L’expérience chrétienne en tant que rédemption

La solidarité approuvée par la conscience

Or je prétends qu’elle est juste, et que la conscience l’approuve. Je dis qu’en fait et je vais le prouver tout à l’heure — la conscience humaine n’a jamais protesté contre la substitution individuelle, inévitablement liée à la solidarité humaine. En fait, nous rencontrons à chaque instant dans la vie des peuples cette transmission, cette réversibilité des responsabilités individuelles — qui est proprement la substitution — et nous n’avons pas un moment l’idée de nous en indigner. Au contraire, nous la postulons, nous la réclamons au nom de la justice même. Nous trouvons tout simple et très juste (j’insiste sur ce mot) que les nations recueillent ce qu’elles ont semé ; c’est pour notre sentiment moral non pas un scandale, mais une satisfaction de constater qu’il en est ainsi. Qui trouve injuste que l’Espagne moderne (pour en revenir aux exemples cités précédemment) hérite de toutes les fautes, de tous les crimes qu’elle a commis au XVIe et au XVIIe siècles ? Qui se scandalise de voir les Etats Unis d’Amérique expier, dans des flots de sang et dans toutes les horreurs d’une guerre intestine, les crimes de leurs pères qui avaient jeté dans leur constitution une semence d’esclavage ? On ne trouve pas cela plus injuste que de les voir bénéficier encore aujourd’hui des institutions libérales et bienfaisantes fondées par ces mêmes ancêtres ; ou de voir l’Espagne moderne jouir encore du patriotisme et de la vitalité nationale dont l’avait dotée l’Espagne du XVIe siècle. Pour estimer cela injuste, il faudrait réformer l’histoire, plus que cela, il faudrait réformer la conscience humaine. La conscience humaine, en effet, n’a pas seulement accepté et compris ces hérédités fatales ou bénies ; elle les a réclamées, elle les réclame encore. C’est ce qu’elle appelle la justice de l’histoire. Si sous nos yeux un peuple profite du crime de ses ancêtres, la conscience appelle le jour vengeur de Dieu ; elle y compte, elle l’attend ; s’il tarde trop, elle s’indigne et frémit.

Quand un historien ne nous fait voir dans la suite des événements qu’une fatalité aveugle, qu’une succession de hasards et de surprises, qu’un triomphe constant du plus habile et du plus fort, nous sentons qu’il démoralise l’histoire et notre conscience froissée proteste. Mais qu’il se mette à un point de vue plus élevé et plus juste, qu’il rende sensible à nos veux non seulement l’enchaînement des causes matérielles, mais aussi celui des causes morales, c’est-à-dire celui qui unit les malheurs des peuples avec leurs fautes, et leur prospérité avec leurs vertus, — qu’il nous révèle la moralité sous-jacente de l’histoire, alors la conscience satisfaite respire librement. La solidarité n’est donc pas indifférente à la conscience, la conscience la réclame au nom de la justice. Et qu’on y prenne garde, la conscience ne réclame pas seulement la solidarité comme solidarité, mais comme substitution.

Si je cesse, en effet, de me placer au point de vue collectif, pour me placer au point de vue individuel, cette solidarité n’est pas autre chose qu’une substitution. Sous les termes généraux : l’Espagne du XVIe siècle et l’Espagne du XIXe, l’Amérique des premiers jours et l’Amérique du temps présent, il y a des personnes, des consciences individuelles tout à fait distinctes et séparées, tout à fait étrangères les unes aux autres. Quelle part avez-vous eue, par exemple, vous, Français et protestants du XIXe siècle, descendants non des persécuteurs mais des persécutés, à la révocation de l’Edit de Nantes ? Vous avez pourtant une part dans l’expiation et, avec, tout votre peuple, vous subissez les conséquences de la faute commise au XVIIe siècle ; c’est peu dire : avec vous tout le protestantisme de langue française, et cela par une solidarité générale qui, dans chaque cas particulier, se trouve être une expiation substitutive individuelle ? Et ce que je dis pour la France, et le protestantisme français, vaut pour l’Espagne, l’Amérique, et, vous le sentez bien, pour tous, les cas analogues, vaut universellement9.

9 – Autre point de vue : la sympathie, l’amour, le sacrifice qui sont solidaires quant à l’ensemble, substitutifs quant à l’individu, sont-ils, oui ou non, permis, autorisés par la conscience ? — Ils sont donc une injustice, que la conscience justifie.

Ce n’est pas tout. La conscience ne se borne pas à approuver et à réclamer l’application de la loi de solidarité dans le domaine moral collectif, comme la justice même ; elle fait plus : la conscience exerce elle-même constamment cette justice dans chaque individu. Il ne s’agit plus ici de la faute d’un homme ou d’une génération, expiée par d’autres hommes et d’autres générations ; mais du phénomène corrélatif et inverse, je veux dire : de l’accusation de culpabilité que prononce la conscience sur une faute, ou sur les conséquences d’une faute que, strictement parlant, l’individu n’a pas commise et dont la responsabilité devrait, semble-t-il, tomber sur d’autres. Or nous allons voir que la conscience (la conscience morale et surtout la conscience religieuse) va jusque là, c’est-à-dire qu’elle rend un homme responsable d’une faute et des conséquences d’une faute qu’il n’a pas personnellement commise.

Les théologiens, ont enseigné que la faute d’Adam avait été imputée à tous ses descendants10. Ce dogme, qui a suscité tant de graves objections et d’indignations légitimes, ne tient pas debout d’une manière absolue, mais, comparé avec les faits, il faut reconnaître qu’il renferme une part de vérité. Prenez garde en effet, que ce ne sont pas seulement nos actions que juge la conscience, mais aussi nos sentiments. Je dirai volontiers qu’elle ne juge au fond que nos sentiments, car c’est par le sentiment que nos actes sont qualifiés. Or, souvent, l’acte que nous avons accompli, est un acte bon en soi (héroïsme, abnégation, dévouement) et dans ses conséquences. Il est jugé tel par les hommes ; il nous attire l’éloge et l’admiration. Mais une voix intérieure, austère et triste, entendue de nous seuls, trouble ce concert universel de louanges. C’est la voix incorruptible de la conscience qui condamne, non l’acte, mais nous-mêmes, parce qu’elle connaît les motifs qui l’ont inspiré, et que ces motifs (vaine gloire, désir de paraître), c’est-à-dire nos sentiments, au moment même où nous accomplissions le devoir, n’étaient pas purs mais mauvais. Notre acte est bon ; un saint parfait ne l’eût pas accompli autrement ; mais il l’eût accompli pour d’autres et de meilleurs motifs, avec d’autres et de meilleurs motifs ; et ce sont justement ces motifs et ces sentiments que juge la conscience.

10 – Imputée, non seulement par l’hérédité et en tant que déchéance mais en tant que coulpe.

Or qu’implique cela ? C’est que la conscience ne juge pas, au fond, telle détermination particulière, tel acte facultatif de notre volonté, mais notre intérieur, notre être intime lui-même ; non le fruit de l’arbre, mais l’arbre ; non ce qui sort du cœur, mais le cœur ; non ce qui est fait par nous, mais nous-mêmes. Le jugement dont ma conscience porte le témoignage ne fait pas la différence entre ce qui est de moi et ce qui n’est pas de moi dans la vie morale. Elle apprécie ce que je suis, tout ce que je suis, sans s’inquiéter de la manière dont je suis devenu ce que je suis, sans séparer ce que j’ai reçu par la solidarité de ce que j’y ai ajouté moi-même par la liberté. Elle ne dit point : ceci vient des ancêtres ou des circonstances, et cela vient de toi ; elle ne me dégage point de ce que j’ai reçu par les ancêtres, qui m’a été imposé par l’hérédité, en me chargeant seulement de ce que j’ai fait ou n’ai pas fait moi-même librement. Je suis jugé par le témoignage de la conscience dans mon être entier, dans mon unité personnelle indivisible, dans mon individualité humaine totale. Il ne me permet pas d’essayer de faire une distinction qu’il ne fait pas lui-même. Si j’entreprends de prononcer que je ne suis pas responsable de tous mes actes, de tous mes sentiments, de tous mes motifs, et qu’il en faut mettre une part au compte des ancêtres et du milieu, cela va bien, cela est légitime tant que l’intelligence seule est en question, tant que le départ s’opère dans l’ordre intellectuel. Dès que je fais intervenir le jugement moral de la conscience elle-même, dès que je me mets au point de vue pratique qui est le point de vue moral, toutes ces distinctions s’effacent ; que dis-je, elles apparaissent devant la conscience comme des tentatives coupables d’atténuer son verdict. Que les autres plaident en ma faveur des circonstances atténuantes, ils font bien : c’est la société prenant sa part de responsabilité dans la faute de l’un de ses membres. Mais que dans mon for intime, en esprit, en vérité et en pratique, j’essaie de me justifier de la sorte, je ne puis. La preuve ? C’est que le verdict d’acquittement n’est pas prononcé ; il n’y a pas décharge effective de responsabilité ; il n’y a pas sentiment de justification. J’insiste sur ce mot. Je puis me justifier intellectuellement par des considérations de ce genre, parce que dans le domaine intellectuel j’analyse et je sépare théoriquement ce que le fait pratique unit, je ne puis me justifier moralement de la sorte, je veux dire en esprit et en vérité, dans la réalité du sentiment moral, parce que dans le domaine moral (ou du sentiment moral) je suis soumis à une expérience imposée, c’est-à-dire à un juge et à un tribunal qui n’est pas moi-même (mon idée). En fait, en réalité morale, dans mon for intime, le jugement dont ma conscience est l’organe porte sur moi, moi seul, moi tout entier, moi tel que je suis.

Cela est vrai surtout de la conscience religieuse, et nous avons dit pourquoi. Mais j’incline à croire que cela l’est aussi de la conscience morale elle-même, et je suis conduit à cette conclusion par les deux considérations suivantes :

Et pourtant il faut le reconnaître, en nous laissant juger de la sorte nous nous laissons imputer, soit en bien, soit en mal, ce qui est en nous le fait d’autrui. Le vice ou la vertu d’autrui (de ceux qui ont contribué à nous faire ce que nous sommes) nous sont imputés comme si nous en étions personnellement responsables. Chacun de nous est un produit, le résultat de la collaboration des siècles et des générations ; j’ai suffisamment insisté sur ce point pour n’être pas obligé d’y revenir. Et la question se pose : pourquoi le jugement dont ma conscience est l’organe ne distingue-t-il pas ce qui est moi de ce qui n’est pas moi ? Pourquoi confond-il toute mon activité morale, tout mon être moral dans un verdict absolu ? Pourquoi le grand principe de la justice ne s’applique-t-il pas ici ? En un mot, pourquoi cette injustice ? contre cette injustice, n’est-ce pas aussi la conscience morale qui proteste ? C’est donc la conscience morale qui proteste contre elle-même, qui se déchire et qui se rompt en moi-même.

Le problème, de stade en stade et de constatation en constatation, n’a fait que s’aggraver. Le conflit entre la loi de solidarité, devenue loi du monde moral et le tribunal même du monde moral qui l’applique, ce conflit est aigu et violent. Est-ce de la conscience qu’il faut douter ou de la solidarité ?

Je réponds ni de l’un, ni de l’autre. Toutes deux sont des faits que rien n’abroge ; mais il faut introduire ici une donnée nouvelle, qui à la vérité, n’est pas entièrement nouvelle puisqu’elle est impliquée à la fois par la conscience et par la solidarité, qui justifie la conscience en expliquant la solidarité, savoir : la réalité et l’unité de l’espèce humaine. Que faudrait-il, en effet, pour que le témoignage de la conscience, englobant une nature (ce qui n’est pas moi) et ma liberté (ce qui est moi) dans une même responsabilité, fût d’accord avec lui-même, c’est-à-dire avec la justice ? Il faudrait que d’une manière ou d’une autre je fusse, moi, dans ces générations antérieures qui ont produit ma nature, et que ces générations elles-mêmes fussent en moi. Il est clair que si j’étais contenu dans le passé et que si le passé se perpétuait en moi, la contradiction (l’injustice) qui nous choque serait écartée. Il n’y aurait plus antagonisme ou disparate entre l’observation scientifique (le fait) qui rattache la provenance de mon être moral aux générations précédentes et le témoignage de la conscience qui m’en fait responsable. Ce que je juge intellectuellement n’être pas moi, serait en réalité moi quand même. Le jugement intime de la conscience et le jugement extérieur de la science seraient d’accord.

Mais que signifie cette existence de l’individu actuel dans les générations antécédentes et cette existence des générations antécédentes dans l’individu actuel ? N’est-ce pas un pur impossible, un pur incompréhensible ? Incompréhensible, je l’accorde ; impossible, non, puisque c’est une chose que personne ne peut ni ne pourra jamais démontrer, je l’accorde, mais que tout le monde suppose en fait, dont chacun parle, que nous ne sommes pas seuls à admettre, que la science (biologique et embryologique) postule de toutes parts comme nécessaire à l’explication de la vie, ce quelque chose, c’est l’espèce, la réalité et l’unité de l’espèce.

Il y a une espèce humaine, et ce n’est pas une abstraction, une généralisation, une simple idée, obtenue par la comparaison de plusieurs êtres individuels ; c’est une génération des êtres les uns par les autres. Ce n’est pas non plus un total, constitué par la somme, par l’addition mécanique des individus qui ont paru ou qui paraîtront sur la terre ; c’est je ne sais quoi de réel et de vivant qui précédait et dont procèdent les individus, et qui dans le temps ne se rencontre pas en dehors, indépendamment des individus11 ; un je ne sais quoi qui forme les individus et qui est formé par eux ; qu’on peut séparer des individus par la pensée, mais qui n’en peut être séparé dans la réalité ; quelque chose enfin qui répond exactement à ce postulat que nous exprimions tout à l’heure : l’existence des individus actuels dans les générations antérieures et la continuation des générations antérieures dans les individus actuels.

11 – Analogies biologiques et embryogénétiques (cellule germinative, protoplasme germinatif, qui semble se transmettre par la génération et qui est le premier apparent et formé au premier stade de l’embryon).

Nous entrons ici dans un domaine obscur, inabordé et probablement à jamais inabordable par l’observation directe : le domaine de la vie, ce mystère par excellence. Il ne nous appartient pas de le vouloir élucider. Les lumières qui peuvent encore nous parvenir et qui nous sont déjà parvenues nous viendront surtout du côté des sciences biologiques interprétées par les intuitions de l’amour. Je répète seulement que pour elles, l’existence, la réalité de l’espèce est un postulat aussi nécessaire au point de vue de l’explication de la vie qu’il l’est pour nous en ce moment au point de vue moral de la justice. Les sciences morales et les sciences naturelles réclament toutes deux une solidarité qui se fonde sur la réalité de l’espèce. Le point sur lequel je tiens à insister encore est celui-ci : c’est que l’individu n’est pas absolument distinct et séparé de l’espèce ; il n’est pas d’une autre substance que l’espèce ; il est dans l’espèce, comme l’espèce, est dans l’individu ; il n’est individu que parce qu’il est homme. De même l’espèce n’est pas une quantité distincte ou un être étranger à l’individu, sans autre rapport avec lui qu’un lien fortuit et extérieur de succession, il n’est homme qu’en tant qu’individu. L’espèce n’est pas quelque chose qui existe à part, en dehors des individus, qui puisse avoir une volonté, une responsabilité, une vie morale indépendantes des individus. Elle n’existe que dans les individus, elle ne se manifeste que par eux, comme les individus n’existent que dans l’espèce et ne se perpétuent (ne s’engendrent réciproquement) que par elle.

Il suit de là que ce qui est le fait de l’espèce est le fait des individus aussi, et que ce qui est le fait des individus devient également le fait de l’espèce. La faute, la responsabilité de l’espèce (laquelle n’a jamais été réalisée que par des individus), deviennent la faute et la responsabilité des individus. La faute, la responsabilité des individus (lesquels n’ont jamais existé que par l’espèce) deviennent la faute et la responsabilité de l’espèce. Car si, d’une part, les individus font l’espèce, de l’autre, l’espèce fait les individus.

Comment se représenter cette existence des individus dans l’espèce et de l’espèce, dans les individus12 ? C’est là, je le répète, que commence le mystère, parce l’inreprésentable. Nous n’avons pas d’images, pas de représentations sensibles pour cela. Nous n’avons que des notions abstraites. Mais ce mystère n’a rien de contradictoire. Au contraire, il est en biologie ce que l’éther est en physique13, le postulat explicatif nécessaire posé par toutes les sciences qui s’occupent de la vie (soit morale, soit physique). Et s’il est vrai que nul n’a vu l’éther, ou l’atome, et que néanmoins tout le monde en parle, à plus forte raison faut-il parler de l’espèce qui est infiniment moins hypothétique que l’éther ou l’atome, car elle est presque visible dans la solidarité.

12 – On appellera cela du nom que l’on voudra : réalisation, phénoménisation de l’espèce par les individus, et des individus par l’espèce. Ce qui facilitera peut-être la compréhension c’est l’analogie suivante, qui je crois est adéquate : Nos membres, nos organes, nos cellules, sont à l’unité personnelle que nous représentons, ce que des individualités humaines sont à l’humanité, envisagée comme l’humanité totale, la vraie et complète personne humaine. Tout ce que nous venons de dire des rapports de l’espèce et de l’individu, est vrai des rapports de nos organes et de notre personnalité. C’est la même concomitance, la même immanence, et pourtant la même distinction nécessaire. Nous n’existons que par les cellules de notre organisme, comme celles-ci n’existent que par nous. Supprimez l’un des termes, vous supprimez l’autre.

13 – Exemple malheureux, puisque que l’on sait aujourd’hui que ce fluide, supposé par Maxwell pour appuyer sa théorie des vibrations lumineuses, n’a pas d’existence réelle. CR.

Or la réalité et l’unité de l’espèce expliquent intellectuellement et justifient moralement la solidarité, fait naturel et fait moral, loi morale, et loi naturelle de l’histoire.

Il y a une justice en fonction individuelle, elle est aussi incomplète que l’individualisme même (non fausse mais incomplète, et se fausse quand on la tient pour totale). Il y a une justice en fonction humaine, elle est aussi complète que la solidarité des individus dans l’espèce. Nous y accédons dans la mesure où, par l’amour, nous entrons dans la solidarité. Pour celui qui aime, tout le bien qui est à moi est à toi, et tout le mal qui est à toi est à moi. L’injustice individuelle devient justice parce que, le point d’appui étant solidariste, on se place naturellement au point de vue de l’espèce.

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