En quittant M. Burns, Hudson Taylor ne pensait pas s'absenter longtemps. Vu la saison chaude, il avait besoin de changer d'air et ce voyage s'accordait tout à fait avec les projets des deux missionnaires. Mais quelles ne furent pas sa surprise et sa tristesse lorsqu'il apprit, en débarquant à Shanghaï, qu'un incendie avait ravagé les bâtiments de la Mission de Londres et que tout son matériel était détruit !
Qu'est-ce que cela pouvait signifier ? Pourquoi Dieu l'avait-il permis ? Jamais il n'avait eu plus besoin de ses instruments et de ses remèdes. Toute l'œuvre à Swatow semblait dépendre de leur activité médicale. Et M. Burns qui l'attendait !
À quoi servait-il de retourner là-bas les mains vides ? D'autre part, comment remplacer tout cela à Shanghaï, vu le prix exagéré de tous les articles d'importation ? Faire venir d'Europe un nouveau matériel demanderait six à huit mois d'attente. La situation était vraiment embarrassante et, comme il le raconte lui-même, le jeune missionnaire était plus disposé à dire avec Jacob : « Toutes ces choses sont contre moi », qu'à reconnaître avec une foi joyeuse que : « Toutes choses concourent au bien de ceux qui aiment Dieu ».
Il ne lui restait donc qu'à faire savoir à M. Burns ce qui était arrivé et à retarder son retour à Swatow jusqu'à ce qu'il ait pu se rendre à Ningpo pour demander au Dr Parker s'il était en mesure de l'aider. Si ce dernier lui donnait seulement quelques remèdes, il pourrait quand même se mettre à l'œuvre, après les chaleurs. Aussi, espérant qu'il réussirait, dans une certaine mesure, à réparer ses pertes, Hudson Taylor se mit en route pour la ville voisine.
Mais de nouveaux imprévus surgirent. En temps ordinaire, il lui aurait fallu trois ou quatre jours pour se rendre auprès du Dr Parker. Cette fois-ci, au bout de trois semaines, il se trouva aussi loin du but que le premier jour. Il avait, il est vrai, voulu faire de ce voyage une tournée missionnaire, mais ce n'était pas cela qui le ramenait, dépouillé de tout, à son point de départ, sans avoir atteint Ningpo ni même communiqué avec le Dr Parker.
Il est intéressant de relever, écrivait-il longtemps après, les différents événements que Dieu, dans Sa providence, fit concourir pour m'empêcher de revenir à Swatow et m'amener en fin de compte à m'établir à Ningpo.
Tout cet été-là et pendant les mois qui suivirent, il chercha avec angoisse à comprendre les voies du Seigneur à son égard. Il faut souvent peu de chose pour déterminer l'orientation d'une existence, et l'on ne s'aperçoit que plus tard de l'importance de ce qui paraissait d'abord n'être qu'un détail.
Comment Hudson Taylor eût-il pu imaginer, par exemple, que le vol dont il fut victime au cours de ce voyage servirait un jour à délivrer, dans un moment de grandes difficultés financières, la mission qu'il devait fonder ? Comment pouvait-il supposer que l'écroulement de tous ses projets et la privation d'une amitié précieuse entre toutes amèneraient la bénédiction souveraine de sa vie en lui faisant rencontrer et en lui donnant pour compagne celle qui était le mieux préparée pour lui et pour son œuvre ?
Mais c'est ainsi que Dieu nous guide. Il a la main à la barre. Nous sommes conduits, alors même que nous ne le sentons pas. Que les portes s'ouvrent ou se ferment, cela ne vient pas moins de Lui, en vue de notre bien et de l'accomplissement de Ses desseins. Et nous finissons par comprendre que les bénédictions ne nous viennent pas tant de ce que nous voulons faire que de ce que Dieu fait pour nous, quand nous nous y attendons le moins, pourvu que nous restions en communion avec Lui.
Ce fut à Changan, dans son voyage vers Ningpo, qu'Hudson Taylor fut dépouillé de ses bagages. L'histoire serait trop longue à raconter en détail ; disons seulement que ses coolies et son domestique portant ses effets et son lit s'enfuirent, et que malgré de longues et pénibles recherches, il ne put rentrer en possession de ses biens. Il se trouvait seul à la recherche des fugitifs, dans une ville où il fut vite reconnu comme étranger, ce qui l'exposa à de grands périls. Ainsi, il ne put trouver à se loger et passa la nuit du 5 au 6 août devant un temple. Il dormit peu, comme en fait foi son journal :
Je me couchai devant un temple, sur des marches de pierre, et, mettant mon argent sous ma tête comme oreiller, j'aurais été vite endormi, malgré le froid, si je n'avais entendu quelqu'un s'approcher à pas de loup. C'était un mendiant, comme il y en a tant en Chine et son intention était sans aucun doute de me voler mon argent. Sans bouger, j'épiai ses mouvements et demandai à mon Père céleste de ne pas m'abandonner dans cette heure critique. L'homme s'approcha, me regarda un certain temps pour s'assurer que je dormais (il faisait si noir qu'il ne pouvait voir mes yeux fixés sur lui) et se mit alors à tâter doucement tout autour de moi. Je lui dis d'un ton très doux, mais propre à lui faire comprendre que je n'étais pas endormi du tout :
— Que cherchez-vous ?
Il ne répondit rien et s'en alla.
J'étais heureux de le voir partir, et lorsqu'il eut disparu, je mis dans ma manche toute la monnaie qui ne pouvait tenir dans ma poche et appuyai la tête sur une pierre qui faisait saillie. Je ne tardai pas à être dérangé par l'approche de deux autres individus. Je recherchai de nouveau la protection de Celui qui était mon seul appui et restai tranquille, comme précédemment, jusqu'au moment où l'un de ces hommes passa la main sous ma tête, cherchant mon argent. Je leur demandai alors ce qu'ils faisaient. Surpris d'abord, ils me répondirent qu'ils allaient passer la nuit devant le temple. Je leur demandai de prendre le côté opposé, puisqu'il y avait beaucoup de place, et de me laisser celui où j'étais. Mais ils ne voulurent pas bouger. Je me levai donc et m'appuyai, le dos au mur.
— Vous feriez bien mieux de vous coucher et de dormir, me dit l'un d'eux, autrement vous ne pourrez pas travailler demain. N'ayez pas peur, nous ne vous quitterons pas et nous veillerons à ce qu'il ne vous arrive aucun mal.
— Écoutez-moi, leur répondis-je. Je n'ai pas besoin de votre protection. Je ne suis pas Chinois et je n'adore pas vos vaines idoles. J'adore Dieu. Il est mon Père et j'ai confiance en Lui. Je sais bien ce que vous êtes et ce que vous voulez, j'aurai l'œil sur vous et je ne dormirai pas.
Là-dessus l'un d'eux s'en alla, mais pour revenir avec un troisième acolyte. J'étais très inquiet, mais demandai à Dieu Son secours. Une ou deux fois l'un d'entre eux s'approcha pour voir si je dormais.
Ne vous y trompez pas, disais-je, je ne dors pas.
Un moment je laissai tomber ma tête et aussitôt l'un de mes veilleurs se leva. Je me redressai et dis quelques mots. Comme la nuit avançait, je me sentis très fatigué et, autant pour me tenir éveillé que pour me remonter le moral, je me mis à chanter différents cantiques, à réciter des passages de l'Écriture et à prier... au grand ennui de mes compagnons qui auraient donné je ne sais quoi pour me voir cesser. Après cela, ils ne me dérangèrent plus. Un peu avant le point du jour, ils s'en allèrent et je pus dormir un moment.
Dans la matinée de ce même jour, il se rendit de nouveau à la ville de Changan pour essayer de retrouver ses bagages.
En route, écrivit-il, je fus amené à réfléchir à la bonté dé Dieu et me rappelai que je n'avais pas prié pour trouver une chambre la nuit dernière. J'avais des remords aussi d'avoir été si inquiet pour mes petites affaires, alors que je m'étais si peu soucié de toutes les âmes qui m'entouraient. Je m'approchai de Dieu comme un pécheur, au nom du sang de Jésus, et j'éprouvai qu'en Lui j'étais accepté en grâce — pardonné purifié, sanctifié — et alors, combien je goûtai la grandeur de l'amour de Jésus ! Je savais maintenant mieux que jamais ce que c'est que d'être méprisé et rejeté, de n'avoir pas un lieu où reposer sa tête, et je compris, mieux aussi qu'auparavant, la grandeur de l'amour qui a poussé Jésus à quitter Son séjour de gloire et à souffrir ainsi pour moi, bien plus, à donner Sa vie sur la croix. Je pensai à Lui, méprisé et rejeté par les hommes, homme de douleur et connaissant la souffrance. Je pensai à Lui lorsqu'il était au puits de Jacob, fatigué, ayant faim et soif, et pourtant, trouvant Sa nourriture et Son breuvage dans l'accomplissement de la volonté de Son Père, et je mis en regard la faiblesse de mon amour. Je Lui demandai Son pardon pour le passé et pour l'avenir, la grâce et la force de faire Sa volonté, de Le suivre de plus près et d'être, plus que jamais tout à Lui. Je priai pour moi, pour mes amis d'Angleterre et pour mes frères de la mission. De douces larmes, de joie et de douleur à la fois, coulèrent librement ; la route en fut presque oubliée et j'arrivai à destination sans m'en apercevoir.
Il ne trouva d'ailleurs pas ses bagages et, après quelques nouvelles péripéties, put rentrer par le bateau à Shanghaï où il arriva, très fatigué, le 9 août. Il fut l'hôte du missionnaire Wylie, de la Mission de Londres.
Ce fut ainsi, écrivit-il, que se termina un voyage rempli de grâces, mais aussi d'épreuves. Quoique la fin fût très différente de ce que je désirais, elle fut en grande bénédiction pour moi.