La religion ne fut que l’accessoire dans la guerre de Henri IV contre la Ligue, et dans les autres événements de cette époque. Nous n’avons pas à les raconter : ils appartiennent à l’histoire générale du pays, non à la nôtre.
Trente ans plus tôt, l’avènement d’un prince calviniste à la couronne eût peut-être fait dominer la Réforme en France ; mais en 1589 tout était changé. Loin d’en devenir meilleures, les affaires des réformés y furent compromises, Henri de Navarre pouvait, comme lieutenant de Henri III, dicter ses conditions ; il dut, comme roi, subir celles des catholiques. Il avait à redouter leur désertion, tandis qu’il ne craignait pas d’être abandonné par ses coreligionnaires. Aussi fit-il peu pour les siens, beaucoup pour les autres, selon cette vieille maxime de cour, qu’il faut contenter ses ennemis aux dépens des amis dont on est sûr.
Avant de lui prêter serment de fidélité, les seigneurs catholiques demandèrent qu’il rentrât dans la communion de l’Église romaine. Ce fut le marquis d’O, surintendant des finances, qui porta la parole : singulier choix pour une mission religieuse ! Cet ancien mignon de Henri III, l’un des hommes les plus méprisables et les plus méprisés du royaume, avait révolté les courtisans même par le double cynisme de son langage et de sa conduite. Il attesta pourtant, au nom de la noblesse, qu’il aimerait mieux se jeter sur son épée que de laisser ruiner le catholicisme en France.
Henri IV refusa de changer immédiatement de religion. « Auriez-vous plus agréable, dit-il à la noblesse catholique, un roi sans Dieu ? Vous assurerez-vous en la voix d’un athée ? et au jour des batailles, suivrez-vous de bon cœur la bannière d’un parjure et d’un apostat ? » Après de longs pourparlers, il promit seulement de se faire instruire dans le délai de six mois.
Ces mots étaient entendus de deux manières très différentes. La promesse de se faire instruire équivalait pour les catholiques à l’engagement de rentrer dans l’Église de Rome ; pour les réformés, au contraire, ce n’était que le devoir d’examiner de nouveau les points de controverse, et d’adopter sincèrement le parti de la vérité. Quant à Henri IV, il paraît qu’il avait déjà résolu de se laisser instruire, non par les docteurs, mais par les événements.
Au bout de quelques semaines, son armée se réduisit presque à rien. De quarante mille hommes il n’en conserva que six à sept mille, et fut forcé de se replier sur la Normandie. Le duc d’Epernon et d’autres chefs catholiques s’étaient retirés avec leurs troupes, disant qu’ils ne pouvaient pas servir sous un chef huguenot. Ceux qui restaient voulaient faire payer leur concours par de grandes faveurs personnelles. Les chefs des calvinistes furent plus fidèles et moins exigeants. On distinguait parmi eux le duc de Bouillon, souverain de la principauté de Sedan ; François de Châtillon, fils de l’amiral Coligny, le duc Claude de la Trémoille ; Jacques Caumont de la Force ; Agrippa d’Aubigné ; Lanoue, Rosny et Mornay. Ce dernier avait une grande part dans la confiance de son maître.
Philippe de Mornay, seigneur du Plessis, était né au château de Buhi, dans l’ancien Vexin français, en 1549, et fut élevé par sa mère dans les doctrines de la Réforme. Il n’avait pas encore douze ans qu’il répondit à un prêtre qui l’exhortait à se tenir en garde contre les opinions des luthériens : « Je suis résolu de demeurer ferme dans ce que j’ai appris du service de Dieu, et quand je douterai de quelque point, je lirai diligemment les Évangiles et les Actes des Apôtres. »
Son oncle, évêque de Nantes, et depuis archevêque de Reims, lui conseilla de lire les Pères de l’Église, et lui offrit avec les revenus d’une riche abbaye la perspective de succéder à son siège. Mornay lut les Pères qui, loin de le détourner de sa foi, l’y affermirent, et il dit à son oncle, en refusant l’abbaye : « Je m’en remets à Dieu pour ce qu’il me faut. »
Il ne démentit point dans la suite le désintéressement de sa jeunesse. Animé de fortes et invariables convictions, modeste dans la prospérité, patient dans l’adversité, toujours prêt à mettre ses biens et sa vie au service de sa foi, Duplessis-Mornay a fait voir au monde l’un des plus grands et des plus intègres caractères qui aient honoré l’Église chrétienne. On l’a surnommé le pape des huguenots ; il eût mieux valu dire qu’il en fut le modèle.
Ses talents égalaient sa piété. Homme de guerre, homme de conseil, diplomate, orateur, publiciste, docte théologien, écrivain habile, travaillant quatorze heures par jour, et déployant dans les choses les plus diverses une égale supériorité, on ne saurait indiquer un genre de mérite dans lequel il n’ait point excellé, si ce n’est celui d’avancer sa propre fortune.
Echappé comme par miracle au massacre de la Saint Barthélemy, Mornay se réfugia en Angleterre où il reçut de la reine Elisabeth un bienveillant accueil. Le duc d’Anjou, devenu roi de Pologne, voulant donner des gages de tolérance aux Polonais protestants, lui fit proposer une place dans ses conseils. « Je n’entrerai jamais, dit-il, au service de ceux qui ont versé le sang de mes frères. »
L’appel du Béarnais le trouva mieux disposé à y répondre. Il alla trouver ce prince, alors pauvre et faible, dans sa petite cour d’Agen ; et ces deux hommes, si différents de caractère, d’habitudes et de conduite, se lièrent d’une affection qui fut plus d’une fois troublée, jamais entièrement éteinte. Henri avait besoin de Mornay, de sa prudence, de son dévouement, de sa sévérité même ; et Mornay, quelques reproches qu’il eût à lui faire, voyait dans son maître l’homme suscité d’en-haut pour défendre la cause réformée.
Ses fonctions à la cour d’Agen et de Nérac étaient aussi multiples que son génie. Dans les petites guerres continuellement renaissantes entre Henri III et le Béarnais, il faisait le métier de capitaine, d’ingénieur, de maître de camp, de chef des finances de l’armée, et au lieu d’y gagner, il y mettait beaucoup du sien. Puis, sous la tente, il prenait la plume et rédigeait avec une admirable promptitude notes diplomatiques, mémoires, manifestes, réponses aux catholiques, remontrances aux réformés. Dans les conseils, il préparait les discours du roi de Navarre, et lui fournissait les arguments propres à contenter des hommes ombrageux et défiants.
Il allait aussi à la cour de France pour y défendre les intérêts de ses coreligionnaires. Henri III lui demanda un jour comment un homme de sa science et de sa capacité pouvait être huguenot. « N’avez-vous jamais lu, lui dit-il, les docteurs catholiques ? — Non seulement j’ai lu les docteurs catholiques, répondit Mornay, mais je les ai lus avec passion ; car je suis chair et sang comme un autre, et je ne suis pas né sans ambition. J’eusse été bien aise de trouver de quoi flatter ma conscience, afin que je pusse participer aux biens et honneurs que vous distribuez, et dont m’exclut ma religion. Mais partout j’ai trouvé de quoi fortifier ma croyance, et il a fallu que le monde cédât à la conscience. » Nobles paroles, bien étranges dans la cour des Valois et de Catherine de Médicis.
Après la mort de Henri III, Mornay fut auprès de Henri IV l’organe de ceux qui avaient la foi la plus décidée et les plus droites intentions, des réformés consistoriaux.
Le baron de Rosny, plus tard duc du Sully, représentait le parti des calvinistes politiques, ou moyenneurs. Grand ministre d’Etat, financier habile et probe, il a plus que personne réparé les malheureuses suites des guerres civiles sous le règne de Henri IV, et si les peuples mesurent la gloire aux bienfaits, la sienne doit être immense. Il savait aussi montrer un mâle courage, quand il fallait empêcher le Béarnais de compromettre la dignité de sa couronne pas ses faiblesses. Mais dans les choses religieuses, il manquait de conviction ; et sans sortir lui-même des Églises de la Réforme, il a puissamment contribué à en faire sortir son roi. « il était, dit un de nos historiens, de ces esprits forts qui se mettent au-dessus de tout quand il s’agit du service de Dieu ; de sorte que sa religion n’avait que des apparences ; encore étaient-elles fort superficielles[a]. »
[a] Elie Benoît, Hist. de l’édit de Nantes, t. I, p. 121.
Les vieux chefs huguenots étaient en grand nombre autour de Henri IV à la bataille d’Ivry, et il se ressouvint, à l’heure du danger, des enseignements de sa pieuse mère. Levant les yeux au ciel, il prit Dieu à témoin de son droit. « Mais, Seigneur, dit-il, s’il t’a plu en disposer autrement, ou que tu voies que je dusse être de ces rois que tu donnes en ta colère, ôte-moi la vie avec la couronne, et que mon sang soit le dernier versé dans cette querelle. »
La bataille fut gagnée. Cependant les calvinistes n’en restèrent pas moins dans une situation incertaine et critique. Point d’état légal ; une simple possession de fait dans les lieux ou ils étaient assez forts pour se défendre, nulle part la possession de droit. Aucun édit, rendu selon les formes régulières, n’avait aboli les arrêts d’extermination prononcée contre eux. Les parlements pouvaient, aux termes, des ordonnances, décréter les calvinistes de prise de corps, les juger, les condamner au bannissement ou à la peine capitale. Le roi faisait célébrer le culte réformé dans son camp ; à deux lieues de là on le punissait comme un crime. Duplessis résumait cette situation en deux mots : « Ils avaient toujours la corde au cou. »
Plusieurs s’en plaignirent ; et voyant que leurs requêtes étaient dédaignées, ils proposèrent, dans une assemblée tenue à Saint-Jean-d’Angély, de choisir un autre protecteur pour les Églises. Henri IV en fut blessé ; mais le fidèle Mornay lui répondit par d’énergiques représentations : « Quoi ! on ne veut pas révoquer authentiquement les édits de proscription, et l’on conseille aux réformés d’être patients ! Ne l’ont-ils pas été depuis cinquante années ? et le service du roi exige-t-il qu’ils soient patients dans des choses de cette nature ? Les enfants ne doivent-ils pas être baptisés ? les mariages ne seront-ils pas bénis ? Chaque heure de retard amène des troubles et des souffrances. Si trois familles prient ensemble pour la prospérité du roi, si un artisan chante un psaume dans sa boutique, ou qu’un libraire vende une Bible en français, voilà des arrêts de persécution. Les juges répondent que la loi est ainsi. Eh bien ! la loi doit être changée. A de tels maux il faut de prompts remèdes. »
Le roi comprit qu’il y aurait pour lui un double péril à persister dans son déni de justice : au-dedans, parce que les réformés chercheraient enfin une autre protection que la sienne ; au-dehors, parce que les puissances protestantes lui refuseraient leur appui. Il fit donc adopter dans son conseil, au mois de juillet 1591, un édit de tolérance connu sous le nom d’édit de Mantes, qui rétablissait les réformés dans l’état où ils étaient en 1577 : concession bien médiocre, puisqu’on n’accordait pas plus que n’avait fait Henri III. Encore cette ordonnance ne passa-t-elle point sans difficulté, et ne fut-elle jamais bien observée, surtout en ce qui concernait l’admission aux charges publiques.
On jugera par le trait suivant du fanatisme qui régnait dans le camp même de Henri IV. Plusieurs calvinistes ayant été tués au dernier siège de Rouen, on les avait ensevelis pêle-mêle avec les catholiques ; mais les prêtres les firent déterrer, et ordonnèrent de jeter leurs corps en pâture aux bêtes des champs. Ainsi, des hommes qui avaient combattu sous le même drapeau ne pouvaient pas dormir dans la même poussière.