La loi morale ne peut commander à l’homme et à la société qu’à la condition d’être elle-même l’expression de l’idéal de la personnalité humaine créée à l’image de Dieu. La loi n’aurait donc plus sa véritable signification, son immortelle valeur, si on ne la concevait que comme une collection de commandements et de préceptes isolés. Appelée à saisir l’homme tout entier dans toutes ses relations et toutes ses affections, celles du ciel et de la terre, celles de Dieu et des hommes, il faut qu’elle soit et qu’elle exprime l’idéal de la nature humaine. Et cependant, que de divergences et de contestations rappelle la loi morale ! Lorsqu’il faut définir le souverain bien, c’est-à-dire, l’essence elle-même de la loi, les hommes ne savent que se diviser et se contredire ! Les uns la font consister dans la recherche du bonheur, les autres dans l’indépendance à l’égard de tous les biens de ce monde, d’autres encore dans l’intérêt bien entendu ; il en est même qui l’ont conçue comme la ressemblance avec Dieu. Si l’étude de la morale rappelle de si nombreuses contradictions, c’est qu’on a oublié qu’avant de déterminer le souverain bien, il fallait s’entendre au préalable sur la signification véritable de la destinée humaine. Si l’homme, en effet, a été créé à l’image de Dieu, il est de toute évidence que sa destinée ne peut s’accomplir que dans la libre et entière communion avec Dieu. Pour lui, par conséquent, le plus grand de tous les commandements, celui qui résume toutes les révélations et toutes les prophéties, est donc celui que nous donne le Seigneur Jésus : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme » (Matthieu 22.37). Ce commandement est le premier et le plus grand de tous les commandements, car l’amour qu’il commande veut grandir sans cesse, se faire toujours plus la puissance qui s’approprie toutes les grâces divines, qui agit, obéit, contemple et se complaît dans la méditation et la prière, et ne poursuit d’autre idéal que l’amour de l’obéissance, l’amor obedientiæ, de nos anciens moralistes.
Le souverain bien ne sera donc que l’affection vivante et première qui inspire tous nos devoirs et se fait le centre vers lequel ils convergent et dont ils procèdent tous, car il se confond avec la destinée que nous venons d’assigner à l’homme. Mais il importe de ne pas l’oublier, par suite du péché et de la rédemption, l’amour que l’homme doit à son Dieu a revêtu d’importantes et nouvelles modifications. On commettrait donc une erreur pleine de conséquences mauvaises, si l’on croyait pouvoir réaliser l’idéal moral par le seul fait de son énoncé théorique. L’erreur n’en subsisterait pas moins avec toutes ses conséquences, cet idéal exprima-t-il dans toute sa réelle et complète perfection le souverain bien, le premier principe, celui qui domine toutes nos relations et tous nos rapports, celui qui doit commander à la vie tout entière. Par suite du péché, il faut, en effet, que d’abstraite qu’elle est, la morale idéale se personnifie et devienne en Christ, le fils de Dieu, le souverain bien dans toute sa vivante perfection, Dieu lui-même et son Royaume, s’étendant et s’agrandissant par la conquête des âmes élues et rachetées.
L’amour pour Dieu est donc le devoir unique qui domine et inspire tous nos devoirs. Mais ce qui est un, ce qui est vivant doit se manifester dans la diversité de nos rapports sociaux d’homme à homme et même dans nos relations avec la création dont l’homme doit toujours être le maître, car il en est la fin et l’expression la plus haute. Le premier commandement a donc pour corollaire le second : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même », ce qui revient à dire : Tu dois aimer l’image de Dieu sur la terre. L’idée que l’on se fait du prochain se rattachant à celle du Royaume de Dieu et de la royauté de l’homme sur la terre, ce second commandement veut dire encore :« Tu aimeras l’humanité en Dieu ; tu aimeras la royauté de l’homme dans son union avec le Royaume de Dieu. » Le Royaume de Dieu appelle et domine toutes les forces créées, celles de la création et de la nature, tout autant que celles de l’intelligence de l’homme et de l’humanité tout entière. Nous pouvons donc résumer tous nos devoirs dans la formule apostolique : « Que toutes choses se fassent pour l’honneur de Dieu » (1 Corinthiens 10.31). Ce commandement, en nous subordonnant avec tout ce que nous sommes et pouvons à la réalisation du plan divin, nous impose l’abandon et le sacrifice de toutes nos prétentions et de toutes nos ambitions. Les dispensations de la sagesse divine à l’égard de l’humanité et de l’homme, si obscures et si mystérieuses soient-elles, doivent toujours faire taire nos préférences et nos prédilections, alors même qu’elles nous apparaîtraient les meilleures et les plus légitimes. Tous nos actes doivent donc porter la marque de la soumission à toutes les fins que Dieu assigne à chacune des œuvres de la création. En parfaite harmonie avec toutes les lois et toutes les règles voulues de Dieu, l’amour de l’obéissance doit se confondre avec la recherche de la parfaite justice, du droit véritable.
Le droit est la manifestation de la loi. Il est ce qui est juste, ce qui est prescrit, ordonné et sanctionné par la loi, ce qui s’impose à tous, ce que tous doivent respecter. Nous entendons par le droit, non point telle règle de justice particulière et limitée à des circonstances spéciales, mais la voie droite qui s’impose à tous comme le seul moyen de réaliser le but assigné à leurs destinées. Il est la condamnation de tous les moyens obliques et de tous les détours qu’aime le péché et qui sollicitent le pécheur. Le droit et la justice restent pour l’homme l’obligation absolue. L’idée du droit éveillant en nous celle de la ligne droite conduisant directement au but, nous impose l’obligation de reconnaître et de respecter toutes les circonstances diverses, si infiniment petites soient-elles, qui rentrent dans l’ordre général et concourent à sa réalisation. Elle nous met en présence d’une multitude de relations et de rapports que nous sommes tenus de connaître et d’observer dans l’intérêt de notre liberté morale. Si les hommes entre eux et les uns à l’égard des autres ont des droits à observer et à faire respecter, l’ensemble des choses qui constituent le milieu et le moyen de leur développement oppose également son droit à celui de l’homme. Il n’est donc pas un seul moment de son existence qui ne le mette en présence du droit, se reproduisant sous une forme nouvelle et toujours différente. Nous devons donner à César ce qui est à César, à Dieu ce qui est à Dieu, à l’homme ce qui est à l’homme. Nos relations civiles et religieuses n’épuisent pas la notion du droit, nous la retrouvons tout aussi impérative dans les sphères de la charité et de l’affection. A la nature elle-même, cette création incessante, nous devons accorder aussi ce qui lui est dû, nous sommes tenus de reconnaître et de respecter la loi de son développement. De là des règles et des obligations qui, si spéciales soient-elles, n’en constituent pas moins un commandement obligatoire. Aussi, l’apôtre nous considère tous comme des débiteurs (Romains 15.26). Le Sauveur lui-même nous parle d’un « Il faut » qui domine sa volonté (Jean 9.4). Dans le Nouveau Testament, il n’y a pas un mot pour correspondre exactement à la notion du droit, mais en revanche dans l’Ancien, cette idée se retrouve à chaque instant ; Tu dois rechercher ce qui est droit, dit Moïse à Israël (Deutéronome 6.18). J’ai placé ton droit, tes ordonnances devant moi, dit David (Psaumes 119.30), et il loue l’homme au cœur duquel sont les droits chemins comme autant de sentiers battus (Psaumes 84.6).
L’amour que nous devons à Dieu et que nous devons à nos semblables exclut si peu l’idée de justice que, sans cette idée, nous aurions de la peine à le comprendre. Entre la justice et l’amour, et pour déterminer leur part respective, il est la sagesse. On entend par sagesse l’intuition qui sait prévoir les conséquences possibles de l’action, subordonner les moyens au but et déterminer la valeur des choses. Sans la sagesse, l’amour serait aveugle. Dans la justice de Dieu, la sagesse devient la puissance, elle ordonne, règle, dispose, assigne à chaque chose sa place et à tous et à chacun, les limites et l’ordre qu’ils doivent observer. Aussi la justice divine apparaît-elle dans l’histoire comme la puissance qui juge et qui rétribue et que nul ne peut prendre en vain ; elle représente sur la terre l’autorité de Dieu. La sagesse est donc le lien qui sait unir l’amour de Dieu et sa justice. La justice n’agit et ne se révèle jamais sans coordonner l’emploi de ses moyens pour le triomphe du souverain bien, autant dire l’amour de Dieu pour sa créature. De même que l’amour ne se conçoit jamais sans la sagesse et la justice, ces deux puissances ne se conçoivent pas non plus sans l’amour, car est-il pour la sagesse un autre but à poursuivre que le bien ? Et le bien est-il possible en dehors du royaume des libres personnalités, c’est-à dire sans l’amour ? Par la justice, devons-nous entendre le commandement qui veut que nous rendions à chacun la part exacte qui lui revient, ou l’acte de renoncement et d’abnégation, le sacrifice de notre intérêt particulier, de nos biens, de notre vie, à l’intérêt de tous, à l’ordre voulu de Dieu ? Ou bien encore, la justice ne serait-elle pas plutôt la parfaite égalité se réalisant dans les rapports qui doivent unir les hommes entre eux, chacun se limitant lui-même et faisant l’abandon de ses prétentions particulières, chacun donnant ce qu’il peut et recevant ce qui lui est dû ? Quelle que soit la définition que nous acceptions, il nous faut toujours nous élever de la justice négative qui ne veut faire tort à personne, à la justice positive qui veut que mutuellement nous nous tendions la main et nous prêtions secours. Nous sommes donc toujours obligés de concevoir l’amour comme l’essence de la justice, comme l’accomplissement de la loi. Ne soyez redevables à personne si ce n’est de vous aimer les uns les autres (Romains 14.8). Et la justice absolue de Dieu ne renferme-t-elle pas son droit de disposer non seulement des actions mais du cœur de l’homme ? Mieux on concevra la justice, et plus on la verra se confondre avec la charité. Dans le monde, antérieurement au Christianisme, on ne soupçonnait pas même cette vérité ; on ne connaissait alors que la sagesse et la justice, et en fait d’idéal, on n’entrevoyait que celui de l’homme sage et juste. Et cet idéal de sagesse et de justice, on ne pouvait l’entrevoir que sous une forme imparfaite, car l’on ne se doutait même pas que la puissance humaine pût trouver son expression la plus élevée dans l’amour. Il a fallu que Christ vînt au monde pour que le monde apprît que la justice et la sagesse ne peuvent pleinement se manifester et se faire la toute puissance que par le triomphe de la charité. Mieux nous comprendrons la loi de Dieu comme la loi de l’homme parfait, et plus le monde de la liberté deviendra pour nous celui de la charité. Ce n’est même qu’à cette condition qu’il peut devenir le monde de la sagesse et de la justice. Plus que jamais, il nous est impossible aujourd’hui de renoncer à ce sublime idéal, car les tristes réalités de l’heure présente nous obligent à confesser que le monde de l’égoïsme est aussi celui de la folie et de l’injustice.
La loi, qu’elle s’adresse à la société ou à l’individu, suppose toujours une personne libre et responsable. La justice immuable et éternelle qui constitue ce qu’on pourrait appeler son contenu général, peut se subordonner à des circonstances spéciales et revêtir des formes diverses, mais si diverses soient-elles, ces accommodations ne peuvent jamais servir qu’au triomphe de la charité. Il n’est donc pas un seul de ces commandements particuliers qui n’ait pour but de contredire aux influences oppressives, du moment qu’elles procèdent du milieu social ou d’une ambition personnelle cherchant à prévaloir contre les intérêts de tous. La loi de Dieu n’intervient même que pour opposer une barrière à toutes ces tentatives d’oppression. Aussi les devoirs spéciaux qui intéressent les vocations diverses que réclame l’activité humaine, n’ont-ils été voulus de Dieu qu’en vue de protéger la liberté de tous et de chacun. C’est le moment précis que visait l’apôtre, lorsqu’il obligeait la conscience des chrétiens de son temps à rechercher ce qui est bon, agréable et parfait pour la volonté de Dieu (Romains 12.2). Il est évident, en effet, qu’il ne veut pas nous apprendre ce que nous savons déjà, qu’en lui-même, le commandement de Dieu, dans sa signification générale, est toujours bon. Il veut que cette vérité, nous l’apprenions et la pratiquions en nous plaçant au point de vue de nos aptitudes personnelles, du talent qui nous a été confié, de la tâche particulière que nous avons à poursuivre, de l’appel plus directement personnel que Dieu peut nous faire entendre par les signes des temps. Cet apprentissage du devoir personnel par le moyen des circonstances du moment et du milieu, tel doit être au sens de cette parole la grande préoccupation du chrétien. Si difficile que soit cet apprentissage, il n’en est pas moins l’unique moyen pour parvenir à la véritable intelligence de la loi. Telle est encore la leçon qui ressort de la réponse du Seigneur au jeune riche. Il vient affirmer au Seigneur qu’il connaît et pratique toute la loi, dans sa signification générale ; le Seigneur alors de lui dire : « Si tu veux devenir parfait, va, vends tout ce que tu as et le distribue aux pauvres ; puis viens et suis-moi. » (Matthieu 19.21). Par cette réponse, le Seigneur l’invite à rechercher ce que lui personnellement peut avoir encore à faire en présence de cette loi qu’il prétend connaître dans toute son étendue. Etant donnée cette application de la loi à des circonstances spéciales et toutes personnelles, on peut dire qu’elle comporte un moment transitoire et changeant. Immuable dans sa signification générale et universelle, lorsqu’elle proclame nos obligations et nos devoirs, elle devient changeante et mobile, quand avec ce commandement universel, elle fait le commandement spécial pour l’individu et les circonstances au milieu desquelles il se trouve placé. Sous la conduite de Dieu lui-même, le monde moral, dans une constante transformation, sans cesse modifie son caractère et sa manière d’être. Les commandements de la loi les plus positifs et les plus concrets, les devoirs qui leur correspondent doivent donc également subir une perpétuelle modification. Mais il ne faut pas l’oublier, ces changements et ces formes transitoires passent, mais ils ne peuvent pas enlever à la loi son caractère d’inviolable et éternelle fixité. Elle reste toujours elle-même et incessamment fait abonder les choses nouvelles et les choses anciennes qui emplissent le trésor que Dieu confie à sa garde. Toujours elle reste la volonté immuable et souveraine de Dieu pour commander à tous les êtres et à toutes les choses. Pendant que des devoirs spéciaux et qui n’étaient que pour un temps, sont abrogés et tombent en désuétude, il en est de nouveaux qui surgissent par la force même des choses. Ils ne sont que la manifestation de la substance intime et éternelle de la loi et de la volonté de Dieu. Les éternelles prescriptions de l’amour, de la sagesse et de la justice de Dieu, subsistent toujours les mêmes, et elles ne connaissent d’autre changement que la manière dont les hommes sont appelés à les entendre et à les mettre en œuvre.
Si Dieu permet que la loi modifie ses commandements et les adapte aux milieux et aux circonstances qu’elle est appelée à traverser, il ne s’en suit nullement qu’au bon plaisir de la volonté divine, ces modifications puissent jamais atteindre son contenu essentiel. Mais il n’en résulte pas non plus qu’il nous soit permis de considérer ce même contenu comme une simple conception intellectuelle subsistant par elle-même et sans aucun rapport personnel avec Dieu et l’homme (Voir plus haut les préliminaires théologiques). Cette manière de concevoir la loi comme une entité rationnelle, une sorte de raison pure, panthéistes et déistes, l’ont également mise en œuvre. La morale déiste reconnaît bien, il est vrai, un Dieu personnel et créateur, une libre volonté ; mais ce Dieu, son travail de créateur accompli, se dépouille de ses attributs souverains, abdique pour toujours au profit de la loi désormais seule souveraine. A ce point de vue, Dieu n’est plus que l’éternel exilé d’au-delà le temps et l’espace ; il ne connaît plus l’homme et l’homme n’a plus à le connaître. Dès lors, la loi que Dieu a gravée dans son cœur n’est qu’un code abstrait, rationnel et raisonnant, contenant toutes choses, sauf une volonté libre et personnelle. Dans ce système, quand on vient nous dire que la volonté de Dieu sanctionne la loi, ce n’est plus qu’une formule, une manière de parler, un adjectif d’excellence pour en affirmer la majesté. Cette conception a trouvé son expression la plus élevée et en quelque sorte classique dans la morale de Kant. Pour ce philosophe, le code moral est une lettre sacrée, revêtue du sceau de Dieu et du Dieu qui veut et qui commande. Mais ouvrez la lettre, et vous n’y trouverez pas la possibilité d’un rapport personnel entre son auteur et nous. Le législateur s’efface et à sa place, nous ne retrouvons que la rigide et inexorable raison prescrivant pour tous la même manière d’être et de faire. Qu’elle le veuille ou non, cette morale nous oblige à nous demander : comment se fait-il que cette volonté divine, la création accomplie et la loi promulguée, s’efface si complètement qu’on dirait qu’elle ne sait plus ni vouloir ni agir ? Mais si elle fait la question inévitable, elle la fait tout aussi insoluble. Elle n’a pas même l’air de se douter qu’une semblable question soit possible. Devant cette loi, on ne peut pas non plus ne pas se demander, comment il peut se faire que ne pouvant se réaliser dans l’homme, qu’avec son concours, elle puisse se passer de celui de la volonté divine dont elle est l’œuvre cependant. Et cependant, le Dieu vivant, on ne peut se le représenter que comme voulant lui-même son honneur, sa glorification, sa propre manifestation. Mais au dire du philosophe et de sa morale, la volonté de l’homme dispense Dieu de la peine de vouloir ; elle prend sa place et pour toujours règne en son nom.
Mais comment ne pas le voir ? A supprimer la volonté de Dieu, on supprime également son amour. Une pareille déraison suffit à elle seule pour attester la réalité du péché. Pourquoi donc ne pas le dire ? C’est le péché qui, séparant l’homme de Dieu, a également obscurci dans sa conscience la notion de la loi. Et maintenant, quoique destitué de tout rapport personnel avec son Dieu, exilé du milieu de la liberté et de la charité, l’homme n’en est pas moins rattaché au bien par la loi de l’éternelle nécessité. Le commandement qui le lui rappelle a beau n’être pour lui qu’une idée, une nécessité de raison, la conception d’une sagesse et d’une justice impersonnelle, si incomplet qu’il soit, il n’en reste pas moins partie intégrante de sa constitution morale. On le retrouve toujours présent à tous les moments de son développement. On le voit donc, la loi morale retient toujours une valeur qui lui est propre, même en dehors de la foi en un Dieu personnel. Il est évident, en effet, que la loi du bien, même alors qu’elle n’est plus qu’une nécessité rationnelle et impersonnelle, n’en est pas moins irrécusable à la conscience humaine. L’homme peut méconnaître l’autorité divine au nom de laquelle elle se révèle, ne voir en elle que la raison d’être de sa propre raison ; tout abstraite qu’elle est, cette morale, à son insu et sans s’en douter, retient toujours par lui son irrécusable grandeur. Nous n’en voulons d’autre preuve que cet axiome de la morale de Kant : « Il faut que vous vous conduisiez toujours de telle manière que, votre action une fois accomplie, vous puissiez désirer, sous peine de vous contredire, qu’elle demeure la règle de la conduite de votre prochain à votre égard. » Dans le système de Kant, on ne peut pas plus nier ce principe comme règle de conduite morale, qu’on ne saurait en logique raisonner en dehors du principe des contraires. Pour nous, ce principe n’a qu’un tort : il n’est qu’une pure abstraction. Etranger à tout sentiment personnel au regard de Dieu et de l’homme, il sait bien me dire comment je dois agir, mais non pas ce que je dois faire. Pour lui, il n’est plus qu’une question en morale, celle de la forme et du comment ; et au milieu de toutes ces abstractions, de ces concepts généraux, de ces idées universelles, on ne sait plus retrouver l’idée réelle et pratique. Dans ce rapport abstrait, le seul que la raison soit appelée à soutenir avec le souverain bien, on ne retrouve plus que la notion du respect devant la loi, mais à lui seul il ne saurait être le mobile de la moralité. Le respect n’est pas comme l’amour, un sentiment capable d’agir sur la liberté et ses déterminations, il subsiste indépendamment de la volonté et en quelque sorte malgré elle. Le malfaiteur lui-même, alors qu’il transgresse la loi, est obligé de la respecter et de reconnaître qu’elle est au-dessus de lui. Mais dès lors que l’homme retient toujours, quoique obscurcie dans le meilleur et au plus vif de son être, la conscience de sa divine origine, du besoin de la communion avec Dieu et du vrai mobile qui doit l’inciter à l’accomplissement de sa loi, ce rationalisme, pas plus que toutes les autres règles de morale qu’il inspire, ne saurait nous suffire. Il est en pleine contradiction avec la loi que Dieu nous a révélée, car elle s’adresse, par ce qu’elle a de plus vivant, non pas à une partie de nous-mêmes, à notre raison, mais à notre être tout entier. Elle veut notre cœur et notre volonté et entend les posséder malgré tout.