Je dis d’abord que la solidarité est présente à tous les degrés de notre développement moral, par conséquent étroitement liée à l’exercice de notre liberté qu’elle n’en est donc pas antagoniste, mais condition. Et je remarque tout de suite que si vous mettez la liberté en mouvement la première chose qu’elle fera sera de former une solidarité. La liberté n’est pas la faculté de créer ici et là, sur le champ de l’existence, tantôt un fait, tantôt un autre, qui, comme des blocs erratiques, resteraient sans liens entre eux, sans effets après eux ; la liberté c’est, au contraire, la faculté de créer des séries nouvelles, des séries qui se poursuivent indéfiniment. La liberté est une force qui commence du nouveau, et qui le poursuit. Les actes libres ne sont pas isolés, ils engendrent, ils se perpétuent d’homme à homme, de génération en génération. Ce sont des semences qui se propagent et grandissent. Chaque acte de liberté a sa lignée après lui, lignée bénie ou lignée maudite, mais lignée toujours. En sorte que la liberté aboutit toujours à la solidarité. La solidarité est le fruit, l’œuvre par excellence de la liberté. Analysez un fait quelconque de solidarité, vous y trouverez toujours une liberté qui l’a fait naître et des libertés qui l’ont fait grandir. Les individualités les plus libres, les plus indépendantes, ce sont celles qui ont exercé l’influence la plus profonde, la plus étendue sur leurs contemporains et leurs descendants. Ceux qui semblent avoir le moins subi l’action de la solidarité sont ceux qui en ont le plus accru la puissance.
Qu’est-ce qui met des barrières entre les nations, des entraves au mouvement de solidarité et de fraternité qui entraîne le monde contemporain ? N’est-ce pas l’interdiction de la liberté, ou seulement sa diminution (douanes, taxes, prohibitions, passeports, toutes les gênes de la libre circulation, de la libre réunion, de la libre prédication, de la libre parole, de la libre pensée, en un mot du jeu libre des idées, des croyances, des exemples et des intérêts) ? Donc diminuer la liberté, c’est diminuer la solidarité et, au contraire, augmenter la liberté c’est augmenter la solidarité. Que toutes les barrières tombent, que toutes les gênes disparaissent, que le libre échange des marchandises, des opinions, des expériences et du savoir soit institué sur la terre entière, et l’on verra de plus en plus les peuples mêler ensemble leur destinée, souffrir des mêmes maux, se réjouir des mêmes joies, se compléter mutuellement, vivre d’une vie commune, enfin devenir plus effectivement, plus complètement solidaires. La liberté n’est donc point antagoniste de la solidarité. Plus vous mettez de liberté dans le monde, plus vous y faites de solidarité.