute devait se trouver, non dans la pensée du doute (ou qui doute), mais dans la volonté du doute (ou qui doute) ? — Il y a là une alternative dont il valait au moins la peine de s’assurer. Car enfin la pensée seule peut-elle conclure ? Ne serait-ce pas, au contraire, la volonté qui intervient dans la conclusion ? La pensée toute seule est-elle capable d’affirmer ? Ou bien ne serait-ce pas, au contraire, la volonté qui s’interposerait pour mettre un terme à l’interminable série des arguments intellectuels, qui en choisirait un comme définitif, et qui l’affirmerait vrai ? Grosse question, où il y aurait lieu à distinguer entre pensée et pensée, doute et doute, affirmation et affirmation. Mais n’y eût-il qu’un seul cas bien établi où, soit le doute, soit l’affirmation, dépendrait, non de la pensée seule, mais de la volonté, ce cas suffirait pour invalider la portée absolue du je doute donc je pense, pour affirmer à côté de l’existence de la pensée, l’existence de la volonté, et pour empêcher de ramener tout l’homme à la seule pensée. Or ce cas, Descartes nous le fournit lui-même ; car, s’il est placé dans le doute radical, c’est apparemment par un acte de volonté et parce qu’il l’a bien voulu. La conduite personnelle du philosophe infirme donc le premier argument de sa philosophie. Celle-ci, comme méthode et comme point de départ, est arbitraire et gratuite.
II) Arbitraire de l’axiome : je pense donc je suis.
Et si j’analyse le second argument, j’y découvre la même erreur, la même partialité, le même a priori que dans le premier. L’affirmation : je pense donc je suis, est aussi incomplète et gratuite que l’affirmation : je doute donc je pense. Loin de nous la prétention d’y trouver à redire comme raisonnement syllogistique. A titre de raisonnement le cogito ergo sum est parfaitement correct. Il signifie que je découvre dans la pensée une manifestation de l’être, qui me permet de m’assurer de l’existence de l’être ; que je découvre une expression de mon être, la pensée, et que je la rapporte à mon être, lequel, par hypothèse, pourrait se trouver supérieur à la pensée, ne pas s’exprimer totalement dans la pensée, être autre chose encore que la pensée. La pensée n’épuisant pas mon être, la possibilité serait sauvegardée d’une substance dont la pensée serait l’un des modes, mais non pas nécessairement l’essence et l’unique essence. A ce point de vue, comme raisonnement analytique, le cogito ergo sum est parfaitement légitime.
Mais précisément Descartes ne veut pas que ce soit un raisonnement. Il en fait une intuition évidente par elle-même, un jugement synthétique, un axiome. Dès lors, chacun des termes recouvrant l’autre, le je pense est identique au je suis ; la pensée épuise la totalité de l’être. Le je suis et le je pense sont équivalents ; forment au fond une seule et même chose. Il n’y a plus qu’une substance possible : la substance pensante. — Descartes avait-il le droit de donner sans examen préalable cette signification au cogito ergo sum ? L’a priori est palpable. Il interprète d’une seule manière un jugement susceptible d’une autre interprétation. Pourquoi ? Parce que son doute radical n’est pas aussi radical qu’il le prétend, parce qu’il lui reste de son éducation antérieure, un a priori inconscient, et que cet a priori est précisément l’intellectualisme. Cet a priori revêt chez Descartes une apparence de constatation empirique ; mais ce n’est qu’une apparence. En fait, l’arbitraire dans le choix de la méthode est aussi flagrant chez lui qu’il l’était dans le sensationnisme. Il valait la peine de le signaler dès le début, et de montrer, par deux exemples, que les bases de l’anthropologie et de la métaphysique rationnaliste sont chancelantes et fragilesf.
f – On remarquera que cet a priori : l’idée c’est l’être, est à la base de tous les intellectualismes, de tous les rationalismes — et même de l’idéalisme criticiste de MM. Renouvier, Pillon, Bois (on y entre seulement par une autre porte, celle de la valeur absolue, universelle, du principe logique de contradiction).