L’expérience chrétienne en tant que rédemption

La liberté individuelle se confirme et s’achève dans le devoir de la solidarité morale

Ceci nous apparaîtra plus clairement encore lorsque nous nous serons convaincus que la solidarité fait partie intégrante de la vocation humaine et que, loin de devoir tendre à l’isolement individuel, l’homme a pour but de tendre à la solidarité morale.

Que nous dit en effet la conscience morale ? Que nous devons nous séparer de nos frères par une individualisation qui coupe tous les liens de la solidarité humaine ? J’en doute fort, ou plutôt je sais tout le contraire. Lorsque l’Evangile prononce : « Tu aimeras, ton prochain comme toi-même » il ne fait qu’articuler ce que balbutie la conscience. Elle trouve dans ce commandement tout ce qu’elle peut dire elle-même sur ce sujet. Elle résume tous les devoirs à l’égard des hommes dans le devoir de les aimer. Or qu’est-ce qu’aimer ? Au sens austère de la conscience morale, d’accord en ceci avec la conscience chrétienne, aimer, c’est se donner. Qu’est-ce à dire, sinon que la conscience qui affirme si hautement le droit et la dignité de l’individu, qui lui attribue une valeur unique et suprême, cette même conscience commande à l’individu de s’oublier soi-même, de se donner soi-même, de se sacrifier soi-même pour le prochain. Elle affirme donc à la fois et dans le même temps, le droit de l’individualité et le droit de la solidarité ; c’est peu dire : elle donne à l’individualité le devoir de solidarité ; elle n’érige et ne dresse l’individu qu’afin qu’il se perde librement par l’amour dans la solidarité. La conscience ne voit donc pas de contradiction, ni d’antagonisme entre l’individualité et la solidarité ; et en réalité, sur ce terrain, il n’y en a pas.

En effet, si, pour se donner il faut s’appartenir, on peut bien affirmer que la preuve qu’on se tient, qu’on s’appartient, qu’on se possède, c’est qu’on se donne. En sorte que le devoir de la solidarité, loin d’être la négation du droit individuel, en est la preuve et la consécration. L’individu se sacrifiant ne s’annule pas, il s’affirme ; il affirme sa liberté dans l’acte même du sacrifice qu’il consomme librement. L’immolation volontaire de lui-même pour les autres est l’acte le plus héroïque de sa volonté, la constatation la plus éclatante de son indépendance et de son autonomie personnelles. La solidarité morale est donc la condition de l’individualité morale, puisqu’elle lui donne l’occasion de s’affirmer d’une manière décisive et suprême ; et l’individualité morale est la condition de la solidarité morale, puisqu’il n’y a point de solidarité morale s’il n’y a sacrifice consenti, c’est-à-dire don individuel et volontaire.

Qu’on se représente de plus ce que serait la vie humaine si chaque individu s’appartenait de la sorte, se donnait de la sorte, c’est-à-dire accomplissait la grande loi d’amour. Chacun se donnant à tous, aurait pour conséquence que tous se donneraient à chacun. La devise suisse : « Un pour tous, tous pour un » deviendrait une réalité sociale. La richesse de tous profiterait à tous ; chacun serait fort, éclairé, heureux de la lumière, de la force, du bonheur de tous. La solidarité se trouverait consommée dans le triomphe de l’individualité ; l’individualité serait consommée dans le triomphe de la solidarité. A cette hauteur, plus de contradictions, plus de problèmes, mais la pleine harmonie. Or cette hauteur est celle du simple devoir qui nous est imposé par la conscience qui consacre à la fois le droit individuel et le devoir solidaire et qui, sans les mêler, sans les amoindrir, sans les nier l’un par l’autre, les consomme l’un par l’autre. L’idéal pour l’homme n’est donc pas de détruire la solidarité et de s’en affranchir, mais au contraire de la réaliser parfaitement par la liberté.

A tous ces points de vue que je rappelle ici :

pour toutes, ces raisons, il est impossible de reléguer la solidarité au nombre des lois ou des faits de nature qui ne relèvent pas de l’ordre moral. La solidarité est une loi de l’ordre moral sur laquelle la conscience est appelée à se prononcer.

La question que l’on tentait d’esquiver revient donc plus impérieuse que jamais. La solidarité, avec toutes ses conséquences d’expiation et de récompense substitutives, fait donc bien partie de l’univers moral, elle est une loi de l’univers moral. Cependant on peut se demander encore : est-elle condamnée ou approuvée par la conscience morale ? En un mot : est-elle juste ? Car le fondement de l’ordre moral, c’est la justice.

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant