L'œuvre de Farel à Neuchâtel ne devait pas se borner à la destruction des images et à l'abolition de la messe. Il devait aussi édifier ; cette partie de son travail était de beaucoup la plus laborieuse. Ceux dont les sentiments n'allaient pas au delà de leur aversion pour le clergé, trouvaient que Farel avait marché de victoires en victoires comme un conquérant. Cela aurait été vrai s'il ne s'était agi que de comparer le triste esclavage d'autrefois avec la liberté et la lumière qui l'avaient remplacé. Mais Farel avait les yeux fixés sur Christ. Pour lui, Christ était la mesure de toutes choses. Il ne comparait pas ses nouveaux convertis à d'ignorants papistes, mais au Saint et au Juste qui est assis à la droite de Dieu. Les observateurs superficiels croyaient peut-être voir la moisson dorer les coteaux et les gerbes d'épis mûrs prêtes à être recueillies dans les greniers ; le réformateur, au contraire, pensait n'avoir fait que semer, et, comme le laboureur de l'Écriture, il attendait patiemment le fruit en sa saison.
A cette époque, il écrivait à un ami : « Nous pouvons maintenant prêcher Christ en toute liberté ; mais que les âmes sont encore loin de la pureté, de la simplicité et de l'amour chrétien ! Que de mauvaises herbes à déraciner avant de pouvoir semer la bonne semence ! Que de travaux ! Que de souffrances à endurer et de dangers à braver ! Que d'ennemis puissants à vaincre ! Il nous faut des ouvriers qui puissent supporter de rudes labeurs et qui se résignent à semer sans compter sur une riche moisson. »
Farel avait de la peine à trouver des compagnons de travail tels qu'il les désirait. Il écrivit à plusieurs de ses amis, les suppliant, pour l'amour du Seigneur, de venir l'aider, car il y avait alors tant de villes et de villages à évangéliser, qu'il y aurait eu du travail pour une armée d'ouvriers fidèles. « Je ne vous promets pas des montagnes d'or, écrivait-il, mais des épreuves et des difficultés inexprimables ; point de loisir, mais du travail ; point de repos jusqu'à la fin de la tâche ; point de récompense, sinon dans la vie à venir. Dans le temps actuel, il faudra vivre à vos propres frais ; certes le champ est vaste et la porte est ouverte, mais seulement à ceux qui désirent nourrir le troupeau au lieu de s'engraisser à ses dépens. Je puis en outre vous offrir la honte et l'opprobre, l'ingratitude en échange d'un service patient, le mal en retour du bien que vous vous serez efforcé de faire. Je ne dis pas ces choses pour vous effrayer, mais pour vous stimuler, comme un vaillant guerrier se sent plein d'ardeur pour la bataille en apprenant qu'au lieu d'être petits et faibles, les ennemis sont forts et nombreux. Je m'adresse à vous comme à un soldat qui est prêt à se rendre au combat et à s'y conduire comme un brave, mais en comptant sur Dieu seul pour obtenir force et notoire. Car la bataille n'est point la nôtre, mais celle du Seigneur. »
Dans une autre lettre, Farel écrit ce qui suit : « Que vous dire de plus, sinon que la moisson est grande et qu'il y a peu d'ouvriers, que je n'ai rien à vous offrir que du labeur et des peines, rien à vous faire envisager, sinon que si le Seigneur n'est pas fidèle à sa promesse, nous serons les plus misérables des hommes ? Le Seigneur ne nous laisse pas sans pain après le travail de la journée, mais celui qu'il nous donne n'est pas de première qualité et nous l'acceptons tel que sa bonté nous l'envoie. Je ne veux pas vous tromper, ainsi voilà la vérité. Que Christ lui-même, frère bien-aimé, vous enseigne comment employer votre vie pour sa gloire. »
Cet ami, dont le nom était André, ne se sentit nullement effrayé par la perspective offerte par Farel. Il serait venu tout de suite, mais sa femme craignait les difficultés et les privations. Farel écrivit une seconde fois en ces termes : « Si vous avez reçu de Dieu le don de prêcher l'Evangile, prenez garde d'enterrer votre talent. Au lieu d'écouter votre femme, écoutez votre Dieu. Vous aurez à lui rendre compte des âmes qui sont dans les ténèbres de l'esclavage et que votre voix pourrait délivrer et conduire à Christ. Ne soyez pas inquiet parce que je n'ai point de salaire à vous offrir. C'est une douce chose d'être pauvre, et même de souffrir pour le Seigneur Jésus. »
André fit à cette lettre la meilleure réponse : il vint lui-même, amenant sa femme, et jusqu'à ce jour, dit la chronique, c'est un des aides les plus fidèles de maître Farel.
Antoine Marcourt, que nous avons vu à Valangin, s'établit aussi à Neuchâtel, puis en bon maître d'école, instruisit les enfants dans la foi évangélique. Les choses étant ainsi réglées, Farel se sentit libre de porter ses pas ailleurs.