p – Il serait plus correct et plus conforme à l’original grec de dire Antichrist, le terme courant Antéchrist désignant ce personnage futur moins comme l’adversaire du Christ que comme celui qui précédera sa parousie.
C’est une des lois de l’histoire que tout principe, bon ou mauvais, après être resté pendant un temps en suspension dans l’atmosphère intellectuelle ou morale, non sans exercer dans cette phase une action efficace quoique plus ou moins latente, est destiné à s’incarner dans une forme qui sera le témoin de son ultime victoire ou de son ultime défaite. Aux incarnations successives du bien qui se sont consommées dans la personne et l’œuvre de Jésus-Christ, ont donc dû répondre et dès la période préparatoire, mais en se consolidant de plus en plus à travers les avènements successifs des puissances terrestres, les incarnations du péché de l’humanité. C’est ainsi que de la puissance grecque, la troisième en rang des puissances terrestres dans le programme prophétique de Daniel, a surgi déjà une personnification de l’hostilité de l’ancien monde contre Jéhovah et l’ancien peuple de Dieu (Antiochus Epiphane, Daniel 8.9-12 ; 11.36), préfigurant l’avènement final de « l’homme de péché » qui surgira du sol de la quatrième puissance, et occupera la dernière scène du monde (Daniel 7.24-25 ; 2 Thessaloniciens 2.3 ; Apocalypse 13.11-18 ; 17.7-18). C’est une grande erreur, quoique familière aux interprètes modernes, d’identifier l’Adversaire de Daniel ch. 8 avec celui du ch. 7, pour pouvoir identifier ensuite la quatrième puissance avec la Grèce. Nous avons déjà indiqué que la vision la plus vaste et la plus lointaine, celle du ch. 7, enfermait le champ visuel beaucoup plus restreint et prochain du ch. 8q.
q – Comp. Le prophète Daniel et l’Apocalypse ; trad. Rougemont, pages 72 et sq.
Ce caractère de solidarité de toutes les manifestations successives du mal dans l’humanité se marque dans la première vision de Daniel (ch. 2) par l’unité de la statue, et dans celle du ch. 7, dans la provenance commune des quatre bêtes : la mer.
Aussi cette apparition future est-elle dès longtemps non seulement annoncée, mais préparée, et les apôtres déjà en aperçurent les signes précurseurs au sein même de la chrétienté naissante : τὸ μυστήριον ἤδη ἐνεργεῖται, a dit Paul aux Thessaloniciens (2 Thessaloniciens 2.7) : νῦν ἀντίχριστοι πολλοὶ γεγόναι, écrit Jean vers la fin du siècle apostolique (1 Jean 2.18), c’est-à-dire que tous les principes pervers qui finiront par se condenser dans une forme finale, existent et travaillent dès leurs origines l’humanité et la chrétienté.
Ces principes pervers qui doivent concourir à la suprême apostasie de l’humanité ne seront pas représentés seulement par des puissances matérielles ; ils le seront en même temps par des doctrines qui seront la négation des fondements du christianisme et de toute religion : 1 Jean 2.22. La norme énoncée dans le verset suivant (v. 23) : « Quiconque nie le Fils n’a pas non plus le Père », se vérifie d’une manière frappante déjà sous nos yeux. La négation (non pas l’ignorance) de la révélation de Dieu en J.-C. tourne presque fatalement et tôt ou tard à la négation de Dieu même sous l’une des deux formes du panthéisme ou du matérialisme. Le déisme est une opinion à mi-côte, condamnée à remonter ou à descendre. Dès les origines, et jusqu’à la consommation du mal dans le monde, l’on a vu la fausse science associée aux révoltes de la volonté : « Vous serez comme des dieux, a dit le premier Tentateur à ses premières victimes, connaissant le bien et le mal ». Daniel a figuré cette association sous l’image d’une corne (la puissance révoltée) ayant des yeux (fausse science) et une bouche disant de grandes choses (éloquence menteuse), Daniel 7.20. Jésus-Christ a prédit de même dans ses discours eschatologiques la rencontre des faux prophètes et des faux christs (Matthieu 24.24), et l’apôtre Jean enfin contemple dans l’Apocalypse la bête accompagnée du faux prophète (Apocalypse 13.4,11 ; 16.13 ; 19.20 ; 20.10), celui-ci prêtant à la puissance malfaisante les armes plus subtiles de l’erreur, et tous deux formant avec Satan qui les emploie une trinité infernale, contrefaçon de la trinité divine (cf. Apocalypse 16.13).
Deux théories opposées sur l’Antéchrist, erronées selon nous, ont eu cours jusqu’à aujourd’hui : l’une que nous pourrions appeler empirique, prétend reconnaître dans la bête « qui a été, qui n’est plus », et qui doit reparaître (Apocalypse 17.8,10-11 ; 13.3), un personnage contemporain, de préférence Néron, dont une légende populaire annonçait le prochain retour du fond de l’Orient et dont le nom aussi se prêterait aux combinaisons du chiffre fatidique 666 (Apocalypse 13.18).
Cette interprétation défendue successivement par MM. Reussr, Révilles, Renant, de Pressenséu, est étroitement solidaire de la date de l’an 68 que l’on assigne à la composition du livre. Or on a relevé avec raison l’impossibilité de concilier une date aussi reculée, soit avec l’état de déchéance de plusieurs des Eglises d’Asie-Mineure, moins de dix ans après les épîtres que saint Paul leur avait écrites, soit avec l’organisation ecclésiastique qui y est supposée, et qui nous reporte indubitablement vers la fin du premier sièclev.
r – La Bible. Apoc, p. 109.
s – Revue des Deux-Mondes, 1er oct. 1868.
t – L’Antéchrist, pages 415 et sq., 457.
u – Le Siècle apostolique, pages 344 et sq. M. Bruston a proposé une interprétation du chiffre 666 qui, croyons-nous, est restée isolée, en le rapportant à Nimrod ben Cusch (le vaf étant retranché dans ce dernier nom). Revue théol., 1880, nos 2 et 3.
v – Voir Godet. Etudes bibliques. M. de Pressensé a senti et noté la difficulté d’accorder son opinion avec la situation des Eglises d’Asie-Mineure vers l’an 68 : « Quelques années d’épreuves exceptionnelles ont bien pu amener cet état troublé. Pourtant nous convenons qu’il se conçoit mieux à la fin du siècle apostolique. » Ibid., pages 346 et 347.
L’application des critères de l’Antéchrist à Néron, à Vespasien ou à Dioclétien échoue d’ailleurs devant le démenti qui aurait été donné par les faits à cette soi-disant prophétie et qui en aurait ruiné à tout jamais le crédit dans l’Eglise. Elle est exclue également par la disconvenance des traits prêtés à l’Antéchrist, négateur audacieux de la doctrine chrétienne (1 Jean 2.22), avec tel personnage qui y a été totalement étranger.
La seconde conception, qui représente l’exagération opposée à la première, et que nous qualifierons d’idéaliste, consiste à dissoudre le personnage futur de l’Antéchrist dans les principes de l’antichristianisme répandus dans le monde ou la chrétienté moderne, qu’ils s’appellent ultramontanisme, socialisme, césarisme, panthéisme ou matérialisme, tout en refusant à ces principes le pouvoir ou l’occasion de se créer jamais une personnification concrète, pour laquelle d’ailleurs on prétend que le lieu favorable n’existe pas ou n’existe plusw.
w – Parmi les représentants modernes de ce point de vue, nous pouvons citer le professeur Beck, de Tubingue, et l’ancien pasteur Blumhardt, de Boll. Nous nous souvenons de la raison empruntée à la méthode « expérimentale » que cet éminent serviteur de Dieu nous donna un jour pour ne pas admettre l’apparition future de l’Homme de péché : Den brauche ich nicht !
Nous trouvons cette seconde opinion inconciliable avec les termes employés par Paul dans 2 Thessaloniciens 2, pour désigner l’Antéchrist : homme de péché, fils de perdition ; avec l’enseignement positif de Jean qui annonce l’apparition d’un Antéchrist à la suite des antéchrists déjà existants, et enfin avec les analogies déjà signalées de l’histoire du monde et du règne de Dieu. Les formes contemporaines de la perversité humaine peuvent bien passer pour des types de l’Antéchrist final ; aucune ne répond parfaitement à son imagex.
x – Voir le développement des raisons qui doivent faire rejeter la conception idéaliste de l’Antéchrist, chez Luthardt, Von den letzten Dingen, pages 150 et sq. ; Kliefoth, ibid., pages 222 et sq.
Cette incarnation dernière du mal ne sera d’ailleurs, d’après l’Apocalypse, que la réapparition de la cinquième puissance renversée, puis reconstituée dans la huitième : Apocalypse 13.1-3 ; 17.8-12. Mais quelle est cette cinquième qui doit devenir la huitième, et quels sont ces sept ? « C’est ici la sagesse » (Apocalypse 13.18), et le cas pour chacun plus que jamais de demander à Dieu celle qui lui manque (Jacques 1.5).
Les premiers membres de la série ne peuvent guère donner lieu à discussion dans la conception futuriste de la donnée de l’Antéchrist. Auberlen et M. Godet se rencontrent dans l’énumération suivante : Egypte, Assur, Babel, Perse et Grèce, à cette différence près que le second de ces interprètes fait une seule unité d’Assur et de Babel, en donnant à la Grèce le quatrième rang, tandis que Auberlen lui donne le cinquièmey. Dès ce point, la divergence s’accentue. Auberlen achève la série avec Rome (6e puissance) et l’empire germano-slave (7e ), ce dernier destiné à se décomposer en dix Etats, d’où sortira enfin le règne de l’Antéchrist. La blessure reçue par la bête serait la conversion de l’empire romain à l’Evangile, qui doit être suivie de l’apostasie finale de la septième puissancez. Mais outre qu’il serait bien étrange de désigner la conversion à l’Evangile d’une des puissances de ce monde comme une blessure mortelle, ce serait ici la sixième et non la cinquième, comme le veut le texte, qui recevrait cette blessure.
y – Etudes bibliques.
z – Le prophète Daniel et l’Apocalypse.
Nous opposons à cette construction celle proposée par M. Godet dans l’étude citée plus haut, et qui nous paraît concilier d’une manière satisfaisante tous les éléments du problème.
La cinquième tête représente la puissance juive, qui, dans la personne des Hérode et des Caïphe, se fit la persécutrice la plus implacable du royaume de Dieu ; mais blessée à mort et comprimée, pendant les siècles de l’établissement du christianisme, par l’Etat romain (2 Thessaloniciens 2.6-7)a elle surgira de nouveau au terme de l’économie présente pour enfanter le dernier et suprême adversaire.
a – Il est à remarquer que « l’obstacle » mystérieux est désigné au neutre au v. 6 et au masculin au v. 7. C’est donc une personne en tant que représentant d’un principe. Cette personne est l’empereur romain représentant à ce moment-là l’institution divine et bienfaisante de l’Etat (comp. Romains 13.1-4). Cette interprétation très ancienne, puisqu’elle remonte à Chrysostome, à Jérôme, à Tertullien, est qualifiée par Kliefoth de haltlos (ibid., page 223). C’est là une réfutation bien brève.
Seule, en effet, et en ceci nous nous rencontrons encore avec M. Godet, la nation qui a eu la vertu de produire le Christ aura celle de produire l’Antéchrist : optimi corruptio pessima ! et il est permis de mesurer l’importance du rôle que cette race si longtemps et si cruellement honnie et foulée, a reconquis aujourd’hui, à l’exaspération des jalousies et des terreurs rassemblées sous le titre d’antisémitisme : conjuration aussi dangereuse qu’impuissante contre une force qui a survécu à tant de ruines et si effroyables.
La sixième puissance, contemporaine de l’auteur de l’Apocalypse (Apocalypse 17.10) et identique, selon nous, au κατέχων (2 Thessaloniciens 2.7), ne peut être que la puissance romaine, qui a survécu à la chute de l’empire et occupera la scène jusqu’à l’avènement d’une septième ; elle se perpétue à la fois dans les institutions juridiques léguées par elle à l’état moderne, et dans ce pouvoir surnaturel, plus vaste et plus vivace après tant de siècles que jamais, dans lequel nous reconnaissons un héritage de Romulus plutôt que de saint Pierre.
Note ThéoTEX : Plus d’un siècle après la rédaction de ces lignes par Gretillat, il convient de faire remarquer, que l’avenir leur a partiellement donné raison, puisqu’Israël compte à nouveau au nombre des nations. L’auteur ne pouvait évidemment prévoir quelles folies meurtrières l’antisémitisme de son temps, qu’il observe et dénonce, était sur le point d’enfanter au 20e siècle. Cependant, la même entreprise diabolique d’élimination systématique des Juifs qui a entraîné la renaissance de leur nation, a aussi rendu plausible l’interprétation de Frédéric Godet, que suit ici Gretillat : devenu intouchable suite aux épreuves douloureuses qu’il a traversées, Israël attend son heure pour s’imposer comme centre naturel de la civilisation méditerranéenne.
La vision de Godet sur le rôle que jouerait dans l’avenir l’Etat d’Israël (à une époque où il n’existait plus, il faut le rappeler), n’a suscité que peu d’échos parmi les commentateurs contemporains. Son ami Philippe Schaff est un des rares qui la mentionne, dans son History of the Christian Church ; l’indifférence rencontrée se comprend assez facilement vu l’aspect encore lointain que pouvait présenter la restauration d’Israël. Mais le monde a radicalement changé depuis, et son interprétation a reçu quelques accusations d’antisémitisme de la part d’interprètes catholiques. Du côté des évangéliques, elle n’est évoquée qu’avec consternation, puisqu’elle va à l’encontre du sionisme inconditionnel que ces derniers croient devoir afficher à titre de brevet d’orthodoxie et de piété.
Gretillat ne pouvait également pas prévoir le succès affligeant qu’allait bientôt remporter le système dispensationaliste darbyste dans le milieu évangélique. C’est pourquoi il ne discute même pas la question de l’enlèvement de l’Eglise, considérée comme obstacle à l’apparition de l’Antéchrist. Ce point de vue est en contradiction si manifeste avec le début du deuxième chapitre de la deuxième épître aux Thessaloniciens, que d’ailleurs aucun exégète reconnu de son époque ne se préoccupe de le réfuter. Il est aussi pertinent de rappeler que les premiers propagateurs de l’eschatologie de Darby, comme C. H. Mackintosh, par exemple, enseignaient que l’Eglise serait enlevée avant qu’Israël réapparaisse comme nation. En effet, dans la conception dispensationaliste, l’Eglise et Israël sont deux entités qui s’excluent l’une l’autre. Elles cohabitent pourtant sur terre, depuis maintenant plus d’une génération. L’apparition de l’homme impie sera le dernier fait qui ruinera définitivement une doctrine qui a si profondément marqué le protestantisme évangélique durant tout un siècle.
Exaspérés par les scandales donnés par la papauté dans les siècles précédents, les Réformateurs n’hésitèrent pas à l’identifier à l’Antéchrist lui-même. Nous pensons avec Luthardt que c’était lui faire tortb. Après tant d’usurpations commises et d’erreurs proclamées, il reste un caractère de l’Antéchrist qui a toujours manqué à la papauté : elle n’a jamais formellement renié « Jésus-Christ venu en chair » ; elle ne s’est jamais formellement substituée à Dieu même. Comme toute institution ecclésiastique dégénérée, elle contient un élément d’antichristianisme ; par leurs mensonges et par leurs crimes les serviteurs infidèles du Maître, dans toutes les églises, ont figuré l’Antéchrist des derniers temps ; ils sont déjà des antéchrists, aucun n’est encore l’Antéchrist, et peut-être sera-t-il vrai de dire que ce que la génération contemporaine hait le plus dans l’ultramontanisme, c’est le reste de vérité qui s’y trouve encore.
b – Von den letzten Dingen. page 156. M. Pétavel-Olliff exprime la même opinion. Voir Droits et Torts de la papauté, page 34.
Mais déjà s’agite dans les bas-fonds de nos sociétés modernes et christianisées une force nouvelle, semblable à celles de la nature, aveugle et résolue comme Samson, qui ne connaît plus ni droits, ni lois, ni rois, ni magistrats, ni ordre social, ni nation, ni propriété, ni famille, ni « κατέχον ». Cette crise que notre siècle porte dans ses flancs, de plus en plus impuissants à la contenir, sera l’événement prochain peut-être d’un septième monstre, éphémère celui-ci : ὀλίγον δεῖ μεῖναι (Apocalypse 17.11), qui déjà nous montre sa face hideuse et prédite, qui déjà se nomme, et dont les cent ans qui viennent de s’écouler ont donné par deux fois aux sociétés épouvantées la vision sanglante. Toutefois l’anarchie, car c’est elle, ne saurait durer, disons-nous, et cette fois-ci encore, elle ne figurera que comme le marche-pied du despotismec.
c – Il nous paraît que l’interposition de cette « septième puissance » entre la sixième qui est manifestement Rome et la huitième qui sera l’Antéchrist, contredit l’opinion de M. Bruston art. préc.) qui fait succéder immédiatement l’Antéchrist à la puissance romaine.
C’est alors que s’élèvera un nouveau César ou un nouveau Bonaparte, génie universel et fascinateur, qui ajoutera à l’éclat du pouvoir l’orgueil de la négation (2 Thessaloniciens 2.4) ; qui dira comme son précurseur corse, et plus audacieusement encore : Je suis celui qui suisd ! et offrira à l’humanité, en échange des libertés balayées et de l’idéal éteint, du pain et des spectacles (Apocalypse 11.10 ; 17.8). Alors aussi on verra une dernière fois la prostituée assise sur la bête (Apocalypse 17.4) ; l’Eglise sans Christ unie à l’Etat sans Dieu, s’apprêtant à arroser la scène où se jouera le progrès humanitaire, du sang des confesseurs de Jésus-Christ (v. 6 et 14) ; mais condamnée déjà à être foulée aux pieds elle-même avec dégoût et colère par le propre complice de sa haine et de ses œuvres (Apocalypse 18).
d – Sans avoir prononcé la parole lui-même. Napoléon, comme jadis Hérode, accepta un jour, de la part du Sénat, cet hommage blasphématoire.
Mais cette entreprise de domination universelle restera inachevée ; ce règne de la révolte sera brisé après trois ans et demi, c’est-à-dire au milieu de son cours (Apocalypse 12.6) ; et le chiffre qui lui est donné, 666 (Apocalypse 13.18), et qui est le plus rapproché du chiffre 777 sans l’atteindre, exprime et annonce cette déroute inattendue.