La Ligue, cependant, à mesure qu’elle se sentait plus faible, redoublait de violence. Elle avait appelé à Paris des bandes de soldats espagnols et napolitains, et les prêcheurs, dans un langage obscène ou atroce, demandaient des milliers de têtes. Le prieur de Sorbonne, Jean Boucher, disait qu’il fallait mettre la main au couteau et tout tuer, tout exterminer ; l’évêque Rose, qu’une saignée de la Saint-Barthélemy était encore nécessaire, et que par là on couperait la gorge à la maladie ; le jésuite Commolet, que la mort des politiques était la vie des catholiques, et le curé de Saint-André, qu’il marcherait le premier pour les égorger.
Le pape Grégoire XIV envoya, dans le même temps des monitions aux catholiques de France, menaçant de grièves peines ceux qui avaient prêté serment de fidélité à Henri de Béarn, l’hérétique et l’excommunié. Ces bulles, dignes du siècle de Robert le Dévot, parurent si énormes que les parlements de Tours et de Châlons les déclarèrent scandaleuses, séditieuses, contraires aux droits de l’Église gallicane, et les firent brûler par la main du bourreau.
Mais les six mois au bout desquels Henri IV avait promis de se faire instruire étaient depuis longtemps écoulés. Il y avait près de quatre ans qu’il tenait la campagne, sans avoir vu de progrès sensibles dans ses affaires. Tous les catholiques qui s’étaient attachés à sa fortune le pressaient instamment de changer de religion : les évêques, parce qu’ils étaient impatients de recevoir la récompense de leurs services ; les hommes parlementaires et les membres du conseil privé, parce qu’ils comprenaient mieux la raison d’Etat que des scrupules de conscience. La plupart, du reste, étaient disposés à se contenter de la forme ; il leur suffisait qu’ont pût dire aux masses populaires que le roi de France allait à la messe.
L’abbé Duperron, depuis évêque d’Evreux et cardinal, homme intrigant et délié, orateur disert, parlait dans ce sens à Henri IV, faisant avec lui peu de théologie et beaucoup de politique.
Gabrielle d’Estrées y ajoutait le poids d’une influence plus directe et plus intime. Elle n’aimait pas les calvinistes qui lui avaient souvent adressé de sévères paroles. Le Béarnais, d’ailleurs, subjugué par sa folle passion, lui avait laissé entrevoir la moitié d’un trône. Or, pour se remarier il devait se démarier, ce que le pape seul pouvait lui permettre de faire sans exciter de scandale.
Le roi lui-même, dont l’âme s’était détrempée dans les voluptés, selon l’énergique expression d’un contemporain, et qui n’avait jamais eu de bien solides principes religieux, n’attendait que le jour et l’occasion. La seule question pour lui, depuis son avènement à la couronne, était d’abjurer à propos, c’est-à-dire en gagnant les catholiques sans perdre les réformés.
Parmi ceux-ci, beaucoup de gentilshommes, fatigués de la guerre, se montraient de bonne composition. Sully leur en donnait l’exemple. « De vous conseiller d’aller à la messe, disait-il à Henri IV, c’est chose que vous ne devez pas, ce me semble, attendre de moi, étant de la religion ; mais bien vous dirai-je que c’est le prompt et facile moyen de renverser tous les malins projets. Vous ne rencontrerez plus tant d’ennemis, peines et difficultés en ce monde ; quant à l’autre, poursuivit-il en riant, je ne vous en réponds pas. » Sur quoi le roi se prit à rire aussi.
Sully raconte dans ses Economies royales comment il avait imaginé une théorie qui permettait de passer, en toute sûreté de conscience, de la communion réformée à l’Église romaine. Le roi l’ayant fait appeler un jour de grand matin, le fit asseoir près de son lit, et lui demanda conseil. Sully invoqua d’abord des raisons politiques ; et comme le roi se grattait la tête dans une grande perplexité, il continua en ces termes : « Je tiens pour infaillible qu’en quelque sorte de religion dont les hommes fassent profession extérieure, s’ils meurent en l’observation du Décalogue, créance au symbole des apôtres, aiment Dieu de tout leur cœur, ont charité envers leur prochain, espèrent en la miséricorde de Dieu, et d’obtenir le salut par la mort, le mérite et la justice de Jésus-Christ, ils ne peuvent faillir d’être sauvés. »
C’est là ce qui a fourni à Henri IV son fameux argument du parti le plus sûr, les catholiques affirmant qu’il n’y a de salut que dans leur communion, et les calvinistes avouant qu’on peut se sauver hors de la leur. On verra du premier abord que la question avait été mal posée par Sully : il s’agissait, non de la foi seulement, mais de la bonne foi ; et lorsque tout en parlant de mourir dans l’observation du Décalogue qui défend le faux témoignage, il conseillait au roi de faire un acte de fraude et d’hypocrisie, la moitié de son argumentation renversait l’autre. Evidemment il ne pouvait convaincre qu’un esprit déjà convaincu par des raisons d’un ordre tout différent.
Duplessis donnait des conseils en sens contraire, et avait pris au sérieux l’instruction du roi. Il voulait faire discuter devant lui les points de religion par les docteurs les plus accrédités, et recommencer en quelque manière le colloque de Poissy. Il avait invité les principaux théologiens de la Réforme à étudier, chacun, l’une des questions de controverse, afin que tous arrivassent bien armés devant leurs adversaires. Henri IV, « le plus rusé et le plus madré prince qui fût au monde, » dit Agrippa d’Aubigné, qui avait vécu trente ans dans son intimité, laissa faire Mornay, et l’engagea même à choisir ses champions sans retard.
Les seigneurs catholiques y furent trompés, et offrirent à Mornay vingt mille écus, à condition qu’il ne réveillerait plus les scrupules du roi. « La conscience de mon maître n’est pas à vendre, leur dit-il, et aussi peu la mienne. » Belle réponse ; malheureusement elle n’était vraie que d’un côté.
Désespérant de le séduire, les politiques supplièrent Henri IV de l’éloigner de sa personne. Mais survenant tout à coup dans un de leurs conciliabules : « Il est dur, messieurs, dit Mornay, d’empêcher un maître de parler à un fidèle serviteur. Les propos que je lui tiens sont de telle sorte que je les lui puis prononcer à haute voix devant vous tous. Je lui propose de servir Dieu en bonne conscience, de l’avoir devant les yeux en toute action, d’apaiser le schisme qui est en son Etat par une sainte réformation de l’Église, d’être un exemple à toute la chrétienté, à toute la postérité. Sont-ce là choses à dire sous la cheminée ? Vous voudriez que je lui conseillasse d’aller à la messe ? Vous lui faites tort de croire qu’il en fît rien pour cela. De quelle conscience le lui conseillerais-je, si je n’y vais le premier ? et quelle religion, si elle se dépouille comme une chemise ? »
Etonné de tant de courage et de vertu, le maréchal d’Aumont s’écria : « Vous valez mieux que nous, monsieur Duplessis, et si j’ai dit, il y a deux jours, qu’il fallait vous donner du pistolet dans la tête, je dis aujourd’hui tout au rebours qu’il vous faut dresser une statue. »
On sera surpris que le judicieux Mornay, qui avait vu le roi de si près et depuis si longtemps, ait eu une si bonne opinion de sa fermeté. Mais il avait la naïveté sublime des hommes de grande foi ; et puis Henri IV apporta dans cette affaire, on a regret à le dire du plus populaire de nos rois, une duplicité consommée. Il était allé jusqu’à inviter les réformés de France à se mettre en jeûnes et en prières pour supplier Dieu de bénir les prétendues conférences qui allaient s’ouvrir, et il avait dit aux pasteurs assemblés à Saumur : « Si vous apprenez de moi quelque excès, vous pouvez en croire quelque chose ; car je suis homme, sujet à de grandes infirmités ; mais si l’on vous dit que je me suis détraqué de la religion, n’en croyez rien : j’y mourrai ! » A trois mois de là, il abjurait à Saint-Denis.
Le 22 juillet 1593, l’archevêque de Bourges et d’autres dignitaires du clergé romain se rendirent auprès du roi. Il avait été convenu qu’ils parleraient seuls. On en a une curieuse preuve dans une lettre où l’évêque de Chartres était averti qu’il pouvait venir en assurance, sans se mettre en peine de théologie. Pour plus de sûreté, on avait éloigné Mornay.
Plus tard Henri IV expliqua par une pointe l’exclusion des pasteurs. Son parti était pris d’avance, disait-il ; pourquoi donc exposer les avocats de la Réforme à une infaillible défaite ! S’ils étaient venus aux conférences, les évêques se vanteraient de les avoir vaincus ; en n’y venant pas, les pasteurs conservaient le droit de dire qu’ils n’avaient pas été entendus. C’est ainsi que se traitent quelquefois les plus sérieuses affaires de ce monde.
Le 23 juillet, l’archevêque de Bourges fit au roi un discours qui dura de six à onze heures du matin. Le Béarnais ne l’interrompit de temps à autre que pour demander quelques éclaircissements ; au reste, s’il élevait une objection, il prenait soin d’ajouter qu’il se soumettait entièrement à l’autorité de l’Église romaine : méthode plus digne d’un philosophe railleur que d’un roi. C’était une scène arrangée d’avance. Henri IV avait écrit à Gabrielle d’Estrées : « Je commence ce matin à parler aux évêques. Ce sera dimanche que je ferai le saut périlleux. »
On avait préparé un acte d’abjuration dans lequel le roi rejetait l’une après l’autre toutes les doctrines de la foi réformée. Mais il ne voulut point le signer, et l’on se contenta d’une vague adhésion en six lignes aux articles de l’Église romaine. Néanmoins, par une fourberie qui ressemble à un acte de faussaire, et qui peint les mœurs du temps, Loménie contrefit la signature du roi sur le premier des deux formulaires qui devait être envoyé au pape.
Le dimanche, 25 juillet 1593, à huit heures du matin, le roi se présenta au grand portail de l’église Saint-Denis, accompagné des princes et des officiers de la couronne. A l’entrée étaient les prélats qui l’attendaient avec la croix, le livre des Évangiles et l’eau bénite. « Qui êtes-vous ? lui dit l’archevêque de Bourges. — Je suis le roi. — Que demandez-vous ? — Je demande à être reçu au giron de l’Église catholique, apostolique et romaine. — Le voulez-vous sincèrement ? Oui je le veux et le désire. » Alors, se mettant à genoux, il prononça la formule convenue, et l’archevêque lui donna l’absolution et la bénédiction. Les prêtres chantèrent la grand’messe, et pour terminer la cérémonie, le cardinal de Bourbon apporta au roi le livre des Évangiles à embrasser.
Voilà ce qu’on a nommé la conversion de Henri IV ; affaire de politique, influence de femmes, fiction de prêtres, fausseté du commencement à la fin.