À Ningpo, Hudson Taylor s'établit dans une petite maison située à la rue du Pont. Pour atteindre cet endroit éloigné, il fallait, en venant de la concession étrangère, traverser la large rivière, puis pénétrer dans la ville par la Porte du Sel, à l'Est. Après un trajet de deux kilomètres environ, on arrivait aux lacs du Soleil et de la Lune et, enfin, après un tournant, à la rue du Pont, dans le sud de la ville.
À ce moment-là, le Dr Parker avait installé dans cette petite maison, qui devait être un jour le berceau de la Mission à l'Intérieur de la Chine, une école de garçons et un dispensaire. Il fut heureux de mettre à la disposition de son ancien collègue la partie supérieure du bâtiment, qui était assez spacieuse.
Dans ce quartier, les seuls étrangers étaient Mlle Aldersey et ses deux aides, ainsi que M. Jones et sa femme qui appartenaient à la même mission qu'Hudson Taylor. Arrivés depuis le mois de juin, ils apprenaient le chinois et se mettaient au courant des usages du pays. Hudson Taylor fut à même de les aider beaucoup. Grâce à lui, M. Jones put bientôt commencer des réunions régulières, et ils prêchèrent souvent ensemble dans la ville et dans les environs.
Mme Jones, de son côté, qui avait trois petits enfants, trouvait une aide précieuse dans la personne de la plus jeune des demoiselles Dyer. Elles faisaient souvent des visites à deux, et comme la jeune fille possédait parfaitement le dialecte du pays, sa compagnie était d'un grand secours. Toute jeune, puisqu'elle n'avait pas encore vingt ans, et très occupée par l'école, Maria Dyer n'était heureuse que lorsqu'elle pouvait gagner des âmes. Pour elle, l'œuvre missionnaire ne consistait pas seulement à enseigner les gens, mais à les conduire à Christ.
« Ce fut ce qui attira mon intérêt, disait Hudson Taylor longtemps après. Elle recherchait la vie spirituelle, comme son œuvre le prouvait. Elle était déjà alors une vraie missionnaire. »
Car il était impossible que le jeune Anglais qui vivait seul à la rue du Pont ne la rencontrât pas de temps à autre chez ses amis, et il ne pouvait qu'être attiré vers elle. Elle avait tant de franchise et de naturel qu'ils furent vite en très bons termes. Elle partageait ses vues sur tant de sujets importants que, sans qu'il s'en rendît compte d'abord, elle prit dans son cœur une place qui n'avait jamais été occupée jusqu'alors.
Il lutta en vain contre le désir de la voir davantage. Il fit tout pour chasser son image de son esprit. Il avait conscience d'être appelé à travailler dans l'intérieur et sentait qu'il ne devait pas être retenu par une femme et un foyer. Et puis, tout son avenir était incertain. Dans quelques mois ou dans quelques semaines, la route de Swatow pouvait s'ouvrir de nouveau. Sinon, son espoir était de défricher une région plus rapprochée, et cette tâche pouvait à tout instant lui coûter la vie. D'autre part, quel droit avait-il de songer au mariage alors qu'il n'avait ni foyer ni traitement fixe ? Quoique agent accrédité, il ne pouvait pas compter trop sur la Société dont il dépendait. Pendant des mois, en effet, il n'avait pas utilisé sa lettre de crédit, sachant que la Société était en déficit. Le Seigneur avait subvenu à ses besoins, surtout par le moyen de M. Berger. Mais cela pouvait ne pas continuer et les exercices de foi recommencer. Et que dirait-elle, que diraient ses tuteurs, de vivre par la foi, en Chine, et cela même pour le pain quotidien ?
La route lui paraissait donc claire : il n'avait pas le droit de penser au mariage et devait refréner les élans de son cœur.
Il y fut aidé dans une certaine mesure par les événements qui se passaient dans le Sud. Au commencement de l'automne, la guerre éclatait entre l'Angleterre et la Chine, et les canons britanniques tonnaient aux portes de Canton. Ce ne fut qu'au milieu de novembre que les nouvelles commencèrent à parvenir aux ports du Nord. Quand Hudson Taylor apprit ces choses et vit l'esprit de vengeance qui animait les Cantonais résidant à Ningpo à l'ouïe de l'attaque de leur ville natale, il pensa immédiatement à M. Burns. Quel réconfort de savoir qu'il n'était plus à Swatow, exposé à la rage de ces gens du Sud. Il comprenait maintenant, non seulement pourquoi son ami avait été emmené loin de Swatow, mais encore pourquoi lui-même avait été empêché de quitter Shanghaï au jour fixé pour le départ.
Mais s'il était reconnaissant de cette délivrance, il en venait à des réflexions attristées sur les motifs et la signification de cette guerre. Il savait trop bien que, pendant les quatorze années qui s'étaient écoulées depuis la fin de la première guerre entre l'Angleterre et la Chine, en 1842, — la guerre de l'opium —, l'Angleterre avait fait pression sur la Chine, par tous les moyens imaginables, pour légaliser l'importation de la néfaste drogue. En dépit du refus de l'empereur Tao-kwang de laisser entrer le poison à aucun prix, le trafic prohibé avait augmenté toujours plus au mépris des conditions fixées par le Traité. Et comme la première guerre n'avait pas réussi à faire admettre la manière de voir de l'Angleterre aux Chinois, certains milieux inclinaient fort à en déclencher une seconde.
Quant aux résultats immédiats, ils semblèrent momentanément être en faveur de la Chine. Les Cantonais, dans l'orgueil de leur prétendue victoire sur la flotte britannique, tentèrent de prendre des mesures vindicatives contre l'étranger haï. Ils ne pouvaient pas savoir que, si l'amiral anglais s'était retiré de Canton, des renforts avaient été demandés à la mère-patrie et que, malgré l'opposition de la majorité du Parlement, la guerre serait approuvée par la nation. Ils ne virent qu'une occasion d'assouvir leur vengeance et en firent naturellement le plus large usage. Ainsi, les maisons de commerce anglaises à Canton furent incendiées et la tête des étrangers mise à prix. Le principal boulanger de Hongkong pensa contribuer au succès de cette cause en mêlant au pain une dose d'arsenic suffisante pour empoisonner la communauté européenne. Heureusement, il calcula mal la quantité nécessaire. Bien que quatre cents personnes eussent souffert plus ou moins d'empoisonnement, il n'y eut qu'un cas mortel.
Et tout cela soulevait une grave question. Jusqu'où cet esprit de vengeance s'étendrait-il ? Qu'en serait-il des autres ports ou des concessions étrangères, et spécialement de Ningpo où habitaient de nombreux Cantonais ? Jusqu'ici, ils s'étaient contentés de proférer des menaces, mais que feraient-ils plus tard ?
Jusqu'à la fin de l'année, tout demeura calme. Mais, au début de janvier, la haine des Cantonais prit une forme plus violente et un complot fut ourdi pour mettre à mort tous les étrangers de Ningpo et des environs. On savait bien que dans le bâtiment de la Church Missionary Society, non loin de la Porte du Sud, il y avait une réunion chaque dimanche soir, groupant une bonne partie de la communauté européenne, consuls, commerçants et missionnaires, tous sans armes, bien entendu. Le plan fut conçu d'encercler la place et de tuer tous ceux qui se trouveraient là. Un instituteur musulman, qui avait été précédemment au service d'un des missionnaires, fut soudoyé pour conduire les assaillants. Tous les étrangers qui ne fréquentaient pas d'habitude cette réunion devaient être attaqués au même moment par d'autres conjurés.
L'approbation du Tao-taï, le magistrat principal de la ville, fut facilement obtenue, écrivait dans la suite Hudson Taylor. Rien n'empêchait plus l'exécution du complot que nous ignorions complètement. Une entreprise semblable devait être perpétrée quelques mois plus tard contre la communauté portugaise, et cinquante à soixante personnes furent massacrées en plein jour.
Il se trouva toutefois que l'un des conjurés était inquiet au sujet de la sécurité d'un de ses amis qui était l'employé d'un missionnaire, et il alla jusqu'à le prévenir du danger qui le menaçait et à le supplier de quitter les étrangers. Mais cet employé fit connaître le complot à son maître et, ainsi, la petite communauté fut mise au courant du péril. Comprenant toute la gravité de la situation, les missionnaires se réunirent dans la maison d'un des leurs pour rechercher la protection du Tout-Puissant et se réfugier à l'ombre de Ses ailes. Et ce ne fut pas en vain.
Pendant qu'ils priaient, le Seigneur agissait. Il poussa un mandarin de rang inférieur à se rendre chez le Tao-taï pour lui reprocher d'avoir autorisé une telle entreprise, laquelle inciterait les étrangers en d'autres endroits, assurait-il, à venir avec des troupes venger la mort de leurs concitoyens et raser la ville. Le Tao-taï rétorqua alors que lorsqu'ils viendraient avec cette intention, il nierait toute complicité dans le massacre et tournerait leur vengeance contre les Cantonais qui seraient ainsi tués à leur tour. Et, ajouta-t-il, nous serons débarrassés à la fois des étrangers et des Cantonais.
Le mandarin affirma alors qu'une telle manœuvre était illusoire. Finalement, le Tao-taï retira sa permission et défendit aux Cantonais de perpétrer leur coup.
Tout cela eut lieu, comme nous le découvrîmes plus tard, juste au moment où nous étions réunis pour prier et remettre cette affaire au Seigneur.
Pour l'instant, la prière avait prévalu. Mais les Cantonais ne se tenaient pas pour battus. De semblables machinations pouvaient être tramées de nouveau, et la communauté européenne était dispersée et sans défense. La situation restait donc particulièrement critique.
Aussi plusieurs missionnaires, entre autres le Dr Parker et M. Jones, jugèrent-ils bon d'envoyer femmes et enfants à Shanghaï, seul port qui présentât quelque sécurité pour les étrangers.
C'est ainsi que, trois mois après son installation à Ningpo, Hudson Taylor se trouva appelé à en repartir. Vu sa connaissance du dialecte de Shanghaï, personne en effet ne pouvait rendre de plus grands services à la petite troupe ; et, du point de vue de son œuvre, il pouvait être aussi utile à Shanghaï qu'à Ningpo, ce qui était important dans le cas d'un séjour de longue durée.
Personnellement, il aurait donné beaucoup pour pouvoir rester à Ningpo et veiller à la sécurité de celle qu'il aimait. Car Mlle Aldersey avait refusé de quitter son école et ses aides avaient décidé de rester avec elle ; elles avaient pris quelques précautions indispensables et elles continuaient leurs classes. Il fut très dur pour Hudson Taylor de les laisser ainsi. L'aînée des demoiselles Dyer venait de se fiancer à son ami, M. Burdon, et avait ainsi un protecteur tout trouvé. Mais la plus jeune était d'autant plus seule maintenant et avait d'autant plus de droit à son amour et à sa sympathie. Il n'osa pas les lui témoigner, d'ailleurs. Il n'avait aucune raison, de penser qu'elle pourrait les accueillir ; et, surtout, ne devait-il pas essayer d'oublier ? Il partit donc, bien triste, ne sachant pas s'il la reverrait un jour.
Pendant les quatre mois et demi qui suivirent, il reprit son ministère dans le milieu où il avait déjà travaillé longtemps et y obtint des résultats encourageants. Il prêchait dans l'une des chapelles de la Mission de Londres ainsi que dans le temple du dieu de la ville et faisait des tournées d'évangélisation avec M. Jones.
Ce fut à ce moment qu'il apprit que M. Burns était de retour à Swatow. Ce dernier lui écrivait une lettre pleine d'affection et semblait compter sur sa collaboration. Mais, tout en se réjouissant de la reprise de l'œuvre, Hudson Taylor considérait maintenant cette porte comme fermée. Malgré ses prières répétées, des obstacles étaient venus l'empêcher, et il avait compris que la volonté du Seigneur n'était pas qu'il y retournât. Cela lui suffisait. Pour lui, une question résolue dans la foi et dans la crainte de Dieu ne se posait plus jamais. Tout au long de sa vie, on relève chez lui ce trait caractéristique : il ne revenait jamais sur ce qui lui avait été clairement révélé par Dieu.
Le séjour de Shanghaï était pourtant loin d'être agréable. Il y avait dans la ville des milliers de réfugiés venus de Nanking qui mouraient de faim. On ne pouvait pas sortir sans voir des scènes déchirantes.
Rentrant un soir, M. Jones et son compagnon furent bouleversés en trouvant le cadavre d'un mendiant au bord du chemin. Le froid était vif et ce malheureux avait péri faute de nourriture et d'abri. Personne ne paraissait s'en soucier. C'était un spectacle si fréquent, hélas ! Mais les missionnaires ne pouvaient le supporter plus longtemps.
Nous prîmes des vivres et sortîmes à la recherche de ces pauvres créatures. Beaucoup vivaient littéralement dans les tombeaux qui, ici, sont souvent de simples arches basses, longues de trois à quatre mètres. Ils s'y glissaient, surtout le soir, et c'est là que nous en avons trouvé, nus, malades et affamés.
Cela amena les missionnaires à s'occuper activement de ces miséreux.
Intérieurement, c'était aussi un temps d'épreuve. Une dette de plus de mille livres sterling pesait sur la Société à laquelle ils appartenaient. Elle était un fardeau plus lourd encore sur la conscience d'Hudson Taylor et de ses collaborateurs. Depuis un certain temps, il avait été en correspondance avec les secrétaires à ce sujet, et il sentait qu'à moins d'un changement dans la direction à Londres, il serait obligé de rompre avec eux. Cela lui était désagréable aussi, bien que la période de service prévue lors de son engagement fût écoulée. Il leur avait même suggéré de ne lui faire des envois que lorsque les fonds seraient en mains de la Société, car il préférait regarder au Seigneur directement pour sa subsistance plutôt que de vivre grâce à de l'argent emprunté. Mais le Comité ne paraissait pas comprendre combien sa situation était fausse, et c'était précisément pour cette raison qu'Hudson Taylor était tourmenté et se demandait s'il devait continuer sa collaboration.
Ce n'était pas qu'il eût souhaité, à ce moment-là, d'être indépendant du contrôle et de l'appui d'autres personnes. Mais en considérant la marche pratique des choses sur le champ missionnaire, il lui devenait difficile de savoir sous quels auspices il pouvait travailler et quelles relations il pouvait nouer en vue de son œuvre, du fait qu'il était un laïque et qu'il n'avait pas de diplôme de médecin.
Dans un domaine plus intime aussi il devait s'attendre au Seigneur, car son amour croissait chaque jour pour celle qui, il le craignait, ne pourrait jamais être sienne. Il avait pensé et, dans un certain sens, il avait espéré que l'éloignement favoriserait l'oubli, et qu'il dominerait mieux son amour lorsqu'il ne verrait plus celle qu'il chérissait. Mais le contraire se produisit. Ce sentiment s'emparait de son être tout entier. Il avait aimé, autrefois, d'une manière plus ou moins enfantine. Maintenant, c'était bien différent. Il ne pouvait détacher ses pensées de l'absente. Plus il avait conscience d'être près de Dieu, plus il se sentait en communion avec elle, plus il soupirait après sa présence.
Elle satisfaisait en tous points ses aspirations et son cœur. Non seulement elle incarnait l'idéal qu'il se faisait de la grâce féminine, mais elle était consacrée à l'œuvre à laquelle il avait donné sa vie. Il avait mis la main à la charrue et ne pouvait pas regarder en arrière, et il sentait avec une pleine assurance que, bien loin de l'entraver, elle l'aiderait dans cette tâche. Mais la même question était toujours là : pouvait-il se marier, avec les perspectives d'avenir qui étaient les siennes ? Et un autre problème, plus grave encore, se posait : que dirait-elle de tout cela ?
Il ne savait rien, en effet, de ses pensées et de ses sentiments à son égard. Elle avait été aimable avec lui, mais elle l'était avec tout le monde. Elle ne semblait pas désireuse de se marier ; elle avait écarté des prétendants très supérieurs à lui, et il se demandait quelles chances d'être agréé il pouvait avoir, lui, si pauvre et insignifiant.
S'il avait pu partager avec quelqu'un ses espérances et ses craintes, ces premiers jours à Shanghaï lui eussent paru plus faciles à supporter. Mais ce ne fut qu'à la fin du mois de mars que, grâce à des circonstances inattendues, les amis avec lesquels il vivait s'aperçurent du trouble qui agitait son cœur. Ils avaient aimé Hudson Taylor depuis le commencement et s'étaient sentis attirés vers lui à cause des expériences faites en commun. Lorsque Mme Jones fut atteinte de la petite vérole contractée en soignant des malades et qu'Hudson Taylor eût pris la charge de la maison et des enfants, ils l'apprécièrent encore davantage. Par son dévouement, il gagna leur plus vive gratitude et, dans les semaines de convalescence qui suivirent, ils eurent ensemble une si grande communion d'esprit qu'il ne leur cacha pas plus longtemps son secret.
À sa grande surprise, loin de le décourager, ils se montrèrent pleins de reconnaissance envers Dieu. Ils n'avaient jamais vu, disaient-ils, deux jeunes gens mieux faits l'un pour l'autre. Son chemin était clair, et, pour l'avenir, il fallait s'en remettre à Dieu à qui leur vie à tous deux était consacrée.
Il se décida alors à écrire ce qui brûlait depuis si longtemps dans son cœur. Quinze jours d'attente s'écoulèrent, bien lentement, puis la réponse arriva enfin. Mais il était peu préparé, quoiqu'il eût beaucoup prié, au ton et au contenu de cette lettre. Il en reconnaissait l'écriture, si nette et si jolie ; mais était-ce vraiment là son esprit ? Brève et froide, elle disait simplement que ce qu'il désirait était complètement impossible et le priait de s'abstenir de toute nouvelle démarche.
S'il avait pu savoir avec quelle angoisse ces mots avaient été écrits, sa peine aurait été bien diminuée. Mais celle qu'il aimait était loin ; il ne pouvait la voir, n'osait plus lui écrire, et ne voyait aucune issue à sa déception. C'est alors que la chaude sympathie de M. et Mme Jones lui fut d'un précieux secours.
Pendant ce temps, bien loin, à Ningpo, un autre cœur était encore plus désolé et plus perplexe. Car l'amour qui remplissait Hudson Taylor, cet amour qui n'était pas superficiel et déplacé, mais l'amour vrai, venu de Dieu, était partagé. De toute son âme, bien qu'il ne put le sentir, celle qu'il avait toujours considérée comme si supérieure à lui-même tenait à lui. C'était une nature délicate qui avait besoin d'affection. Elle se souvenait à peine de son père, et elle avait perdu, à l'âge de dix ans, sa mère tendrement chérie. Les trois orphelins avaient alors été confiés à un oncle qui habitait à Londres et la plus grande partie de leur temps s'était écoulée à l'école.
Puis était venu l'appel pour la Chine, le jour où Mlle Aldersey demanda une aide pour son école de Ningpo. En se présentant à ce poste, les deux sœurs avaient en vue non pas tant l'œuvre missionnaire que le désir d'être fidèles au vœu de leurs parents. Elles étaient encore très jeunes, mais avaient déjà quelque expérience de l'enseignement, et comme elles ne voulaient pas être séparées l'une de l'autre et qu'elles partaient à leurs frais, Mlle Aldersey s'était décidée à les prendre toutes les deux.
Le voyage resta gravé dans la mémoire de la cadette, comme l'époque où elle fit d'une façon décisive la paix avec Dieu. Jusque-là, elle avait essayé par sa propre force d'être chrétienne, mais elle sentait qu'il lui manquait « la seule chose nécessaire » et elle avait cherché vainement à l'obtenir. Enfin, ses pensées se tournèrent vers Christ et Son œuvre expiatoire, seule source du pardon, à laquelle nos prières et nos efforts ne peuvent rien ajouter. Peu à peu elle arriva à la conviction qu'elle était rachetée, pardonnée, justifiée du péché, parce que Christ avait souffert à sa place et que Dieu avait accepté Son sacrifice. Avec la simplicité et la confiance d'un enfant, elle prit à la lettre les promesses de Dieu. « Il n'y a donc maintenant aucune condamnation pour ceux qui sont en Jésus-Christ » et « l'Esprit lui-même rend témoignage à notre esprit que nous sommes enfants de Dieu ».
Cette conversion la fit entrer avec un esprit tout différent dans l'œuvre missionnaire. Ce n'était plus une activité philanthropique, entreprise par piété filiale, mais l'expression nécessaire de son amour pour son Sauveur, et ce fut avec joie qu'elle commença sa tâche, parfois ardue, à l'école de Mlle Aldersey. C'était un poste solitaire pour une jeune fille qui n'avait pas vingt ans, pour une nature aussi pensive et aimante. La présence de sa sœur lui était précieuse, certes, et elle avait de fidèles amis dans la communauté missionnaire de Ningpo. Mais il fallait à son cœur une autre affection.
Ce fut alors que vint Hudson Taylor et, tout de suite, elle le remarqua, car il cherchait comme elle une vie sainte, utile et en communion avec Dieu. Il semblait vivre dans un monde à part et l'on sentait que, pour lui, Dieu était une réalité. Bien qu'elle le vit peu, c'était un encouragement de le sentir tout près et elle fut étonnée de voir combien il lui manquait lorsque, sept semaines plus tard, il partit.
Aussi sa joie et sa surprise furent-elles vives lorsque Hudson Taylor dut revenir de Shanghaï à Ningpo. Cela lui ouvrit les yeux sur les sentiments qui remplissaient son cœur à l'égard du jeune missionnaire. Avec sa nature droite, sensible, elle fut bientôt fixée et apporta sa joie à Dieu. Elle ne pouvait parler de lui à personne, car les autres missionnaires ne le considéraient pas comme elle le considérait elle-même. On n'aimait pas à le voir porter le costume chinois et l'on blâmait sa manière de s'identifier complètement au peuple. Mais elle, comme elle aimait ce costume, qui lui révélait l'esprit d'Hudson Taylor ! Sa pauvreté personnelle et sa générosité pour les malheureux, combien elle les comprenait et les approuvait ! Alors, elle pria beaucoup pour lui, bien qu'elle eût toujours été très réservée. Oui, un grand amour l'avait inondée, et personne ne le savait, si ce n'était Dieu.
Mais il était parti de nouveau, parti dans l'intérêt des autres, et elle ne sut pas combien il lui en coûtait de la laisser. Durant tout le temps de son absence, elle pria pour lui ressembler davantage, pour être plus digne de son amour, si leur union devait se réaliser un jour.
Aussi quelle surprise lorsque, plusieurs mois après son départ, elle vit arriver sa lettre ! Joie merveilleuse. Elle ne s'était donc pas trompée ! Ils étaient l'un pour l'autre, « deux que Dieu a choisis pour marcher ensemble devant Lui » ! Le premier moment de reconnaissance passé, elle mit au courant sa sœur, qui se montra très favorable. Toutes deux allèrent ensuite parler à Mlle Aldersey. Mais celle-ci les reçut avec une vive indignation. « Ce n'est personne, ce M. Taylor, dit-elle. Comment peut-il faire une pareille demande ? Il faut refuser tout de suite, et d'une manière définitive. »
Toute discussion fut inutile et le résultat de cette démarche fut la lettre que l'on sait, écrite à peu près sous la dictée de Mlle Aldersey. La pauvre enfant avait le cœur brisé, mais elle ne pouvait agir autrement. Elle était trop jeune et trop inexpérimentée, trop timide surtout en pareille matière pour oser résister. Et, dans les jours qui suivirent, quand sa sœur même fut gagnée à la manière de voir de Mlle Aldersey, elle ne put que s'en remettre à son Père céleste qui, Lui, savait et comprenait et qui, se disait-elle, lui rendrait celui qu'Il lui avait demandé de sacrifier.
Hudson Taylor, dans sa douleur, avait trouvé une précieuse sympathie auprès de M. et Mme Jones ; mais elle, elle n'avait personne. Et elle pensait qu'après un tel refus il ne reviendrait jamais à Ningpo ; sans doute irait-il rejoindre M. Burns à Swatow...
C'était, d'ailleurs, ce qu'il aurait fait, s'il avait agi selon ses impulsions au lieu de se laisser guider par la volonté de Dieu. Mais, quoique ne sachant rien des sentiments de celle qu'il aimait, et n'ayant à peu près aucun espoir à cet égard, il trouva dans les profondeurs de son chagrin la bénédiction qui lui était réservée.
Nous avons besoin de patience, écrivait-il à sa sœur en mai, et notre Dieu nous fait faire des expériences qui, avec Sa bénédiction, peuvent développer en nous cette grâce. Quoiqu'il nous semble parfois être éprouvés au delà de nos forces, Il peut toujours nous aider et Il est toujours prêt à le faire. Si nos cœurs étaient entièrement soumis à Sa volonté et si nous ne désirions que son accomplissement, combien nos peines nous sembleraient plus petites et plus légères.
J'ai été dernièrement dans une grande affliction. Mais je vois que la principale cause est que je manque de soumission volontaire à Dieu et de confiance en Celui qui est ma force. Puissé-je désirer de tout mon cœur que Sa volonté soit faite ! Puissé-je mieux sentir la plénitude de Jésus, vivre plus à la lumière de Sa face, être satisfait de ce qu'Il m'accorde, regarder toujours à Lui, marcher sur Ses traces et attendre Sa venue glorieuse. Pourquoi L'aimons-nous si peu ? Ce n'est pas qu'Il manque de beauté. « Plus beau que les fils des hommes. » Ce n'est pas qu'Il ne nous aime pas : Il l'a prouvé une fois pour toutes au Calvaire. Puissé-je être malade d'amour pour Jésus, chaque jour, à chaque heure, soupirer après Sa présence, en avoir faim et soif.
Il n'est pas surprenant qu'un livre de la Bible, auquel il ne s'était pas arrêté beaucoup jusque-là, lui soit apparu alors dans une beauté insoupçonnée. Son intelligence du Cantique des Cantiques et la manière très caractéristique dont il y trouvait exprimée la communion avec le Seigneur semble remonter à ces jours de souffrance où l'amour qui bouillonnait en lui ne pouvait se tourner que vers Dieu. Il n'avait jamais compris jusqu'ici ce que le Seigneur pouvait être pour les Siens, et les sentiments qu'Il attend d'eux. Voici, à ce sujet, un passage d'une lettre à sa sœur, écrite dans ce triste printemps de 1857 :
Quelle joie ce sera de Le voir sans nuages et d'être ravi par Sa suprême beauté. Non seulement nous serons avec Lui, mais nous serons à Lui. « Mon bien-aimé est à moi et je suis à Lui. » Cela est vrai pour nous dès maintenant. Mais alors Il partagera avec nous, non seulement Sa puissance et Sa gloire, mais la beauté même de Son caractère et de Sa personne. Lorsque nous Le verrons « nous serons semblables à Lui ; nous Le verrons tel qu'Il est ». Jésus, mon trésor, puissé-je Te ressembler davantage ici-bas ! Puissé-je révéler Ta grâce, comme Tu as révélé celle du Père !
As-tu jamais beaucoup médité le Cantique des Cantiques ? C'est un jardin de délices, comme le Psaume quarante-cinq. Dire que même les plus doux et les plus chers des liens terrestres ne donnent qu'une faible idée de l'amour de Jésus pour Ses rachetés... Pour moi ! ... Comment pourrions-nous aimer assez Jésus et travailler assez pour Lui ? Bientôt Il va nous appeler au festin des noces de l'Agneau, non comme des invités, mais comme l'épouse. Nous occuperons notre place avec joie, revêtus de la robe sans tache de Sa justice. Le temps est court. Puissions-nous vivre comme ceux qui attendent leur Seigneur et qui Le salueront avec joie.
Il lui écrivait encore, au sujet de ses fiançailles avec M. Broomhall :
Ces sentiments sont mis dans le cœur par Dieu Lui-même, et toutes les circonstances qui s'y rapportent sont envoyées ou permises par Dieu tant pour notre profit spirituel que pour notre bonheur temporel... Dans presque tous les livres de la Bible, ils sont employés par le Saint-Esprit pour illustrer la relation, qui existe entre Dieu et Son peuple et ils appartiennent très spécialement à ceux qui ont été « fiancés à Christ comme une vierge chaste ». De l'amour dont tu aimeras ton mari, tu aimeras le Seigneur Jésus, et bien plus encore. Es-tu seule quand il te quitte ? Il doit en être ainsi pendant l'absence de Jésus. Soupires-tu après le moment où vous serez toujours ensemble ? Ainsi doit-il en être pour le retour de Jésus. Ferais-tu tout ce que tu peux pour enlever les obstacles et hâter le jour de votre union ? Veille alors à hâter le jour de Son retour. Vois Jésus en tout, et tu trouveras en tout une bénédiction. Regarde constamment à Jésus.
Les voies de Dieu suivent toujours leur cours, bien que parfois nous ne les discernions pas. Puissions-nous croître constamment dans la grâce, et devenir des vases que le Maître pourra utiliser.
J'ai été très éprouvé dernièrement. Cherchant à faire tout pour la gloire de Dieu, je ne fais rien qui ne soit mêlé d'égoïsme et de péché. Oh ! combien Jésus est ce qu'il nous faut ! La justice parfaite pour de misérables pécheurs, une robe glorieuse au lieu de haillons, de l'or pour le pauvre, la vue pour l'aveugle, tout ce qu'il nous faut, tout ce que nous pouvons désirer. Précieux Jésus, puissions-nous T'aimer davantage et montrer mieux notre amour en mourant au monde. Viens, Seigneur Jésus, viens bientôt !