Les paroles que nous venons de rapporter au chapitre précédent ne sont point des fictions inventées par les poètes, mais des sentences sorties de la bouche même des dieux. Chez les poètes, dit-on, on ne rencontre que des fables absurdes attribuées aux dieux : dans les philosophes, au contraire, c’est un système d’interprétations rationnelles fondées sur la nature même des choses. D’après cela, ce qu’il y aurait donc, à faire pour un homme, ce serait de fouler aux pieds ces fictions, fruits de l’imagination des poètes, et de s’en tenir aux savantes explications des philosophes. Mais voilà que les dieux eux-mêmes déclarent la guerre aux philosophes. Or, lorsque d’un côté les dieux dans leurs oracles révèlent leur propre nature (et ils doivent la connaître), et que d’un autre côté nous voyons les philosophes mettre en avant des suppositions qu’ils ne comprennent pas, puis étayer sur ces suppositions des systèmes incohérents et sans fondement, à laquelle de ces deux autorités la raison nous commande-t-elle de donner notre assentiment, ou plutôt est-ce une chose à demander ? Maintenant s’il faut chercher la vérité dans les oracles où les dieux s’attribuent à eux-mêmes les conditions de la nature humaine, tout enseignement contraire est une doctrine mensongère. Si au contraire la vérité se trouve dans les explications des philosophes, ce sont les sentences des dieux qui sont convaincues de fausseté. Mais, direz-vous, Apollon, consulté lui-même sur sa propre nature, répondit dans un de ses oracles :
« Je suis le soleil, Horus, Osiris, Roi, Bacchus, Apollon, le distributeur des heures et du temps, des vents et de la pluie, le conducteur du char de l’Aurore et de la Nuit semée d’étoiles, le roi des astres lumineux, un feu immortel. »
Cela prouve qu’ils favorisent à la fois les fables des poètes et les suppositions des philosophes, souscrivant ainsi à deux opinions qui se détruisent l’une l’autre.
En effet, s’ils se donnent pour enfants de femmes mortelles, s’ils assignent sur la terre le lieu de leur naissance, comment peuvent-ils être ce que la philosophie nous les représente ? Par exemple, qu’Apollon soit le soleil (car de quelque côté qu’ils se jettent, leurs raisonnements aboutissent toujours au même terme), comment concevoir que Délos, petite île que nous voyons encore aujourd’hui s’élever du milieu des flots, puisse être la patrie du soleil, et Latone sa mère ? Et c’est cependant ce qu’atteste l’oracle que nous avons cité plus haut. Comment ce même soleil peut-il être le père d’Esculape, homme mortel, qu’il aurait engendré d’une femme mortelle ? Mais c’est assez d’absurdités.