1. Où est le siège de la corruption ? — 2. L’être moral est-il détérioré dans sa nature ou seulement dans ses tendances ? — 3. La corruption est-elle négative (Catholicisme) ou positive (Protestantisme), ou l’un et l’autre ? — 4. Quelle faculté a été spécialement atteinte ? — 5. Quel est le trait saillant de la corruption ?
Nous devons dire un mot de quelques-unes des questions particulières qui se rattachent à cet article, soit parce qu’elles sont controversées, soit surtout parce que l’une d’elles a une haute importance et une grande portée dogmatique.
1° On demande où est le siège de la corruption ? — Les uns l’ont placé dans les tendances de notre nature physique. La matière, le corps est, suivant eux, la source première du mal. Cette opinion a toujours eu des partisans au dedans comme au dehors de l’Eglise (platoniciens, gnostiques, dualistes, théologiens isolés, catholiques et protestants. Sapience.9.15). Dans la théologie chrétienne, on l’a appuyée sur le mot chair dont nos écrivains sacrés et en particulier saint Paul, font un fréquent usage pour désigner le mal moral dans l’homme. Quelle est la valeur de cet argument ?
L’Ecriture emploie les expressions basar, σαρξ, dans des acceptions très nombreuses et très diverses. (Schleusner distingue dix-huit sens du mot σαρξ dans le Nouveau Testament.) Pour nous en tenir aux significations les plus générales, cette expression marque :
- Le corps, la partie matérielle des êtres animés (Actes 2.31 ; etc.). (En ce sens ce mot se confond quelquefois avec σωμα, mais il s’en distingue pourtant d’ordinaire en ce que σαρξ désigne uniquement le corps comme une substance matérielle, tandis que σωμα désigne comme un organisme.)
- L’animal, ce qui vit et se meut sur la terre. (Genèse 6.13, 17, etc.)
- L’homme (Genèse 6.12 (toute chair) ; Psaumes 56.4, etc.)
- Spécialement l’homme en tant que terrestre et périssable, l’homme quant à sa nature infirme et fragile (Psaumes 78.39). (L’usage des deux Testaments est d’appeler chair ce qui est faible en l’opposant à l’esprit (Ésaïe 31.3 : Leurs chevaux sont chair et non esprit ; Galates 3.3, où le mot σαρξ désigne le mosaïsme, dans son contraste avec le christianisme. C’est dans le même sens que saint Paul nomme charnelles les ordonnances et les institutions lévitiques, qui devaient périr.)
- Les affections ou mouvements internes et en quelque sorte le principe de la sensibilité (Psaumes 16.9 comp. à Actes 2.26 ; Psaumes 119 et 120) A cela se rattache l’expression de cœur de chair (Ézéchiel 11.19 ; 36.26)
- Surtout les affections ou inclinations vicieuses et par suite l’état d’irrégénération (Romains 7.18, 25 ; 8.4-7, 12-13 ; Galates 5.13-16, 21, 24 ; 6.8 ; Éphésiens 2.3 ; 6.12 ; Colossiens 2.11, 13, 18 ; 2 Pierre 2.10 ; Jean 3.6 ; Genèse 6.3). Les textes de cette dernière classe sont ceux qui nous intéressent directement ici…
Si nous entrons dans l’esprit des Ecritures, nous reconnaîtrons que le nom de chair, devenu la désignation de l’infirmité physique et morale, a été donné à l’homme à cause de sa fragilité, de sa misère et surtout de sa dégradation spirituelle, première cause de la fragilité et des misères de son existence présente ; il a été ensuite appliqué à l’état de corruption ou de nature, par opposition à l’état de régénération ou de grâce, la vie chrétienne et le christianisme lui-même ayant reçu le nom d’esprit, (πνευμα) ; puis il a désigné plus spécialement encore les dispositions vicieuses, et dans ce dernier sens, il marque le mal, quel qu’il soit, quelque part qu’il se trouve, de quelque source qu’il dérive. C’est une expression générale, qui peut bien avoir eu sa première origine en ce que les désordres des sens sont ceux dont on est le plus promptement et le plus vivement frappé, surtout aux époques et chez les nations sans culture, mais qui, loin de résoudre la question, la touche et l’effleure à peine. S’il est des vices qui, comme la sensualité, paraissent avoir leur siège principal dans l’organisation physique, il en est beaucoup, comme l’orgueil, la vanité, le mensonge, l’envie, le défaut d’amour et de soumission envers Dieu, l’incrédulité, etc., qui ne dépendent pas du tempérament. Souvenons-nous que, d’après l’Ecriture, les êtres absolument livrés au mal, les démons, sont des esprits, (πνευματα). L’hypothèse ne rend donc pas compte des faits. Jésus-Christ place les péchés qu’on suppose tenir le plus immédiatement à l’état du corps, tels que l’adultère, l’impureté, l’intempérance, parmi les désordres qui viennent du cœur (Marc 7.21-23) ; et saint Paul range parmi les œuvres de la chair des égarements qui ne peuvent avoir leur origine et leur siège que dans l’âme, l’idolâtrie, la sorcellerie ou la superstition (φαρμακεία, qu’on rend par empoisonnement), les inimitiés, les jalousies, les animosités, les sectes (Galates 5.20). Ce que l’Apôtre fait dériver de la chair, le Sauveur le représente comme sortant du cœur.
Le mot σαρξ, dans celle de ses applications que nous cherchons à constater, ne saurait donc être ce qu’on dit. On le dépouille du sens supérieur et spirituel qu’il a reçu dans la langue des Ecritures, pour le restreindre à son sens primitif et littéral ; et l’on arrive ainsi à l’erreur, par un abus d’herméneutique trop communa. Cela devient évident dès qu’on étudie le mot dans saint Paul, celui de nos écrivains sacrés qui l’emploie le plus fréquemment. Pour lui, l’homme σαρκικος est le même que l’homme ψυχικος ; c’est dans les deux cas l’homme naturel, l’homme étranger encore aux lumières de l’Evangile et aux directions de la grâce (1 Corinthiens 2.14). Il les oppose l’un et l’autre au πνευματίκος, comme il oppose partout la chair à l’esprit, désignant par ces termes le bien et le mal dans toute leur étendue, qu’ils viennent du corps ou de l’âme, ou de tous les deux, ou pour mieux dire n’ayant nullement en vue cette question d’origine qu’on veut lui faire décider. Dans le sens compréhensif qu’il donne au mot σαρξ, il embrasse les erreurs de l’esprit et les mauvaises dispositions du cœur, de même que les inclinations déréglées des sens. Nous avons vu qu’il place parmi les œuvres de la chair (Galates 5.10-22) des actes et des sentiments d’une nature purement spirituelle. Il dit aux Romains (Romains 6.19) : Je vous parle selon l’usage des hommes (ανθρωπινον) — c’est-à-dire je me sers d’images simples, empruntées à la vie commune — à cause de la faiblesse de votre chair ; voulant marquer par là le peu de portée de leur intelligence chrétienne, et non certainement une infériorité physique. Même pensée 1 Corinthiens 3.1-3, où il rejette sur les Corinthiens, parce qu’ils sont charnels, l’accusation qu’on lui adressait de n’avoir enseigné parmi eux que les rudiments du christianisme, épithète qui désigne manifestement une disposition intellectuelle ou morale. De plus, dans ce passage, être charnel, c’est se livrer aux envies et aux dissentiments, trait qui rappelle Galates 5.19. Il parle Romains 8.6 de l’intention ou de l’affection de la chair, Éphésiens 2.3 de la volonté de la chair, Colossiens 2.18 de l’intelligence de la chair (νους της σαρκος), expression d’autant plus remarquable que l’Apôtre l’emploie là contre des spéculations ou des tendances fortement ascétiques, qu’il l’applique à des doctrines dont il dit lui-même (v. 23) quelles ont une apparence de sagesse et d’humilité en ce qu’elles n’épargnent point le corps et qu’elles n’ont aucun égard à ce qui peut satisfaire les sens. Il est donc positif que saint Paul entend par la σαρξ, dans l’acception générale qu’il lui donne, non pas uniquement la partie matérielle et inférieure de notre être, selon l’idée platonicienne ou gnostique, mais la nature humaine, en tant qu’éloignée de la vie de Dieu et esclave de dispositions vicieuses, égoïstes et terrestres, la nature humaine en tant que livrée au mal, par conséquent l’âme tout aussi bien que le corps ; de même qu’il entend par πνευμα tout ce qui est pur et saint (Galates 3.3).
a – Cet abus ou cet artifice pourrait être signalé dans presque toutes les questions, car toutes les questions de dogmatique chrétienne portent finalement sur quelque terme biblique, et dans le langage scripturaire, comme dans le langage usuel, il n’est pas de terme qui n’ait des acceptions diverses : d’où la possibilité de répandre le doute, sur l’acception principale par les acceptions secondaires.
Ajoutons que l’opinion qui veut expliquer le mal par la prédominance de la sensualité, laisse de côté les dispositions anormales les plus graves, et qu’elle roule d’ailleurs dans un cercle, puisque la puissance de la chair a sa vraie cause dans la faiblesse de l’esprit. Cette opinion rappelle celle qui fait du πνευμα une portion de la nature divine, communiquée à l’homme dans la régénération. C’est, des deux parts, une sorte de dynamisme physique, substitué au dynamisme moral.
Il suffirait de remarquer que saint Paul nomme charnelles les institutions lévitiques, dans leur contraste avec le christianisme, pour constater le sens profond et étendu de son expression et pour s’assurer qu’elle est absolument étrangère à la doctrine en faveur de laquelle on l’invoque. Nous avons là un exemple des erreurs où l’on tombe en essayant de résoudre par l’Ecriture des questions philosophiques ou théologiques qu’elle n’a pas même poséesb. Il est évident, en effet, que nos auteurs sacrés ne se sont jamais proposé la question spéciale qu’on veut leur faire résoudre ici. Ce n’est pas l’explication de la disposition vicieuse qui les préoccupe, c’est sa réalité, c’est sa gravité.
b – Observation capitale qu’on devrait avoir constamment présente et qu’on oublie toujours. L’Ecriture sainte étant la règle souveraine du chrétien, il est naturel qu’on s’en serve pour juger toutes les doctrines qui touchent de près ou de loin à la dogmatique. Mais rien n’est plus délicat que de déduire la pensée d’un auteur sur tel ou tel point, au moyen d’expressions qui peuvent paraître y tenir, mais qu’il n’y appliquait pas lui-même. Il est aisé de voir combien les méprises sont faciles dans cette voie. C’est par là que toutes les opinions se sont plus ou moins appuyées sur la Bible.
En opposition directe avec la théorie que nous venons de discuter, d’autres ont placé dans l’âme seule le principe et le siège de la corruption (Tertullien, Cyprien, Optat, Augustin, et, parmi les modernes, Buddée, Cramer, etc. : idée prédominante jusqu’à ces derniers temps. — Même question que celle de la chute, attribuée ici à la convoitise, là à l’orgueil), autre opinion extrême et peu en harmonie avec les données de l’observation, qui manifeste partout la puissance de la sensualité, aussi bien qu’avec le langage de l’Ecriture, qui parle du corps comme profondément infecté par le péché (Romains 7.24 ; 1 Pierre 2.11), comme ayant besoin d’être tenu en servitude (1 Corinthiens 9.27), de participer aussi à la rédemption (Romains 8.22), et de passer par la mort et la résurrection avant que l’homme puisse arriver à la sainteté parfaite.
Il est probable que le désordre existe à la fois dans le corps et dans l’âme, in homine toto, comme disent nos anciens symboles et comme la masse de l’Eglise l’a toujours cru.
Au reste, c’est là une question curieuse plutôt qu’utile, scientifique plutôt que religieuse. Qu’importe à la foi le siège de la corruption ? La seule chose essentielle est d’en être délivré ; qu’elle ait son principe dans le corps ou dans l’âme, ou dans l’un et l’autre, les moyens de purification restent les mêmes ; puisque nous avons toujours besoin de recourir au sang et à l’esprit de Christ. Les opinions extrêmes, celles, par exemple, qui ont fait de la matière la racine primordiale du mal, n’ont guère eu d’autre effet que de jeter dans les écarts de l’ascétisme, quand elles n’ont pas fini par innocenter le péché et dénaturer la rédemption.
Encore une fois, cette question, qu’a relevée l’esprit spéculatif de nos jours, est étrangère à la religion pratique, qui est la religion réelle. Dès lors il fallait s’attendre à ne pas la trouver résolue dans la Bible. On peut en dire autant de plusieurs autres que nous devons pourtant indiquer.
2° L’être moral est-il détérioré dans sa nature ou seulement dans ses tendances ?
Tout annonce que l’état de péché laisse les facultés essentielles de l’homme dans leur intégrité primitive et qu’il en change seulement la direction ; il ne les détruit pas, il les pervertit en les livrant à des inclinations désordonnées. Telle est l’impression qui naît des enseignements et des faits bibliques, et telle a été de tout temps la croyance commune de l’Eglise. L’opinion des gnostiques et celle de Flavius Illiricus, qui ont fait du péché et de la sainteté deux natures, n’ont jamais eu que fort peu de partisans. Des théories actuelles sur la perte et la restitution du πνευμα, comme partie supérieure de l’être humain, ont quelque rapport avec l’idée gnostique et ne sont pas mieux fondées. Nous voyons que la capacité de comprendre, d’aimer, de vouloir, d’agir, etc., est essentiellement la même avant et après la régénération ; seulement elle se porte vers d’autres objets.
Tout conduit à croire que dans la chute, de même que dans le relèvement, il n’y a qu’un changement moral. C’est dans le premier cas une dépravation, c’est dans le second cas une restauration, opérées à des profondeurs où l’œil n’atteint point : double fait recouvert de mystère, comme tant d’autres, qu’il faut admettre simplement sur la foi de l’expérience et de l’Ecriture. La vraie science distingue en toutes choses entre le certain, le probable et le possible.
3° La corruption est-elle négative ou positive, ou l’un et l’autre ? En d’autres termes, consiste-t-elle dans la privation des dispositions saintes, ou dans la présence d’inclinations vicieuses, ou dans les deux ? Comment s’en assurer ?
Contentons-nous de savoir qu’il y a perturbation, déviation, désordre dans notre vie morale. Il est bien évident que si le péché, en pénétrant dans notre âme, n’y détruit aucune de ses facultés constitutives, il n’y crée pas non plus des facultés nouvelles, puisqu’alors il nous changerait en d’autres êtres. La nature humaine a été viciée, détériorée, mais elle est restée foncièrement ce qu’elle était. Qu’il y ait eu tout à la fois accroissement de force dans les tendances inférieures (chair), et diminution d’activité et d’énergie dans les tendances supérieures (esprit) ; ou que les premières seules aient pris un développement excessif qui les a rendues dominantes, de subordonnées qu’elles étaient auparavant ; que nos facultés et nos dispositions morales soient plus faiblesintrinsèquement ou comparativement ou aux deux égards, qu’importe à la religion ? C’est le fait lui-même que nous avons besoin de connaître, non sa nature ou la manière dont il s’est accompli.
4° Quelle est celle de nos facultés qui a été spécialement atteinte ? Est-ce l’intelligence, la conscience, l’imagination, la volonté, ou le cœur ?
Il devrait suffire, sur cette question de même que sur la précédente, de rappeler que l’homme est un, que nos facultés ont entre elles une telle connexion qu’en supposant que l’une ait été plus particulièrement ou plus profondément affectée, toutes ont dû s’en ressentir, car chacune tend naturellement et nécessairement à attirer les autres dans sa direction propre.
Aussi chacune d’elles a-t-elle été alternativement considérée comme le siège spécial de la corruption, selon les divers systèmes de dynamisme psychologique. On l’a pendant longtemps placé dans l’intelligence, et l’on devait le faire quand on voyait dans la vérité ou dans l’erreur l’unique source du bien ou du mal et qu’on faisait de la volonté la servante docile de l’entendement. Toute la pédagogie reposait sur ces axiomes : Eclairez et vous moraliserez ; répandez les lumières et vous sèmerez les vertus. Il a fallu les démonstrations répétées de l’expérience pour faire comprendre que l’instruction n’est pas l’éducation. Il y a dans l’homme plus de profondeurs et, par cela même, plus d’anomalies qu’on ne le suppose communément.
Nous inclinerions, avec l’école actuelle, à placer le siège de la corruption plutôt dans le cœur en observant l’étonnante influence des affections sur les jugements, les volitions, les croyances, sur la direction de l’âme et de la conduite. C’est dans le cœur honnête et bon (Luc 8.15) que germe et fructifie la semence sainte. Quand les affections sont dépravées, l’esprit se tourne vers l’erreur (Jean 3.20 ; Romains 1.19 ; Éphésiens 4.18), la volonté se porte vers le mal. La raison est au fait au service de la volonté et la volonté au service du cœurc. Là est l’origine première des grandes aberrations religieuses et moralesd. L’Ecriture représente le cœur comme renfermant les sources de la vie (Proverbes 4.23) ; elle dit que l’homme de bien tire de bonnes choses du bon trésor de son cœur ; mais le méchant, etc. (Matthieu 12.35) ; elle affirme que c’est du cœur, etc., (Matthieu 15.19) ; elle déclare que Dieu a surtout égard au cœur (1 Samuel 16.7) ; elle appelle la vie spirituelle un nouveau cœur ; elle résume la loi morale dans un sentiment, c’est-à-dire dans un état ou une disposition du cœur. Aussi s’accorde-t-on généralement à faire du changement du cœur le caractère essentiel, l’élément foncier, le principe constitutif de la régénération et à considérer les actes de dévotion, la profession de foi et les autres démonstrations religieuses comme sans valeur et sans réalité, aussi longtemps que ce changement intérieur n’a pas eu lieu. Or, si c’est dans le cœur que le renouvellement moral a ses vraies racines, c’est là aussi, ce semble, que la dégénération morale doit avoir eu les siennes.
c – Voir Introd. à la Dogmatique : Action réciproque des éléments religieux. Chap. I.
d – Voir Introd. à la Dogmatique : Sources du polythéisme. Chap. I.
A ce point de vue, la corruption peut être envisagée comme un amour de soi excessif, désordonné, se manifestant sous trois formes ou tendances principales : la sensualité, la cupidité, l’orgueil, et produisant continuellement des pensées et des actes contraires, soit à l’amour légitime de soi-même (avarice, intempérance, mollesse, attachement dominant pour les choses visibles et passagères, indifférence corrélative pour les choses invisibles et éternelles etc.), soit à l’amour du prochain (envie, dureté, susceptibilité, haine, injustice, etc.), soit surtout à l’amour de Dieu (oubli de sa présence et de son autorité, négligence de son culte, de sa parole, de sa grâce, etc.)
Nous ne voudrions pourtant pas donner à cette idée une valeur trop absolue ; car si le cœur influence les autres facultés, il en est aussi influencé. Et puis, toutes ces forces que nous distinguons tiennent à un tronc commun, elles se confondent dans l’unité du moi, dans la conscience immédiate : c’est là qu’elles ont toutes leur racine, c’est là qu’il faudrait les observer pour déterminer leurs rapports réels, et c’est là précisément que l’analyse ne peut les suivie. Observons d’ailleurs que la marche commune du renouvellement moral, l’ordre rationnel et biblique — (l’ordre biblique : Si vous persistez dans ma doctrine, vous connaîtrez la vérité et la vérité vous affranchira (Jean 8.32) ; l’ordre rationnel : spontanément on travaille à relever ou à raffermir les croyances religieuses pour raviver la piété) — est d’attaquer les dispositions par les croyances, les sentiments par les convictions, ce qui semblerait indiquer dans l’erreur les sources premières du mal, et conduirait à les chercher dans l’intelligence autant au moins que dans le cœur. D’après le récit sacré, c’est l’incrédulité qui produisit la chute ; la parole du serpent l’emporta sur la parole de Dieu. Le doute et l’abandon de la vérité qui est en Dieu, amena la perte de la sainteté ; l’aberration morale suivit l’aberration rationnelle.
5° Quel est le trait saillant de la corruption ? Est-ce l’orgueil, la sensualité, l’égoïsme ?
Peut-être pourrait-on dire, d’après nos précédentes observations, que c’est l’égoïsme qui détrône Dieu pour diviniser en quelque sorte le moie. C’est l’opinion dominante aujourd’hui. Je la crois cependant incomplète, par conséquent inexacte, surtout sous la forme absolue qu’elle revêt souvent. Quoiqu’elle repose sur un fond vrai que je ne méconnais pas, je doute qu’elle se soutienne devant un examen approfondi et impartial. L’esprit systématique se complaît dans cette grande antithèse qui ramène tout, d’un côté à l’amour de soi, de l’autre à l’amour de Dieu (amour de Dieu envers l’homme, rédemption ; amour de l’homme envers Dieu, régénération). Le problème religieux est alors singulièrement simplifié. On semble avoir trouvé la racine mère de la dogmatique et de la morale, en avoir saisi l’élément fondamental, le principe constitutif. La dogmatique n’a qu’à constater l’œuvre de l’amour de Dieu dans les préparations providentielles de la rédemption et dans la rédemption elle-même : c’est là pour elle le fil conducteur à travers les labyrinthes de la théodicée, de l’anthropologie, de la sotériologie, de l’eschatologie. La morale n’a qu’à étudier dans leur antagonisme les effets de l’amour-propre et de l’amour divin, pour déterminer les vrais caractères du bien et du mal, et qu’à substituer le règne de l’un à l’empire de l’autre dans le cœur de l’homme, pour accomplir la nouvelle création, qui est le but ultérieur de l’Evangile. Mais cette clarté et cette simplicité qui peuvent séduire, peuvent aussi être factices. La conscience et l’Ecriture, la réflexion logique et l’analyse psychologique, qui légitiment ces vues à bien des égards, ne les légitiment pas à tous. De prime abord, la notion du péché et celle de la sainteté, prises intégralement, présentent quelque chose, sinon de plus profond, du moins de plus large : le péché ne paraît pas se réduire, dans toutes ses formes ou ses directions, à l’amour de soi ; non plus que la sainteté, dans tous ses éléments constitutifs, à l’amour de Dieu, quoique l’amour de Dieu en soit certainement le trait fondamental. Si Dieu est charité, il est aussi lumière ; la justice et la miséricorde l’environnent, se révélant de toutes parts dans la marche de la Providence, se manifestant l’une et l’autre, et, l’une par l’autre dans l’œuvre de la rédemption. L’histoire de la dogmatique montre surabondamment que toute conception chrétienne, toute systématisation théologique exclusivement fondée sur l’un de ces attributs reste incomplète et aboutit a l’erreur. Nous pourrons nous convaincre ailleurs que les directions actuelles, qui posent pour principe suprême et par cela même pour facteur unique l’amour divin, finissent par porter atteinte à des données considérables de la révélation évangélique, celles, par exemple, qui concernent l’expiation et la destinée future de l’homme. Là, comme partout, des lacunes de la base, les écarts de la construction.
e – Diodati : Du Perfect. moral. — J. Muller : Dogmat. et Morale. — Secrétan : Philos, de la liberté, etc.
Chez l’homme, la vertu complète, la pleine rectitude morale contient, outre l’élément de justice, qu’il est difficile de fondre entièrement dans la charité, celui de tempérance qui ne s’y résout pas davantage. Comme la vie morale, dans son ensemble, dérive de mobiles divers, et que les principes d’obligation et d’intérêt y fonctionnent concurremment avec le principe d’affection, elle se compose aussi de devoirs divers et distincts quoiqu’étroitement unis : et je ne crois pas possible de ramener à l’unité qu’on cherche les devoirs plus que les mobiles. Sans doute, l’amour de Dieu, se manifestant par l’amour du prochain, est le grand mobile en même temps que le grand devoir. Le sommaire de la loi l’atteste. Mais ce n’est là qu’une de ces vérités essentiellement pratiques, qui concernent moins la science que la vie, et auxquelles on ne saurait tout subordonner dans la constitution du dogme et de la morale.
Il est un fait bien peu d’accord avec la théorie absolue dont il s’agit. Fort souvent le pécheur sait parfaitement que les sentiments et les actes auxquels il s’abandonne exposent sa vraie félicité ; il fait le mal avec la pleine conviction que son intérêt comme son devoir serait de s’en abstenir. Cette donnée de l’expérience, aussi commune que positive, n’atteste-t-elle pas que la recherche de soi-même, l’égoïsme, ne suffit point pour expliquer le mystère d’iniquité ?
Une autre remarque se présente d’elle-même et devrait, ce me semble, frapper plus qu’elle ne fait : c’est le rapport de ces théories avec celle de Larochefoucault, rapport inverse, il est vrai, mais qui n’en est pas moins réel. De même qu’on ramène le fond primitif et constitutif du péché à l’égoïsme, Larochefoucault y ramena le fond primordial et radical de la vertu ; après lui, toute l’école utilitaire a célébré, sous le nom d’intérêt bien entendu, le saint amour de soi, dont elle dérivait et l’amour du prochain et l’amour de Dieu lui-même. Ces vues contraires donnent certes à réfléchir, quand on regarde à leur règne successif et à l’appel qu’elles font également à une sorte d’évidence immédiate. Malgré leur opposition foncière, — puisque ce qui donne le vice d’après l’une est justement ce qui donne la vertu d’après l’autre, — elles prétendent s’appuyer toutes les deux sur les faits, et chacune en a une masse pour elle. Sans presser ce rapprochement qui conduirait presque à les croire aussi vraies et aussi fausses l’une que l’autre, il est tout au moins de nature à inspirer quelque défiance vis-à-vis des doctrines du jour.
Sur cette question, ainsi que sur bien d’autres, les théories absolues, qui séduisent et règnent successivement, ne peuvent se maintenir, parce qu’elles sont partielles. N’embrassant pas les faits dans leur totalité, ni par conséquent dans leur réalité, ceux qu’elles négligent ou altèrent les ruinent tôt ou tard. Elles ont de la vérité, et c’est à cause de cela qu’elles s’accréditent ; mais elles ne sont pas la vérité, et c’est à cause de cela qu’elles tombent les unes après les autres. La théorie qui rapporte le mal à la prédominance de la chair, que doit vaincre l’esprit, celle qui en rend compte par les imperfections ou les erreurs de l’intelligence, celle qui, voulant le bien pour le bien et ne reconnaissant comme pur que le principe d’obligation, écarte le mobile d’amour non moins que le mobile d’intérêt, peuvent être rendues très plausibles. Elles ont eu leur moment de vogue : elles ont toujours des partisans, et tel mouvement de la pensée philosophique peut leur rendre l’empire qu’elles ont perdu.
Du reste pourquoi s’arrêter à ces questions qui n’intéressent en fait ni la conscience ni la vie, comme si le sort du christianisme y était lié ?