Condamné dans le domaine anthropologique, l’intellectualisme se réhabilitera-t-il dans celui de la métaphysique ? C’est ce qu’il nous reste à voir.
Et d’abord, une observation préliminaire. Supposant même la preuve de l’existence de Dieu solidement établie par l’argument cartésien, remarquons que le passage de la connaissance de Dieu à la connaissance du monde (fondé sur la véracité divine) est illusoire et gratuit. La perfection divine statuée par l’argument intellectualiste n’est pas et ne peut pas être une perfection morale, mais une perfection ontologique ; non de qualité, mais d’être. La pensée pure, la pensée mathématique ou dialectique, est incompétente en morale. Dieu est parfait, non parce qu’il possède des qualités morales (comme la véracité, par exemple), mais parce qu’il renferme la plénitude infinie de l’être, parce qu’il est la substance totale. Lors donc que Descartes parle, comme il l’a fait tout à l’heure, de fraude et de malice comme incompatibles avec la perfection divine ; lorsqu’il dit : « Vouloir tromper témoigne de la faiblesse ou de la malice, et partant, cela ne se peut rencontrer en Dieu », — il confond deux ordres de perfection : la perfection ontologique avec la perfection morale. Or la première seule, en bonne logique, lui est fournie par ses prémisses. La seconde est introduite arbitrairement dans la première pour les besoins de la cause. Il y a infidélité flagrante à la méthode. Ecartons donc la véracité divine comme une notion gratuitement surajoutée ; que reste-t-il ? une perfection ontologique qui, parce qu’elle a cessé d’être morale, cesse de rien garantir. En effet, si le doute a été une fois possible et légitime, nonobstant la perfection ontologique de Dieu (laquelle subsistait indépendamment de mon doute), on ne voit pas pour quelle raison, la perfection ontologique de Dieu une fois connue, ce même doute deviendrait impossible ou illégitime ? Le passage de Dieu au monde est coupé par là même, et toute certitude ultérieure de ce côté (je veux dire du côté du inonde, de la science) est arrêtée ou compromise.
Cette première constatation, jointe à celle que nous avions faite dans le domaine anthropologique, est très grave. D’une part l’existence du sujet est mise en question ; de l’autre, l’existence et la connaissance de l’un des objets de sa pensée : le monde. Il ne reste donc que l’existence et la connaissance de Dieu ; encore cette dernière suppose-t-elle l’existence du sujet. Mais soyons bon prince. Accordons, par hypothèse, l’existence du sujet, la certitude absolue du je pense donc je suis. Et voyons si l’existence de Dieu en ressort nécessairement.
Nous allons ici élargir nos horizons, étendre notre examen, non seulement à l’argument cartésien, mais à tous les arguments que l’intellectualisme a fait valoir en métaphysique, c’est-à-dire aux trois preuves rationnelles de l’existence de Dieu : la preuve ontologique, la preuve cosmologique, et la preuve téléologique.
Elles ont joué autrefois un grand rôle dans l’apologétique chrétienne ; elles en jouent encore un aujourd’hui, mais de plus en plus restreint, et sont de plus en plus abandonnées. C’est Pascal qui a jeté sur elles le premier discrédit. Non qu’il les rejetât tout à fait, mais il leur en préfère une autre. Voici en quels termes il les apprécieg : « Les preuves de Dieu [dites] métaphysiques sont si éloignées du raisonnement des hommes et si impliquées, qu’elles frappent peu, et quand cela servirait à quelques-uns, ce ne serait que pendant l’instant qu’ils voient cette démonstration. Mais une heure après, ils craignent de s’être trompés. » — Après Pascal est venu Kant, bientôt suivi de Schleiermacher, et d’autres plus modernes, tels que Philippi, Beck, Ebrard et Ritschl, qui l’un après l’autre se sont déclarés négativement au sujet des preuves intellectuelles de l’existence de Dieu. Par contre Rothe, Biedermann et Pfleiderer leur conservent encore une portée, mais de plus en plus incertaine et même compromettante. Parmi les théologiens modernes de langue française, Sabatier, Bovon et Lobstein, étant purement dogmaticiens, ne se prononcent pas. Ils partent avec raison, non d’un Dieu à prouver, mais d’un Dieu déjà vivant dans le croyant par la foi. Gretillat dans ses cours rejetait la valeur probante des arguments métaphysiques laissés à eux-mêmes ; mais il leur accordait une valeur secondaire, comme preuve à l’appui, l’argument moral, seul décisif, étant admis. Quant à M. H. Bois, je doute qu’il leur accorde la moindre créance. Après la critique kantienne il n’en est point de si acérée en la matière que celle du néo-criticisme français.
g – Pensées, édit. Astié, p. 454.