Histoire de la Réformation au temps de Calvin

Chapitre 18
On veut faire servir la mort du chanoine à la ruine de la Réforme

(Du 4 mai au 1er juillet 1533)

5.18

On s’assemble autour du mort – Colère de ses amis – On l’ensevelit – Miracle – On se prépare à écraser la Réforme – L’évêque à Arbois – Le pape lui ordonne de retourner à Genève – Il se décide à y aller – Les mamelouks pressent l’évêque – Les députés du conseil font de même – Deux victoires à remporter – Fribourg demande des poursuites – Berne propose la liberté – Date du 37 mai 1533

La mort de Wernli devait avoir de graves conséquences. Les prêtres allaient montrer ce que c’est que la mort d’un prêtre et les suites terribles qu’elle entraîne. Immoler sur sa tombe les libertés de Genève et la Réformation évangélique, était à leurs yeux le seul sacrifice qui pût apaiser le ciel.

Le lendemain, au lever du soleil, quelques citoyens sortant de leurs maisons, se dirigèrent vers le champ de bataille. Ils aperçurent un homme vêtu comme un guerrier, étendu sur les degrés d’une maison ; une grande épée était à quelques pas. Ils s’approchèrent, ils se baissèrent, ils le touchèrent…, l’homme était roide mort, et… c’était le chanoine, messire Pierre Wernli. Son corps avait été couché toute la nuit dans la rue, sans que personne le remarquât. Le conseiller Chautemps, homme paisible, étant resté dans sa maison, le corps n’avait point été aperçu. La cuirasse portait la marque des coups que le héros des prêtres avait reçus ; ses vêtements étaient ensanglantés et sa figure encore farouche. Ceux qui le considéraient furent émus. Un chanoine, un chef de l’Église, celui qui, la veille encore, avait magnifiquement officié dans Saint-Pierre, au milieu des pompes du culte, a été frappé par des huguenots, — et le voilà sans vie. Quelques-uns coururent porter çà et là cette nouvelle : « Messire Pierre est baigné dans son sang, près du Molard, » c’était le premier mot qu’on se disait. Aussitôt, chanoines, prêtres, moines, mamelouks, huguenots même, quittaient leurs demeures et entouraient le cadavre. « Toute la ville fut troublée, quand on eut trouvé le corpsa » Des dévotes en larmes s’agenouillaient, et se frappant la poitrine, s’écriaient : « O benoît (béni) martyr, sacrifié à Dieu ! » Il prenait place, selon quelques bons catholiques, dans les rangs des confesseurs, qui, comme Thomas Becket, avaient été mis à mort pour avoir honoré la sainte Église romaine. Cette espèce de canonisation révoltait les huguenots : « Quoi ! un prêtre combat avec la hallebarde, il verse le sang de ses concitoyens ; il se fait gendarme et vous en faites un saint ! Reconnaissez plutôt dans sa mort le juste jugement de Dieub. » En ce moment arriva une femme de médiocre apparence, qui se jeta sur le corps en poussant des cris, le prit dans ses bras et fit entendre des sanglots et de longs gémissements. C’est la chambrière du chanoine, disait-on. Le manuscrit qui le raconte donne à cette femme un nom plus significatifc.

a – Registres du conseil des 4 et 5 mai.

b – « Justa Nemesi, gloriosus ille mileS, fœdo ictu… » (Spanheim, Geneva restituta, p. 60.)

c – La sœur J. de Jussie, le Levain du Calvinisme, p. 63. — Registres du conseil. — Msc. de Roset, Chron.

Cette mort était un grand événement et les membres du conseil avaient les appréhensions les plus vives. non seulement Wernli était chanoine, mais il était Fribourgeois, et d’une famille puissante. Quelle ne serait pas la colère de ses concitoyens ! « Si nous avions connu ce meurtre la veille, disaient les mamelouks, le fer eût vengé de ses assassins Messire Pierre et la nuit eût été une nuit de terreur et de mort. » Leur colère eût été telle qu’ils fussent entrés dans toutes les maisons pour faire un massacre général. Mais les hommes habiles du parti, criaient moins fort et pensaient à l’avantage qu’ils pourraient tirer de cette catastrophe. Les mesures les plus extrêmes devenaient maintenant légitimes et la mort du chanoine devait avoir pour résultat le triomphe du pape. Déjà même quelques catholiques réunis autour du cadavre, exploitaient cette scène et découvrant les blessures de Wernli, ils les montraient au peuple et cherchaient ainsi à exciter sa colère. D’autres obtenaient qu’on n’ouvrît pas les portes de la ville, de peur que les huguenots qui avaient croisé l’épée avec le chanoine ne s’échappassent. Quand les réformés apprirent que la ville restait fermée, quoiqu’il fît grand jour, ils se demandèrent si l’on prétendait les égorger, et quelques-uns d’entre eux, se rendirent armés dans la maison de Baudichon de la Maisonneuved.

d – Registres du conseil des 4 et 5 mai. — La sœur J. de Jussie, le Levain du Calvinisme, p. 63, 64. — Msc. de Gautier.

Vers neuf heures, on releva enfin le corps et on l’entra dans la demeure de Chautemps, qui le fit placer décemment sur un lit. On le dépouilla de sa cuirasse, on ôta les taches de sang, on le revêtit de ses plus beaux habits canonicaux et les dévots s’agenouillèrent autour de lui. Il arrivait à tout moment de nouveaux catholiques, hommes ou femmes, qui prenaient la place de ceux qui se retiraient. Le jour même, à cinq heures du soir, une immense procession descendit de Saint-Pierre, pour faire honneur à ce benoît martyr. Quelques prêtres placèrent le chanoine sur un riche brancard, et au moment où ils sortirent de la maison, « le peuple jeta un grand crie. » Des réformés même assistèrent à ce convoi funèbre ; l’inimitié, pensaient-ils, devait cesser devant la tombe. Le corps fut porté dans la cathédrale et enseveli devant le grand crucifix. Le conseil, voulant tenir la balance égale, fit mettre en prison quelques hommes qui passaient pour les plus violents des deux partisf.

e – La sœur J. de Jussie, le Levain du Calvinisme, p. 64.

f – Registres du conseil du 2 juillet 1533. — La sœur J. de Jussie, le Levain du Calvinisme, p. 64. — Froment, Gestes de Genève, p. 59.

Cinq jours après, un héraut de Fribourg, et plusieurs des parents de Wernli se présentèrent en grand deuil et demandèrent qu’on leur remît le corps et qu’on leur donnât une satisfaction éclatante. Le même jour, à cinq heures, le corps fut levé de la nef au milieu d’une foule immense ; et ô prodige inouï !… le chanoine se tint tout droit, et le sang ruissela de ses plaies aussi frais que s’il eût été en vie. « Certes, disait-on, dans la cathédrale, c’est ici un miracle, un témoignage rendu à la sainte foi romaine, pour le maintien de laquelle ce corps a été meurtri. Ce sang demande vengeanceg. » Mais les réformés disaient que toute la papauté est remplie de telles piperies, de telles rêveries, contraires au sens commun, au moyen desquelles les affronteurs déçoivent les simples. Ils croyaient que quand le Fils de Dieu était devenu homme, beaucoup de signes de la puissance divine avaient accompagné ce grand miracle ; que si le soleil agit sur la terre et y transforme un pauvre grain de blé en un épi magnifique, il est bien raisonnable d’admettre que Celui qui a créé le soleil exerce ici-bas quand il le veut son action souveraine, et opère des transformations plus merveilleuses encore. Mais ils ne voulaient pas qu’on mît sur le même rang les interventions du pouvoir suprême du Créateur et les supercheries des hommes. Toutefois, le miracle ayant été approuvé par huit cents témoins, dit la sœur, le corps fut mis dans un cercueil et porté au rivage, tous les prêtres chantant, et les femmes et quelques dévots faisant retentir les airs de leurs gémissements et de leurs cris. Le corps fut déposé dans une barque et transporté à Fribourgh.

g – La sœur J. de Jussie, le Levain du Calvinisme, p. 65.

h – Registres du conseil du 9 mai. — La sœur J. de Jussie, le Levain du Calvinisme, p. 64, 66. — Msc. de Gautier. — Froment, Gestes de Genève.

Alors, les prêtres crurent le moment arrivé de se défaire pour toujours des évangéliques. La Réforme n’avait été d’abord qu’un petit filet d’eau, mais le filet s’était accru tout à coup et était devenu comme un torrent des Alpes qui, si on ne l’arrêtait, renverserait les autels et entraînerait pêle-mêle, les croix, les images, l’eau bénite, les curés et les prélats. Un illustre chanoine ne venait-il pas d’être atteint et emporté par ces ondes dévastatrices ? « Maintenant, disaient les prêtres, doit s’accomplir ce que notre Seigneur a dit aux apôtres : Que celui qui n’a point de glaive, vende sa cette et en achète ! Si nous n’écrasons à cette heure ces maudits luthériens, ils ne cesseront de molester les églises, de piller, de battre, de tuer… Vendons tout, jusqu’à notre besace, pour nous fournir de hallebardes et d’épéesi. » Ils donnaient l’exemple ; ils ne sortaient plus qu’en étant sous leurs robes, bien armés et embastonnés. » Les sœurs de Sainte-Claire et toutes les dévotes de Genève, ravies de voir le clergé dans une telle résolution, s’écriaient : « Ah, si Messieurs les clercs n’étaient si magnanimes, ces loups ravisseurs nous extermineraientj ! » Mais les hommes les plus raisonnables comprenaient que les bâtons des prêtres ne pouvaient suffire. « Le moment est arrivé, disait-on à Genève, à Fribourg, à Chambéry, partout où Rome avait de fervents sectateurs : l’évêque doit revenir dans Genève et reprendre son antique autorité. » Des députés de Fribourg se rendirent à Arbois pour conjurer Pierre de La Baume de retourner dans sa cité épiscopale.

i – La sœur J. de Jussie, le Levain du Calvinisme, p. 66.

jIbid.

Depuis la mort de Besançon Hugues, l’évêque n’avait plus fait de démarches pour récupérer sa puissance. Blessé de ce qui se passait dans sa principauté, il concentrait le dépit dont il était rongé, se résignait à demeurer tranquille et se consolait à Arbois, en y faisant bonne vie. — « J’ai reçu vos chapons, écrivait-il, envoyez-moi des poissons. J’ai fait grosse chère, je suis beaucoup mieux garni de vivres qu’à Genève… » Il n’était au fond ni méchant, ni cruel ; il avait même du goût, des talents, de l’instruction et sa conversation était pleine d’à-propos. Mais il avait deux passions, celle de la table et celle de l’argent ; puis un caractère faible et égoïste, qui le faisait pencher tantôt pour le duc et tantôt pour Genève, et se montrer servile ou tyrannique, selon qu’il espérait obtenir quelque chose par la bassesse ou par le despotisme. Les Genevois et surtout les huguenots, le connaissaient très bien. « Il veut, disait Robert Vandel, chevaucher l’un et mener l’autre à la main, et ne fait rien, sinon pour son profit. »

Les Fribourgeois, arrivés à Arbois, le tirèrent de sa béate tranquillité, troublèrent ses festins et lui représentèrent énergiquement qu’il s’agissait de savoir s’il voulait maintenir le catholicisme dans Genève ou le laisser périr. Ils l’attaquèrent même par des arguments personnels, qu’ils savaient devoir être pour lui d’une grande force. « Retournez dans votre ville, Monseigneur, lui disaient-ils, pour relever votre autorité abattue et pour protéger vos rentes menacées. » Mais de La Baume était très peureux, et eût volontiers résidé partout dans le monde, sauf dans son diocèse et sa principauté. Il pratiquait l’absentéisme d’une manière signalée. « Plusieurs de ces hérétiques ont fait contre moi de grandes menaces, disait-il ; ils me tueront comme ils ont tué ce pauvre Wernlik. » Une voix plus imposante que celle de Fribourg se fit alors entendre.

k – Sordet, Mémoires d’Archéologie, II, p. 19. — Registres du conseil du 19 mai. — Msc. de Gautier.

L’état de Genève était connu dans la catholicité : on s’agitait partout ; le pape Clément VII lui-même était inquiet. Il n’aimait point ces ecclésiastiques qui, suivant l’exemple de Léon X, oubliaient les affaires pour leurs plaisirs. Les catholiques s’imaginaient en quelques lieux que si l’on ruinait la Réforme dans Genève, le contre-coup porterait sur la Réformation en général ; que les autres peuples protestants s’en ressentiraient, et que cette défaite serait le commencement de la fin. De tous côtés des représentations arrivaient au pape, qui, habile politique, avait à cœur de sauver la cour romaine. Il écrivit donc à l’évêque. « Je vous ordonne, lui dit-il, de vous rendre à Genève aussitôt que vous aurez reçu cette bulle, sous peine d’excommunication. N’est-il pas singulier que vous passiez votre vie dans une province étrangère, comme si vous n’étiez pas le pasteur de cette cité. C’est vous qui par votre absence êtes la cause de tous les malheurs qui la désolent… Allez, parlez, agissez… défendez le troupeau que Jésus-Christ et le saint-siège vous ont confié, et arrachez vos brebis au loup ravisseur qui s’apprête à les dévorerl. »

l – Mémoires pour les diocèses de Genève, etc., par le curé Besson, p. 63.

Le pauvre évêque, à la lecture de cette bulle, fut saisi de la plus vive émotion. Il se trouvait entre deux dangers presque aussi grands l’un que l’autre, — le pape qui le menaçait d’excommunication, et les huguenots qui le menaçaient de la mort. Que faire ? Il était poussé de deux côtés. A la fin il prit une décision héroïque, et se décida à obéir au pape. Il quittera donc Arbois, la douce vie qu’il y mène… toutes ses commodités terriennes, et il ira dans cette cité terrible qui lui semble habitée par des bêtes féroces, qui ont soif de son sang. « Seulement, dit-il aux ambassadeurs fribourgeois, obtenez-moi un sauf-conduit de Messieurs de Genève. » Les envoyés fribourgeois étaient fort étonnés d’avoir à demander un sauf-conduit pour un prince qui voulait venir dans sa principauté, un évêque rentrer dans son diocèse. Toutefois ils s’engagèrent à tout.

La mort de Wernli n’avait pas seulement irrité les ennemis de la Réformation, elle avait affaibli ses amis, et occasionné dans Genève une réaction en faveur du catholicisme. Les syndics et le conseil penchaient alors décidément de ce côté, et le retour de l’évêque leur semblait le seul moyen de rétablir l’ordre. « L’évêque n’a pas besoin de sauf conduit, s’écrièrent-ils ; qu’il vienne. Si quelqu’un le menace, nous le punirons si sévèrement, que Monseigneur aura sujet de s’en contenter. » Qu’il a revienne ! qu’il revienne ! » disait-on partout, si ce n’est chez les pieux évangéliques et les fiers huguenots. L’émancipation était à peine commencée qu’une puissante contre-révolution menaçait de l’étouffer. Le 26 mai, le conseil élut Domaine Franc, Étienne d’Adda et Bon Officher pour presser humblement l’évêque et prince de revenir. Ainsi, Genève lui-même s’apprêtait à ensevelir sa Réformation et sa liberté.

D’autres Genevois étaient arrivés à Arbois avant les députés du conseil. Les principaux chefs mamelouks, bannis ou émigrés, qui trouvaient le pain de l’exil amer, étaient partis pour Arbois, dès qu’ils avaient appris la mort du chanoine. Pleins de cette exaspération, agités de ces rêves que les émigrés et les bannis ont d’ordinaire, ils s’efforcèrent de faire partager à l’évêque leurs espérances et leurs haines. « Rien de plus juste et de plus facile, lui disaient-ils, que de mettre les chefs huguenots en prison, comme suspects de l’attentat contre Wernli. On les exécutera, ou si le peuple s’y oppose, on les transportera brusquement dans quelque château de Savoie, comme jadis Lévrier, pour illec en faire à notre plaisir. Dès lors rien ne pourra plus troubler la sainte union de Genève avec la Savoie et avec le pape. » Mais Pierre de La Baume était déjà un peu revenu de l’héroïque résolution, qu’il avait prise après avoir lu le bref du pape. Ces discours violents des mamelouks réveillèrent toutes ses terreurs. « Le Genevois, dit-il, est fier, indépendant, amateur de tumulte ; au moindre mot qui lui déplaît, il court aux armes. Non… Je n’ose a aller à Genève par la crainte que j’ai !… — N’ayez peur, nous vous accompagnerons, répondaient les mamelouks ; les Fribourgeois, de leur côté, vous prêteront main-forte ; les catholiques genevois qui sont dix contre un feront de même ; le duc est décidé à vous soutenir… Impossible que nous n’accablions pas les rebelles. » Le calcul était exact, et l’argument péremptoire. Pierre de La Baume se voyant sommé par le pape et entouré de hallebardes, de troupes, de chevaux et de chariots, se prit de nouveau d’un héroïque courage et se résolut presque à paraître dans la ville des huguenots.

Ce fut alors que les députés genevois arrivèrent ; aussi l’évêque prince leur montra d’abord une humeur très accorte, et répondit d’un air aimable, qu’il retournerait à Genève dans un mois. Toujours inquiet, il cherchait à traîner en longueur. Tant de choses pouvaient arriver dans un mois… peut-être que finalement il ne retournera plus jamais dans sa ville épiscopale ! « Je vous tiens pour mes sujets bien-aimés, dit-il, et je désire me montrer votre vrai et bon prince. » Étienne d’Adda, membre décidé de l’opposition, ne se fiait guère à ces belles paroles. Au fond on jouait un peu la comédie dans le prieuré d’Arbois ; l’évêque avait peur d’aller, et un ou deux des députés préféraient qu’il ne vînt pasm.

m – Registres du conseil des 21 mai, 2 et 23 juin. — Froment, Gestes de Genève, p. 62. — Msc. de Gautier.

Ira-t-il ? n’ira-t-il pas ? Personne ne pouvait le dire. Il y avait certains moments où Pierre de La Baume était disposé à se laisser glisser sur les pentes du Jura ; puis tout à coup il était comme cloué dans son prieuré d’Arbois. Jamais décision ne fut plus difficile à prendre ; il en avait le cauchemar. On se mit alors à délibérer ; ses intimes étaient d’accord avec lui que, s’il voulait simplement rétablir sa résidence dans sa ville épiscopale, il valait mieux n’y pas mettre les pieds. Ce serait toujours à recommencer avec l’indépendance des huguenots, avec l’hérésie des réformés, avec les frayeurs et les émeutes… Le mal serait même pis qu’auparavant, car la cause de la liberté et de la Réforme avaient fait de grands progrès depuis que l’évêque avait quitté Genève. Il lui fallait donc nécessairement remporter deux victoires, s’il retournait ; d’abord, fouler aux pieds les franchises du peuple et se défaire des huguenots ; puis étouffer la doctrine évangélique et chasser les réformateurs et leurs adhérents. Le prince-évêque et ses imprudents conseillers étaient convaincus qu’un coup d’État, et (si l’on peut ainsi parler) un coup d’Église, étaient le seul remède à la situation critique et presque désespérée où les choses se trouvaient. Genève devait reculer jusqu’aux superstitions et à la servilité du moyen âge. Il fallait éteindre le double flambeau d’indépendance politique et de vérité chrétienne qu’une main divine y avait allumé, et mettre ainsi la chrétienté à l’abri de ces perfides lueurs. Mais le timide Pierre de La Baume reculait effrayé devant une œuvre si colossale ; il avait le sentiment de sa faiblesse, et trouvait l’entreprise trop ardue pour lui.

Cependant les ambassadeurs fribourgeois qui se trouvaient à Genève lui préparaient les voies ; ils demandaient hautement ce qu’il se proposait en secret de faire. Admis le 23 mai en présence du conseil : « Nous faisons partie criminelle, dirent-ils, contre tous ceux qui se sont trouvés sur la place du Molard, au moment du meurtre de Wernli, même contre le syndic de la garde et le commandant de la cavalerie. » Ils parlaient avec fierté et exigeaient une satisfaction immédiate. Toute une partie de la population, la plus innocente dans cette affaire, celle même qui avait été attaquée, devait être poursuivie au criminel. C’était une demande énorme. Toutefois les Fribourgeois avaient le verbe haut, et beaucoup de huguenots étaient abattus. Le conseil partagé, intimidé, répondit à la fin qu’il ferait main-forte à M. le lieutenant et à M. le procureur fiscal, pour arrêter tous ceux contre lesquels Messieurs de Fribourg faisaient partie. Ainsi le complot était en bonne voie ; la liberté et la Réforme eurent pourtant un moment de répitn.

n – Registres du conseil du 22 mai 1533.

Deux ambassadeurs bernois, le conseiller Sébastien de Diesbach et le banneret Jean de Weingarten arrivèrent alors à Genève et eurent des conférences avec les hommes de tous les partis. Leurs idées s’éclaircirent peu à peu, et du choc des opinions naquit la vérité. Ils reconnurent que cette situation qui semblait un chaos inextricable, avait pourtant une solution, la liberté. « Nous avons tout vu, tout entendu, dit le sieur de Diesbach ; le seul moyen d’avoir la paix, c’est de permettre à chacun de suivre les mouvements de sa conscience, en telle sorte que personne ne soit contrainto. Que la messe, les fêtes, les images demeurent pour ceux qui les veulent ; mais que la prédication de l’Évangile soit accordée à ceux qui la désirent et qu’on leur assigne à cet effet l’une des sept églises paroissiales. Que personne ne soit méprisé pour aller à la messe. Que chacun demeure en sa volonté et en son franc arbitrep. — De plus, comme l’Ancien et le Nouveau Testament sont le fondement de notre foi et que tous ceux qui suivent l’Évangile ne peuvent se passer de cette lecture, qu’il soit permis au libraire de vendre publiquement la sainte Écriture et quelques autres livres de piété. » Ainsi, liberté pour tous, tel était le grand et salutaire principe proclamé alors dans Genève. Cette théorie qui rend à Dieu l’honneur et donne à l’homme l’indépendance ne devait être généralement admise que deux ou trois cents ans plus tard. Mais nous constatons l’époque, où ce droit a été proclamé. On prétend quelquefois que l’idée d’une liberté pour tous n’est venue qu’au dix-huitième siècle, qu’elle fut mise en avant pour la première fois par des esprits forts d’Angleterre, de France ou de Hollande. Non, la liberté religieuse, comme la liberté politique fit il y a plus de trois siècles à Genève ses premières et saintes réclamations. La Suisse et la Réforme sont ici les premières en date. Ces principes étaient si simples et si vrais que le conseil fut convaincu ; toutefois en face de redoutables adversaires, il craignait sa faiblesse. Les syndics répondirent à Messieurs de Berne : « Demeurez avec nous pour nous aider ! » Le 27 mai 1533, mérite une marque d’honneur dans les annales de la liberté religieuse.

o – Ce sont les expressions mêmes des Registres du conseil du 27 mai.

p – Ce sont encore les mots des Registres.

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