L’expérience chrétienne en tant que rédemption

La solidarité nécessaire à la formation et à l’exercice de la liberté

Je remarque ensuite que la thèse inverse est également vraie. Si la liberté crée la solidarité, la solidarité à son tour crée la liberté. Les faits prouvent que l’être libre ne peut se former sans le secours de la famille et de la société, c’est-à-dire sans le secours de la solidarité. Qu’on suppose l’impossible : un individu venant au monde seul, dans l’état de faiblesse où nous naissons. Que sera sa liberté ? Il n’aura pas même celle de vivre. La liberté individuelle toute nue, n’ayant qu’elle-même pour se réaliser est, à ses débuts au moins, la faiblesse même. Or la nature n’est point bienveillante aux faibles ; elle a bientôt fait de les anéantir. Il faut à l’homme pour grandir comme pour naître l’abri de la famille ; il lui faut donc pour exister le travail et l’amour d’autrui. Ce qui l’affranchit des puissances aveugles et fatales de la matière, c’est l’association des faiblesses et des libertés individuelles, c’est-à-dire la solidarité. Et, chose remarquable, ce qui affranchit l’homme de cette solidarité elle-même (Je veux dire de l’association et du milieu social) c’est encore la solidarité. Plus la solidarité augmente, plus nombreux et forts sont les liens de l’individu avec les individus et les peuples dans le passé et dans le présent, plus augmente aussi la liberté individuelle. Comment cela ? C’est que les traditions contraires, les exemples et les influences antithétiques se neutralisent en lui d’autant mieux qu’elles sont plus nombreuses et plus accentuées ; elles éveillent l’esprit d’examen et laissent l’individu libre et maître de lui. Ce sont les solidarités restreintes et pauvres (du village, du clocher, du parti) qui font les individualités captives. Ce qui fait la force, la richesse, la liberté de l’individu, ce n’est pas d’arriver en ce monde table rase, ce n’est pas de rencontrer autour de lui le vide ou le néant ; c’est au contraire d’apporter en naissant un trésor, déjà acquis par l’hérédité d’aptitudes variées et fortes, c’est de se développer, dans un milieu riche en idées, en science, en pouvoir. Aussi prenez une liberté active et vivante, une individualité bien marquée, la plus indépendante et la plus originale que vous puissiez trouver, vous découvrirez toujours une solidarité qui l’a préparée et tenue ; et dans la presque totalité des cas, la force de l’individualité sera corrélative à la force de cette solidarité. Vinet l’a dit avec raison : Robinson lui-même n’est pas seul dans son île ; toute une civilisation y est avec lui représentée par les épaves du navire, et bien plus encore par Robinson lui-même, qui est un produit manifeste et infiniment complexe d’une solidarité antécédente.

De ce double fait : que la liberté crée la solidarité, et que la solidarité crée la liberté, nous concluons qu’il n’y a point d’opposition radicale, point d’antagonisme de fond entre l’une et l’autre. Elles sont toutes deux nécessaires à la vie morale, puisqu’elles s’engendrent mutuellement. Il en résulte que la solidarité n’est pas seulement une loi de nature, un fait physique et nécessaire qui doit être surmonté ou vaincu ; elle est une puissance créatrice du bien moral, une loi morale, ressortissant comme telle à la sphère morale et à l’appréciation de la conscience.

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