Nous avons vu le dogme trinitaire formulé dans le symbole Quicumque avec une précision à laquelle il semble impossible de rien ajouter. Cette formule demeure l’expression de la foi officielle pendant tout le moyen âge. Cependant un article de ce symbole, l’article relatif à la double procession du Saint-Esprit, fut l’objet d’interminables controverses au sein de l’Église.
Ces controverses avaient déjà commencé dans la période précédente. Le concile de Tolède, en 589, avait ajouté, dans le symbole de Constantinople, le mot Filioque à ceux de Patre procedentem, et le symbole d’Athanase avait reproduit la même formule, qui fut acceptée par l’Église d’Occident, tandis que l’Église grecque s’en tenait à la formule primitive de Constantinople (381) : ἐκ πατρὸς ἐκπορευόμενον. Les Grecs soutenaient la procession du Père seul — ἐκπόρευσις ἐκ τοῦ πατρὸς μόνου — afin de sauvegarder ce qu’ils appelaient la μοναρχία τοῦ πατρός, et l’unité de principe dans la Trinité, où il n’y avait dès lors qu’un seul commencement, un seul point de départ. Les Latins attaquaient cette doctrine comme contraire à l’homoousie du Fils et statuant entre le Père et lui une différence essentielle. Ils affirmaient la double procession au nom de l’égalité parfaite entre le Père et le Fils.
Après s’être momentanément assoupie auviie et au viiie siècle, la controverse du Filioque préoccupa assez vivement les esprits pendant notre période, et cela à plusieurs reprises.
1° En France, au ixe siècle, Alcuin et Théodulfe, évêque d’Orléans, publièrent des écrits pour défendre la double procession, et firent prévaloir cette doctrine au synode d’Aix-la-Chapelle (809). L’attitude des papes fut quelques temps indécise. Leur position, comme chefs suprêmes de l’Église universelle, leur imposait des ménagements. Ils ne voulaient froisser et excommunier aucune des deux Églises. Ils se décidèrent à la fin pour la doctrine latine. Léon III approuva les décisions d’Aix-la-Chapelle, mais en condamnant, comme une interpolation illicite, l’insertion du mot Filioque dans la traduction latine du symbole de Constantinople. Quant à la question débattue, il la rangeait parmi les problèmes insolubles, qui peuvent servir de thème à la spéculation théologique, mais qui sont sans importance réelle au point de vue de la foi et de la vie religieuse ;
2° La controverse recommença dans la seconde moitié du xe siècle, à propos de la querelle entre le patriarche Photius et le pape Nicolas Ier, et ce fut l’une des causes qui amenèrent le schisme du xie siècle ;
3° Depuis le schisme (1054), la controverse se renouvela encore toutes les fois qu’il fut question d’un rapprochement entre les deux Églises, en particulier en 1439, pendant que le grand concile de Bâle était réuni. Les deux Églises ne purent s’entendre sur ce point, pas plus que sur les autres questions qui les séparaient, et toutes les tentatives d’union échouèrent. Aujourd’hui encore, la question de la procession du Saint-Esprit est l’un des points de dogme sur lesquels se divisent l’Église orthodoxe et l’Église romaine. C’est un de ceux sur lesquels, tout récemment, les vieux-catholiques allemands et les délégués de l’Église grecque ont essayé en vain de s’entendre (conférence de Bonn, 1875).
Malgré ces controverses perpétuelles entre les deux Églises sur la doctrine du Saint-Esprit, on peut dire que l’élaboration du dogme trinitaire était achevée, et qu’il avait sa formule définitive. Mais il restait à justifier rationnellement cette formule elle-même. Ce fut une des tâches particulières des scolastiques. Leur esprit, amoureux des spéculations transcendantes, s’y complaisait naturellement.
Je n’ai pas le dessein d’exposer et de discuter ici toutes les théories essayées sur la Trinité au moyen âge. Une telle énumération offrirait peu d’intérêt. Ces théories sont très nombreuses et très variées. Chaque école a la sienne : l’école réaliste et l’école nominaliste, l’école platonicienne et l’école aristotélicienne, l’école spéculative et l’école mystique. Et, chose digne de remarque, nous retrouvons dans ces diverses théories les traces des anciennes hérésies vaincues par l’Église, comme le sabellianisme et l’arianisme. Autrefois, au ive et au ve siècle, c’était l’apparition des hérésies et les controverses qu’elles provoquaient qui poussaient en avant le dogme ecclésiastique et amenaient un progrès dans la précision de ses formules. Maintenant ce sont les tentatives faites pour expliquer et justifier philosophiquement les formules du dogme définitivement arrêtées par l’Église, qui ramènent les anciennes hérésies et leurs controverses. Nous signalerons d’abord les théories qui ont été désavouées par l’Église comme suspectes, — reproduisant les anciennes erreurs, ou conduisant à certaines erreurs nouvelles, non moins dangereuses. Nous nous occuperons ensuite de celles que l’on peut considérer comme étant la plus fidèle expression de la doctrine orthodoxe.
Nous ne dirons pas grand chose de la théorie de la Trinité chez les théologiens de l’Église grecque. Ce n’est pas là, comme on l’a vu plus haut, qu’il faut chercher l’originalité et la hardiesse de la pensée. Toutefois, c’est sur la doctrine de la Trinité que les Orientaux ont été le moins inférieurs. Ils s’y sont en quelque sorte surpassés eux-mêmes.
Parmi eux, il faut citer surtout Jean Damascène, qu’on pourrait appeler le père de la scolastique grecque. La doctrine de la Trinité tient une grande place dans son Exposition de la foi. Il la ramène au raisonnement suivant. Dieu, par cela même qu’il est esprit, est rationnel, ou doué de raison, et sa raison s’exprime, se formule en parole. Aussi Dieu n’a-t-il jamais été sans parole — ἄλογός. — Éternellement, il a à côté de lui sa Parole, son Verbe, — le Logos, — à la lois distinct de lui et un avec lui. Et ici, Jean de Damas, comme avant lui Justin Martyr, cite une analogie. L’homme est doué de la parole, parce qu’il est doué de raison : ainsi en est-il pour Dieu. Mais il y a cette différence, que la parole de l’homme n’est qu’un son, tandis que la parole de Dieu est un être substantiel, personnel, distinct. Jusque-là, Jean de Damas s’accorde avec Justin Martyr. Mais il le dépasse en affirmant que ce Verbe de Dieu est éternel. De plus, le Logos à son tour, ajoute-t-il, ne peut pas exister sans un Pneuma, de même que la parole de l’homme ne peut exister sans un souffle. Mais, tandis que, dans la parole humaine, le souffle n’est qu’une inspiration et une expiration de l’air extérieur, qui n’a rien de distinct et de personnel, le souffle ou l’Esprit — τὸ πνεῦμα — qui se produit lorsque Dieu parle est, comme sa parole elle-même, un être personnel et vivant. Ainsi, quand Dieu parle, il produit du même coup son Verbe et son Esprit. Et Dieu parle éternellement, parce qu’il pense éternellement, car il n’y a pas de pensée sans parole. La Trinité est donc éternelle. Remarquons que cette théorie suppose et justifie la procession du Saint-Esprit ἐκ τοῦ πατρὸς μόνου. C’est Dieu seul qui, en parlant, c’est-à-dire en donnant une forme et une expression à sa pensée rationnelle, produit à la fois le Verbe et le Saint-Esprit, le λόγος et le πνεῦμα.
Cette manière de concevoir la Trinité conduisait Jean Damascène à mettre surtout l’accent sur l’unité et à effacer la distinction des personnes, à glisser, en un mot, sur la pente du sabellianisme. Le Fils et le Saint-Esprit, dit-il, sont identiques au Père, et, par cela même, ils sont identiques entre eux ; ils ont même nature, même essence. C’est par le Père et dans le Père qu’ils sont tout ce qu’ils sont. C’est en lui que réside ce qu’ils ont de commun, ce par quoi ils sont réellement : leur éternité, leur puissance, leur activité, leur bonté, etc. Ce qui distingue, au contraire, le Fils et le Saint-Esprit — la γέννησις et l’ἐκπόρευσις — n’a qu’une valeur idéale. Ainsi, après avoir affirmé le Dieu en trois personnes, après avoir ajouté que ces trois personnes sont des hypostases distinctes, ayant chacune ses caractères propres qui constituent sa personnalité, Jean de Damas efface cette distinction, pour ne laisser subsister que l’unité, car ce qui unit les personnes divines, ce qui en fait un seul Dieu, a seul une réalité objective, tandis que ce qui les distingue — l’ἀγεννὴσια du Père, la γέννησις du Fils, l’ἐκπόρευσις du Saint-Esprit, — n’est qu’une forme idéale, une notion subjective. Cela revient à dire que la Trinité c’est Dieu se manifestant à nous sous divers aspects, et recevant de nous différents noms — Père, Fils, Saint-Esprit — qui correspondent à ces manifestations diverses. A coup sûr, entre cette conception et le modalisme sabellien, la différence n’est pas grande.
Après Jean de Damas, la théologie grecque nous offre peu de richesse. L’originalité et la puissance lui manquent également. Il faut faire une exception en faveur de Nicolas de Méthone (évêque de Méthone, en Messénie, au xiie siècle), auteur d’une réfutation du néo-platonicien Proclus, où se déploie une réelle vigueur de pensée théologique. Son sujet l’amenait naturellement à parler de la Trinité et à la justifier spéculativement. Sa grande préoccupation est de réfuter le reproche de contradiction adressé à la doctrine de l’Église. On accuse l’Église, dit-il, d’enseigner que trois égale un, que l’unité et la triplicité doivent s’affirmer à la fois de la nature divine. Cette objection porte à faux, par la raison bien simple que l’unité et la triplicité ne sont pas affirmées, en Dieu, du même objet. L’unité s’affirme de l’essence et la triplicité des personnes. Il ne saurait donc être question de cette équation mathématique, contradictoire et absurde, qu’on nous prête. Ainsi entendues, l’unité et la triplicité peuvent coexister sans se contredire. « Nous adorons, ajoute Nicolas, comme le principe suprême de toutes choses, Dieu, qui, dans son essence, est un, mais qui n’en existe pas moins en trois personnes : le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Entre ces trois personnes, nous considérons la première, le Père, comme la cause première — ὡς αἴτιον ; — les autres, comme des principes dérivés du Père, quoique de même essence que lui — ὡς αἰτιατά, — dérivés, non par voie de création ou d’émanation, mais d’une façon unique et mystérieuse, par génération et par procession (Refut., p. 67). Voilà pourquoi le Fils et le Saint-Esprit sont de même essence que le Père, un avec lui et un entre eux ; ce sont trois personnes « unies sans se confondre et distinctes sans se séparer ». C’est ainsi que Nicolas de Méthone sauvegarde la monarchie du Père et justifie la procession unique du Saint-Esprit.
Mentionnons encore Nicétas Choniatès, mort après 1206, qui, dans son θησαυρὸς ὀρθοδοξίας, expose la doctrine de la Trinité d’une façon assez originale. Il la compare à une balance, dont les deux plateaux et l’axe sont en ligne droite. Le Fils et le Saint-Esprit sont les deux plateaux ; le Père est l’axe ou la tige qui les maintient en parfait équilibre. Il faut accorder le même honneur aux trois personnes, parce qu’elles sont toutes trois sur la même ligne ; aucune ne s’élève au-dessus de l’autre (Thesauros, c. 30). Nous ne retrouvons plus ici la différence établie par Nicolas de Méthone entre le Père — αἴτιον — et les deux autres personnes — αἰτιατά. — La doctrine du symbole Quicumque a remplacé celle d’Athanase et du symbole nicéno-constantinopolitain.
Si nous passons de l’Église grecque à l’Église latine, nous rencontrons tout d’abord la grande figure de Scot Erigène. J’ai déjà indiqué les traits généraux de son système, profondément empreint de panthéisme. Étant donné son idée de Dieu et de ses rapports avec le monde, il ne peut arriver sur la Trinité à des conclusions conformes à celle de l’Église. Il n’en prétend pas moins conserver cette doctrine et en donner une formule rationnelle.
Il y a en Dieu, selon lui, une sorte d’évolution qui ressemble de tous points à l’évolution de la pensée ou à la formation de la connaissance dans l’esprit humain, — lequel, du reste, a été fait à l’image de Dieu. Or, dans l’esprit humain, il y a trois facultés dont l’activité est nécessaire à la formation de la connaissance :
- La raison supérieure — ratio, — qui perçoit les vérités éternelles et pose les principes, faculté essentiellement synthétique, qui partout aperçoit directement l’unité ;
- Les sens — sensus, — par lesquels l’esprit entre en contact avec le monde extérieur ;
- L’intelligence — intellectus, — instrument logique du progrès de la connaissance, faculté qui compare, juge, classe, généralise, etc.
Le but de la connaissance est de ramener à l’unité rationnelle la multiplicité des phénomènes perçus par les sens. Comment l’homme atteint-il ce but ? A l’aide de l’intelligence, qui fait rentrer dans la raison les données des sens. Alors l’esprit conçoit sous une forme rationnelle l’ensemble des choses. Ainsi l’intelligence est une sorte de médiateur placé entre la raison et les sens. C’est par son moyen que les données sensibles sont transformées en notions rationnelles. C’est par elle que le cercle de la connaissance est fermé, l’évolution de l’esprit achevée, et que l’on revient à l’unité qui est le point de départ. L’esprit humain traverse donc trois phases dans son développement. Il part de l’unité stérile et vide pour arriver, à travers la multiplicité, à l’unité féconde de la science.
Or, il se passe en Dieu quelque chose d’analogue à ce qui se passe dans l’esprit de l’homme. Dieu est en soi l’unité et la simplicité même ; mais c’est l’unité vivante. Il se déploie d’abord en diversité, pour ramener ensuite cette diversité à l’unité. C’est en ce double mouvement, de processus ou de divisio, d’une part, et de reditus ou d’adunatio, de l’autre, que consiste la vie divine.
Dieu, le Père, est, à la fois, le premier principe et la fin dernière des choses, le quod non creatur et creat, et le quod non creatur et non creat, le foyer d’où tout émane et où tout revient. Quant au déploiement de l’unité en diversité, et au retour de la diversité à l’unité — ou du monde à Dieu, — ils s’accomplissent à l’aide de deux principes, qui sont : le quod creatur et creat, ou le Fils, et le quod creatur et non creat, ou le Saint-Esprit. Le premier est l’ensemble des énergies dérivées, le principe des causes secondes ; le second est le principe des choses particulières et des existences individuelles. Le premier correspond à l’intelligence, dans l’esprit humain ; le second correspond aux sens, principe de la division, tandis que le Père — ou Dieu considéré comme principe premier et fin dernière — correspond à la raison. Le Fils et le Saint-Esprit jouent, en effet, dans la dialectique divine — ou l’évolution universelle des choses — le même rôle que jouent l’intelligence et les sens dans le phénomène de la connaissance. L’œuvre du Fils est surtout importante. Comme l’intelligence travaille à faire rentrer les données des sens dans les catégories de la raison, à transformer les connaissances sensibles en connaissances rationnelles, le Fils travaille à faire rentrer les êtres individuels dans l’être supérieur et universel par la suppression des différences.
Ici, Jean Scot entre dans de curieux détails, et montre comment s’accomplit pas à pas le retour des êtres créés vers l’unité primitive. La première étape sur cette route est marquée par la mort et la résurrection, qui ont pour effet de supprimer la différence des sexes. Puis disparaît la différence entre la terre et le ciel, la terre se transformant à l’image du ciel. Ensuite les créatures sensibles se transforment en créatures spirituelles, de sorte qu’il n’y a plus, à côté de Dieu, que des créatures spirituelles comme lui. Enfin, ces créatures spirituelles à leur tour rentrent dans le sein de Dieu, qui demeure la seule réalité ; l’unité absolue se retrouve donc au terme du développement comme elle était au point de départ. Ajoutons que les créatures ne cessent pas d’exister après leur absorption en Dieu. Elles existent en Dieu, comme existe l’effet dans sa cause.
Telle est la théorie de Scot Érigène. Elle ne manque à coup sûr ni d’originalité ni de hardiesse. Mais nous sommes loin de la doctrine de l’Église et du christianisme. C’est un mélange de sabellianisme et de néoplatonisme, où se fait sentir l’effet des écrits de l’Aréopagite. Le Père, le Fils et le Saint-Esprit ne sont pas des personnes ; ce sont des énergies diverses, des manières d’être et d’agir de Dieu. C’est Dieu lui-même considéré sous différents aspects et à des moments divers de la vie divine, laquelle se confond, comme dans tous les systèmes panthéistes, avec la vie du monde.
Au pôle opposé de l’horizon philosophique, nous rencontrons, au commencement de la scolastique proprement dite, le nom de Roscelin. Comme l’influence des écrits de l’Aréopagite avait conduit Jean Scot à une théorie sabellienne et panthéistique de la Trinité, les principes du nominalisme conduisirent Roscelin à une sorte de trithéisme.
Nous connaissons imparfaitement Roscelin et son système, parce que nous ne le connaissons que par ses adversaires. Voici tout ce qu’on peut en affirmer avec quelque certitude. Roscelin partait de ce principe de la métaphysique nominaliste, que les idées générales sont de pures abstractions de l’esprit, de simples noms par lesquels nous désignons ce qu’il y a de commun dans plusieurs individus de la même espèce. Mais rien de réel ne correspond à ces idées, ou à ces noms. Appliquant ce principe à la doctrine de la Trinité, il prétendait que l’essence divine, qui fait l’unité métaphysique de la Trinité, n’est qu’une idée abstraite de genre, un pur concept de l’esprit, auquel ne correspond aucune réalité objective. Il n’y a de réel dans la Trinité que les trois personnes : le Père, le Fils et le Saint-Esprit, d’où nous formons l’idée abstraite et générale de la divinité. Ce sont trois dieux, trois personnes divines, d’où, par voie de généralisation, nous tirons l’idée de Dieu, comme nous arrivons à l’idée d’homme et d’ange en comparant des individus humains ou angéliques. Ces individus sont seuls des êtres réels : l’homme ou l’ange en soi est une idée purement subjective, un nom collectif, une étiquette commune, sous laquelle nous rangeons plusieurs individus du même genre. De même, dans la Trinité, la substance divine, l’unité supérieure qui embrasse les trois personnes, n’est rien qu’une conception idéale de l’esprit (voir la Lettre du moine Jean à Anselme).
Roscelin croyait échapper par cette théorie à l’écueil du sabellianisme et du patripassianisme, contre lequel, d’après lui, la doctrine orthodoxe tendait à se heurter. Car, disait-il, si les trois personnes de la Trinité sont une seule et même chose — una tantum res — et non pas trois choses distinctes — tres res per se, — comme trois hommes ou trois anges, il faut admettre que le Père et le Saint-Esprit se sont incarnés en même temps que le Fils, et que le Père a souffert et est mort sur la croix. Il ne peut plus y avoir aucune distinction entre les personnes. Par là, Roscelin dénaturait la doctrine officielle de l’Église, d’après laquelle chacune des hypostases est une chose distincte — res — tout en participant à la même essence — universale ante rem. — Et, de son côté, dans son ardeur à maintenir la distinction des personnes, il niait l’unité d’essence, la divinité commune au Père, au Fils et au Saint-Esprit, qui est le fondement métaphysique de l’unité dans la Trinité. Et dès lors, il arrivait au trithéisme, en enseignant trois dieux séparés et entièrement distincts, unis seulement par le concours des volontés.
Le trithéisme de Roscelin fut condamné au concile de Soissons (1093). Les conséquences qu’il avait tirées des principes nominalistes rendirent le nominalisme suspect. Il fut attaqué par Anselme et par Guillaume de Champeaux et il passa bientôt pour conduire à l’hérésie, tandis que le réalisme fut considéré comme la philosophie officielle de l’orthodoxie catholique.
Cependant, les principes réalistes, poussés à leurs dernières conséquences, pouvaient mener aussi à l’hérésie. C’est ce que montra l’exemple de Gilbert de la Porrée, évêque de Poitiers (1070-1154). Il arriva, sur le dogme de la Trinité, à une opinion diamétralement opposée à celle de Roscelin, mais non moins erronée que la sienne, et dont les conséquences étaient au fond les mêmes.
Au lieu de prétendre, avec Roscelin, que la divinité commune aux trois personnes de la Trinité n’est qu’une idée abstraite, un nom générique que nous donnons au Père, au Fils et au Saint-Esprit, Gilbert affirme qu’elle constitue, en dehors des trois hypostases divines, un être réel et distinct. De sorte que nous trouvons en Dieu une sorte de quaternité : en premier lieu, Dieu lui-même, ou la divinité, au sens général et réaliste du mot — universale ante rem, — et ensuite, les trois êtres divins par lesquels cette idée s’exprime, le Père, le Fils et le Saint-Esprit — tres res. — C’est, pour ainsi dire, du tétrathéisme.
Nous arrivons donc, par un chemin opposé, au même résultat que tout à l’heure, qui est la négation de l’unité divine. Et même l’unité divine est plus gravement compromise par la théorie de Gilbert que par celle de Roscelin, puisque l’essence divine, au lieu de demeurer le lien qui unit entre elles les trois hypostases pour en faire un Dieu unique, devient, en quelque sorte, une hypostase de plus, antérieure aux trois autres, dont elle complique encore la diversité. — Tout le mal provient de la formule défectueuse : « Un Dieu en trois personnes, » qui avait prévalu depuis Augustin. Cette formule était inconnue aux premiers symboles, qui n’appelaient Dieu que le Père.
Gilbert ne fut pas condamné officiellement, malgré la dénonciation de deux de ses prêtres et les attaques de Bernard de Clairvaux. Mais le pape Eugène III se prononça contre ses opinions.
Abailard, dont la philosophie se rapprochait plus du nominalisme de Roscelin que du réalisme d’Anselme ou de Gilbert, et qui montra en toutes choses un esprit fort indépendant, arriva aussi sur le dogme de la Trinité à des opinions originales, qui rappellent d’assez près le modalisme sabellien. Elles furent condamnées par l’Église au concile de Soissons de 1121.
Abailard pose en principe l’absolue perfection de Dieu, et il en déduit toute sa théorie de la Trinité. Si Dieu, dit-il, est la perfection absolue, il a la puissance absolue, la sagesse absolue et la bonté absolue. Cette puissance, c’est le Père ; cette sagesse, c’est le Fils ; cette bonté, c’est le Saint-Esprit. Le Père, c’est Dieu en tant que souverainement puissant, créateur et maître des cieux et de la terre, élevé au-dessus de toute majesté et de toute puissance, de sorte qu’il peut accomplir tout ce qu’il veut, sans que rien au monde puisse résister à sa volonté. Le Fils, c’est Dieu en tant que sagesse souveraine, capable de connaître toutes choses, d’apprécier tout selon la raison et la justice, sans que rien au monde puisse échapper à sa science, ni mettre en défaut son jugement. Le Saint-Esprit, c’est Dieu en tant que bonté infinie, gouvernant avec amour toutes les choses qu’il a faites avec sagesse et puissance, conduisant tout vers le meilleur des buts et se servant du mal lui-même pour accomplir ses desseins d’amour et amener toute la création au bien suprême qu’il lui a assigné pour fin dernière.
Il est clair qu’ici toute distinction réelle des personnes divines est effacée : nous sommes en plein sabellianisme. Plus d’hypostases divines. Rien qu’un Dieu unique et toujours identique à lui-même, mais considéré tour à tour sous trois aspects différents, dans trois de ses attributs, de ses manières d’être et d’agir. Abélard toutefois conserve les expressions et les formules consacrées par l’Église. Il parle toujours de l’éternelle génération du Fils et de l’éternelle procession du Saint-Esprit. Mais ce sont là de pures formes de langage, auxquelles ne correspond aucune réalité objective. Ou bien, quand Abélard attache un sens réel à ces expressions, il n’entend par là que des rapports métaphysiques et abstraits, qui n’impliquent pas la personnalité distincte du Fils et du Saint-Esprit.
Voici, par exemple, de quelle manière il se représente la génération du Fils par le Père. Il y a, entre le Père et le Fils, le même rapport qu’entre la matière et la forme, c’est-à-dire entre l’essence indéterminée et l’ensemble des qualités qui la déterminent, et en font un être individuel et distinct. Le Père, c’est la matière, ou l’essence divine, non encore revêtue d’une forme ; le Fils, c’est cette même matière ou essence revêtue d’une forme — materia materiata, ou formata. On reconnaît ici les principes, ou catégories, d’Aristote, dont les œuvres commençaient à être connues. Et Abélard éclaircit sa pensée par une comparaison tirée de la cire et de la figure qui en a été formée. La figure vient de la cire ; c’est toujours la même matière, avec l’ensemble de ses qualités et attributs distinctifs. Mais elle se distingue de la masse de cire par sa forme, par les contours qui lui ont été donnés. De même le Fils vient du Père ; c’est le Père lui-même, avec la plénitude de ses attributs divins ; c’est l’essence divine, mais revêtue d’une forme concrète, distincte, personnelle. Il semblerait d’après cela que Dieu n’arrive à la personnalité, à l’existence consciente, que dans le Fils, ce qui ferait du Fils, non une hypostase distincte, mais une détermination du Père.
Ailleurs, Abélard compare la Trinité à un cachet de cuivre, dans lequel on peut distinguer trois choses : la matière, le cuivre dont est fait le cachet — æs ; — la figure qui est gravée sur le cachet — sigillabile, — et l’empreinte du cachet sur la cire — sigillans, — c’est-à-dire : la matière, la forme et l’acte par lequel s’exprime, se traduit au dehors l’union de la matière et de la forme ; — ou plutôt : la matière et la forme sous ses deux aspects, l’un passif, l’autre actif, l’un en puissance, l’autre en acte. Ce n’est encore ici qu’une application abstraite des diverses catégories de l’être.
Dans un autre endroit, Abélard compare la Trinité au soleil, d’où proviennent à la fois la lumière et la chaleur. Cette comparaison avait été faite déjà par Sabellius. La chaleur, c’est le Saint-Esprit, qui provient du Père et du Fils, comme la chaleur vient du soleil et de la lumière.
Ce qui montre combien peu le Fils et le Saint-Esprit sont pour Abélard des hypostases, c’est qu’il repousse certaines images ou analogies invoquées par les théologiens scolastiques : par exemple, celle des trois personnes du verbe. L’on assimilait le Père à la première, celle qui parle ; le Fils à la seconde, celle à qui l’on parle ; et le Saint-Esprit à la troisième, celle de qui l’on parle. Abélard condamne ces images comme suspectes de conduire au trithéisme. En résumé, malgré les obscurités et les incertitudes de sa pensée, on peut affirmer que sa théorie de la Trinité efface la distinction des personnes, et se rapproche visiblement du sabellianisme.
Ainsi se confirme ce que nous disions : même après que le dogme trinitaire s’est constitué et formulé victorieusement sur les ruines des anciennes hérésies, ces hérésies reparaissent sous des formes nouvelles, dès que l’on veut expliquer et justifier rationnellement le dogme lui-même.
Après avoir indiqué les théories désavouées comme suspectes, voyons celles des docteurs dont les écrits font autorité et qui ont été mis au nombre des saints.
Le point de vue d’Anselme, dans son Monologium, rappelle celui d’Augustin. Il commence par reconnaître l’incompréhensibilité de Dieu et il insiste sur ce qu’il y a d’insondable dans le mystère de la Trinité, qui est le mystère de la vie divine. Mais, à défaut d’une connaissance directe et exacte, nous pouvons, dit-il, en avoir un pressentiment lointain, par voie de comparaisons et d’analogies tirées des choses créées.
Or, de toutes les choses créées, celle qui offre le plus d’analogie avec Dieu, c’est l’homme fait à l’image de Dieu, c’est l’esprit humain formé sur le modèle de l’Esprit de Dieu. Notre propre esprit, voilà le miroir où nous pourrons contempler l’image de celui que nous ne pouvons voir directement. Plus nous rentrerons en nous-mêmes, plus nous prendrons conscience des lois et de la vie de notre esprit, et plus aussi nous apprendrons à connaître Dieu, qui est l’esprit absolu. La psychologie nous livrera le mot des mystères de la théologie.
Le propre de l’esprit humain, c’est d’avoir conscience de lui-même. Cette conscience n’est possible qu’à de certaines conditions :
1° La première, c’est la mémoire, la faculté de se souvenir de soi-même, des impressions reçues, des modifications subies, le sentiment de l’identité permanente du moi à travers toutes ces impressions et modifications, le sentiment de la durée personnelle. Cette observation est très juste. Sans la mémoire, en effet, la conscience de nous-même serait impossible. Nos impressions se succéderaient sans lien ; nous ne pourrions les rapporter au même sujet permanent ; nous recommencerions à chaque instant une vie nouvelle, mais nous ne nous sentirions pas vivre d’une vie propre et continue. Notre moi nous échapperait, au milieu de la mobilité incessante de nos impressions. La mémoire est la condition nécessaire du sentiment de notre identité personnelle et le sentiment de l’identité personnelle est, à son tour, la condition nécessaire de la sui-conscience ;
2° Le fait de la sui-conscience suppose encore en notre esprit la faculté de se dédoubler en quelque sorte lui-même, de se poser en face de lui-même comme objet de connaissance et de s’entretenir avec lui-même, dans une sorte de dialogue intérieur, — « raisonnant et devisant en tête à tête avec lui-même, comme le fait mon esprit, dit Anselme, au moment où j’écris » — secum tacite disputando, sicut nunc mea mens facit — (Monol., c. 27-30) ;
3° Enfin l’amour de nous-même, qui nous porte à vouloir durer, ramène cette dualité à l’unité et consomme le phénomène de la sui-conscience, dont il est le troisième élément.
Anselme, passant ensuite de l’esprit de l’homme à Dieu, qui est l’esprit absolu, y retrouve les mêmes phénomènes et les mêmes lois, et en déduit la Trinité. Dieu, étant esprit, est un esprit conscient comme tous les esprits, et cette conscience qu’il a de lui-même se réalise dans les conditions que nous venons d’énumérer. Dieu est doué de mémoire : il se souvient éternellement de lui-même — memor sui. — Dieu se pose lui-même en face de lui-même comme objet de connaissance ; il se connaît et se pense lui-même, et poursuit avec lui-même une sorte de dialogue éternel. Enfin, Dieu s’aime lui-même, dans ce souvenir et dans cette connaissance qu’il a de lui-même. De là les trois hypostases trinitaires :
1° Le souvenir éternel que Dieu a de lui-même, c’est le Père. Le Père, c’est donc Dieu considéré comme memor sui ;
2° La connaissance éternelle que Dieu a de lui-même, c’est le Fils. Le Fils, c’est donc Dieu se connaissant, se pensant lui-même, et se parlant à lui-même — car il n’y a pas de pensée sans la parole qui la formule et l’exprime. Cette parole éternellement exprimée, c’est le Verbe, ou le Fils — si æterne se intelligit Deus, æterne se dicit ; si æterne se dicit, æterne est Verbum ejus apud ipsum — (ibid.) ;
3° L’amour dont Dieu s’aime éternellement lui-même, c’est le Saint-Esprit. De ce que Dieu se souvient et se connaît, il s’ensuit qu’il s’aime, car il ne peut se connaître sans s’aimer — (palam est) ideo se amare, quia sui meminit et se intelligit ; — et réciproquement, il ne pourrait s’aimer sans se souvenir de lui-même et sans se connaître — nulla enim res amatur, sine ejus memoria et intelligentia — (c. 48).
Par là se trouve justifiée la doctrine latine de la double procession du Saint-Esprit. Le Saint-Esprit procède à la fois du Père et du Fils, puisque l’amour dont Dieu s’aime suppose à la fois le souvenir et la conscience qu’il a de soi — patet igitur amorem summi Spiritus ex eo procedere, quia sui memor est et se intelligit. Quod si in memoria summi Spiritus intelligitur Pater, in intelligentia Filius, manifestum est quia a Patre pariter et a Filio summi Spiritus amor procedit — (ibid).
Voilà donc la Trinité pour Anselme : c’est la mémoire, l’intelligence et l’amour, transportés de l’esprit fini que nous sommes à l’esprit absolu, qui est Dieu, le tout impliqué dans l’acte de la sui-conscience propre à tout esprit. Il semble que ce soit là trois facultés, trois attributs de Dieu, et non trois hypostases divines. Ne glissons-nous pas vers le sabellianisme ? Anselme évite recueil en affirmant que les attributs de l’esprit absolu sont de tout autre nature que ceux de l’esprit fini. Au lieu d’être, comme chez nous, de simples modes ou attributs, la mémoire, l’intelligence et l’amour sont, dans l’esprit absolu, des hypostases, des êtres concrets et distincts.
M. Charles Secrétan (Philosophie de la liberté, I, p. 84, note) estime que cette distinction n’est pas sans portée philosophique, et, en traduisant en langage moderne l’argumentation d’Anselme, il la réduit à cecia :
a – Ce qui suit ne reproduit pas le texte même de M. Secrétan. M. Bonifas, selon son habitude, l’avait d’avance éclairci et commenté pour le mettre mieux à la portée de ses élèves. (Réd.)
L’acte distinctif de l’intelligence est la conscience de soi. Cette conscience de soi suppose tout d’abord une opposition, un dédoublement au sein de l’être intelligent, le moi qui pense évoquant le moi pensé, le sujet se saisissant comme son propre objet. Cette distinction, tout idéale en nous, parce que nous sommes des êtres créés et que nous ne sommes pas causes de nous-mêmes, est réelle et substantielle en Dieu, parce que Dieu est l’être absolu, cause de lui-même. Pour lui, penser et créer, c’est tout un ; se penser, c’est se poser. Voilà pourquoi, en Dieu, le moi pensé est réellement posé par le moi pensant ; le sujet devient pour lui-même et à côté de lui-même, un objet réel, concret, vivant, parfait, divin comme lui-même, et entièrement identique à lui. En vertu de ce dédoublement, impliqué par l’acte de la sui-conscience, Dieu est à la fois un et deux ; il y a en lui dualité au sein de l’unité : voilà le Père et le Fils. Mais la conscience de l’unité persiste dans cette dualité ; et, parce que Dieu est cause de soi, parce que ses pensées et ses sentiments sont en même temps des actes, cette conscience de l’unité n’est pas seulement sentie, elle est voulue, posée. Incessamment distingués par l’acte de la conscience, le Père et le Fils se réunissent incessamment par l’acte de la volonté ou de l’amour. Cette volonté commune est la volonté d’être un, volonté absolue dont l’effet possède la réalité absolue. Le produit éternel de cette volonté commune, de cet amour réciproque du Père et du Fils, c’est le Saint-Esprit.
Voilà à quels termes rigoureux M. Secrétan ramène la théorie d’Anselme. Je me demande si, en la traduisant en langage moderne, il ne l’a pas quelque peu modifiée. Sa notion marque un progrès sur celle d’Anselme, mais ce progrès est insuffisant. Je reconnais qu’il y a quelque chose de vrai et de profond dans cette analyse du phénomène de la sui-conscience impliquant, au sein de l’esprit absolu, une éternelle distinction, éternellement ramenée à l’unité. Que cette distinction crée une dualité de personnes au sein de l’essence divine, je puis, à la rigueur, le concevoir. Mais que la volonté d’être un ait pour résultat la production d’une troisième personne, voilà, je l’avoue, ce qu’il m’est plus difficile de comprendre. — Ce n’est pas en se plaçant sur le terrain de l’intelligence, mais sur celui de l’amour et de la vie, que l’on peut entrevoir le mystère de la Trinité.
Quoiqu’il en soit de la théorie d’Anselme et de sa moderne interprétation, la méthode qu’elle a inaugurée mérite d’être remarquée. Elle consiste à faire de la psychologie le point de départ de la théologie, à s’élever à l’idée de l’être absolu en lui attribuant toutes les qualités et perfections des êtres finis, affranchies de toutes limites et portées jusqu’à l’infini. Cette méthode resta dès lors celle de la plupart des scolastiques, qui la suivirent sans s’en écarter, mais en l’appliquant de diverses manières. Et elle mérite de rester la nôtre, car c’est la seule possible, semble-t-il, en ces hautes et difficiles matières.
Thomas d’Aquin, marchant sur les traces d’Anselme, déduit aussi dialectiquement la Trinité des données de la psychologie. Il affirme que Dieu est l’être souverainement parfait, et qu’il faut lui attribuer, en les élevant à l’absolu, toutes les perfections qui sont dans les choses — in Deo sunt perfectiones omnium rerum. — Or, toutes les perfections que nous devons attribuer à Dieu en tant qu’être absolu peuvent se ramener à trois : l’être — esse, — l’intelligence — intelligere — la volonté, ou l’amour — velle, amare. — A ces trois perfections de l’être correspondent les trois hypostases : le Père, le Fils et le Saint-Esprit.
Mais Thomas ne se contente pas de cette affirmation sommaire. Il cherche à établir logiquement la Trinité, en la déduisant :
- De la notion même de l’être (première des trois perfections) ;
- De l’activité de l’intelligence et de la volonté en Dieu (deuxième et troisième perfections divines).
De là une double démonstration, dont voici la marche.
I. — Dieu est l’être absolu. Or, le propre de l’être absolu, c’est de se vouloir, de vouloir être, — et de vouloir être autant que possible, de poursuivre le maximum de son être, de vouloir durer et se communiquer au dehors pour étendre et multiplier son être. Dieu est donc par essence, par un besoin de sa nature, Père et créateur. Comment s’exprimera cette paternité divine ? Sera-ce par la création du monde ? Sans doute, le monde multiplie l’être de Dieu et reflète ses perfections. Mais il ne les reflète qu’imparfaitement, et il n’épuise pas le besoin qu’a le Père de s’exprimer et de se répéter au dehors. Ce besoin ne peut être satisfait qu’à la condition que l’être produit soit identique à Dieu : or ce n’est pas le cas du monde, fini et imparfait. Voilà pourquoi Dieu se donne un Fils, un second lui-même, sa parfaite image. Il aime ce Fils, dans lequel il se contemple comme dans un miroir : cet amour, c’est le Saint-Esprit.
Dieu ne crée le monde qu’après s’être donné un Fils. C’est le Fils qui est l’intermédiaire de la création, et c’est le Saint-Esprit qui en est l’inspiration, c’est-à-dire que Dieu crée par amour. Autrement, si Dieu n’avait pas commencé par se donner un Fils, il aurait créé le monde par une nécessité impérieuse de sa nature. Il n’aurait pu se passer du monde, car il aurait eu besoin de lui pour être vraiment Dieu, c’est-à-dire l’être absolu, pour épuiser ce besoin de répandre, de communiquer, de répéter son être, qui est sa loi même. C’est la génération éternelle du Fils qui répond à ce besoin. Grâce à elle, la création du monde n’est pas nécessaire, elle est libre. Elle se fait, non en vue de Dieu, mais en vue de ce qui sera créé, par amour. C’est ainsi que Thomas échappe à cette doctrine essentiellement panthéiste de la création éternelle et nécessaire, à laquelle son principe de l’être se répandant et se communiquant par une loi inhérente à sa nature semblait devoir le conduire.
II. — Thomas d’Aquin arrive au même résultat en prenant pour point de départ les deux autres perfections qui caractérisent l’esprit absolu. Dieu est un Dieu trinitaire, non pas seulement parce qu’il est l’être absolu, mais aussi parce qu’il est intelligence et volonté. L’activité de l’intelligence divine, c’est l’éternelle génération du Fils ; l’activité de la volonté divine, c’est la procession éternelle du Saint-Esprit. Ici nous retrouvons, à quelques nuances près, les idées et l’argumentation d’Anselme.
1° L’activité de l’intelligence divine a les mêmes caractères que celle de l’intelligence humaine. L’esprit absolu, comme l’esprit humain, est conscient de lui-même. Il se connaît : donc il se pense et il se parle. Il y a en lui un dialogue intérieur, un dédoublement de son être. Mais, tandis que, chez l’homme, la parole, qui est le résultat de cette activité intérieure de la pensée, n’est pas identique à l’homme, et ne constitue pas, à côté de lui, un être concret et distinct, en Dieu, au contraire, la pensée et la parole sont identiques au sujet qui pense et parle. En Dieu, la parole prend corps, et subsiste à côté de Dieu, comme un être semblable à lui, de même nature que lui. Aussi l’activité de la pensée divine, au lieu de produire, comme celle de la pensée humaine, une idée et un mot sans réalité, produit le Fils, image parfaite et adéquate du Père.
2° Ce n’est pas tout. Dieu est volonté en même temps qu’intelligence. L’activité de sa volonté, c’est l’amour, et le résultat de cette activité, au lieu d’être, comme en l’homme, un sentiment intérieur, est un être concret, substantiel, le Saint-Esprit. Le Saint-Esprit, c’est l’amour dont Dieu s’aime lui-même et dont il aime les créatures.
Ainsi, l’activité de l’intelligence de Dieu, c’est l’éternelle génération du Fils ; l’activité de sa volonté, c’est l’éternelle procession du Saint-Esprit, et l’activité de l’être en Dieu embrasse et comprend l’une et l’autre, ainsi que la création du monde visible. L’être absolu, c’est Dieu considéré comme Père et comme Créateur, — engendrant le Fils, faisant procéder le Saint-Esprit, et créant ensuite le monde par le Fils et par le Saint-Esprit.
Thomas d’Aquin entre encore dans d’autres détails où nous ne le suivrons pas. Il cherche à expliquer, par exemple, pourquoi le Fils est produit par voie de génération et le Saint-Esprit par voie de procession ; pourquoi le Saint-Esprit n’est pas engendré par le Père, comme le Fils, mais procède à la fois de l’un et de l’autre. Et il en trouve la raison dans la différence essentielle qui distingue l’intelligence de la volonté. Il montre ensuite qu’il ne peut y avoir en Dieu que ces deux évolutions intérieures, qui se traduisent, l’une par l’éternelle génération du Fils, l’autre par l’éternelle procession du Saint-Esprit, et cela, parce qu’il n’y a, dans l’esprit absolu, que deux activités possibles, celle de la pensée et celle de la volonté.
Duns Scot a, lui aussi, sa théorie de la Trinité. Il fait de la volonté l’essence de l’être, et considère Dieu comme la volonté ou la liberté absolue. Il déduit sa théorie trinitaire de cette notion de la volonté absolue. Je n’exposerai pas cette théorie, qui n’est pas toujours facile à comprendre et à suivre. On la trouvera reproduite dans Baur (die christliche Lehre von der Dreieinigkeit und Menschwerdung Gottes).
Mais il est une dernière conception de la Trinité que je ne veux pas passer sous silence. C’est la théorie formulée par l’école mystique de saint Victor. Elle est originale, ingénieuse, — subtile, peut-être, — mais à coup sûr intéressante et digne d’être connue.
[L’appréciation de M. Bonifas, touchant la valeur de la preuve mystique de la Trinité, parait avoir légèrement varié dans les derniers temps. Nous avons suivi, ici comme partout, le texte le plus récent, en reproduisant les corrections faites par le professeur — sans doute dans l’année 1874-1875, — en marge de son manuscrit. Il nous a paru curieux cependant de conserver en notes les variantes qui constituaient le texte primitif, lequel a dû servir de base aux leçons de M. B. jusqu’en 1871-1872. — Voici ce qu’on y lit, à la place de cette dernière phrase : « Elle est, par conséquent, antérieure à celles de Thomas et de Scot, dont je viens de parler, mais je l’ai réservée pour la fin de ce chapitre, parce que c’est la plus satisfaisante, la plus ingénieuse, la plus profonde et aussi la plus biblique que j’aie rencontrée, je ne dirai pas seulement chez les scolastiques, mais chez les théologiens de tous les temps. » (Red.)]
Richard de Saint Victor suit la méthode à la fois psychologique et rationnelle inaugurée par Anselme. C’est la psychologie qui lui fournit ses prémisses. Il arrive à l’idée de Dieu en élevant à l’infini les attributs et les perfections de la nature humaine, et prétend, de l’idée de Dieu ainsi obtenue, déduire la Trinité.
Seulement, ces prémisses ne sont pas les mêmes que celles d’Anselme, de Thomas et de Scot. Dieu n’est pas, pour Richard comme pour Anselme, l’intelligence absolue, ou, comme pour Thomas, l’être absolu, ou, comme pour Scot, la volonté absolue : il est l’amour absolu.
[Texte primitif : « Et ici, Richard de Saint-Victor invoque — ce qui constitue une première supériorité, une déclaration de la Parole de Dieu : « Dieu est amour. » C’est cette définition sublime et véridique de Dieu qui doit servir de base à la théologie comme à la religion, et c’est d’elle que Richard tire toute sa doctrine de la Trinité. Et d’abord, il justifie cette affirmation elle-même au point de vue de la conscience et de la raison. L’amour, dit-il, est ce qu’il y a de plus élevé en l’homme, etc… »]
L’homme, en effet, n’est pas seulement doué d’intelligence et de volonté ; il est capable d’aimer. Or l’amour est ce qu’il y a de plus élevé en lui, de plus excellent et de plus parfait sur la terre. Si donc Dieu est la perfection suprême, son essence sera l’amour. Pour nous élever à l’idée de Dieu, il suffira d’élever à l’absolu l’idée de l’amour. Dieu est donc l’amour absolu. Comme dit saint Jean : « Dieu est amour. » (1 Jean 4.8)
Cela posé, qu’implique l’amour idéal, parfait, absolu ?
A. — Il suppose d’abord une dualité : un être qui aime et un être qui est aimé. L’amour exige un objet ; l’amour parfait exige un objet parfait. Il faut, en effet ; être deux pour aimer, et il faut que celui qui est aimé soit parfaitement digue de celui qui aime, et l’aime, à son tour, d’un amour parfait. Si donc Dieu doit être considéré comme l’amour parfait, l’amour absolu, l’amour en acte, il nous faut statuer en Dieu une dualité de personnes, et de personnes divines :
1° Une dualité de personnes, car l’amour suppose la personnalité. Aimer est l’acte le plus libre et le plus personnel qu’il y ait au monde. Et ici éclate la supériorité du point de vue des mystiques sur celui des scolastiques proprement dits — Thomas ou Anselme, — car l’acte de la sui-conscience n’implique pas au même degré la dualité des personnes au sein de l’essence divine ;
2° De plus, il faut que ces personnes soient divines, pour qu’il y ait entre elles l’égalité nécessaire. Nous devons affirmer le Père et le Fils de même essence, quoiqu’éternellement distincts, et s’aimant d’un amour réciproque, éternel et parfait.
B. — Parfait ? Non. Cet amour à deux n’est pas encore l’amour parfait, et ne réalise pas l’idée de l’amour absolu. L’idéal de l’amour, c’est l’amour à trois, et non pas cet amour exclusif dans sa réciprocité, qui n’est qu’une sorte d’égoïsme à deux, car l’amour dont chacun y est aimé est un bien dont il jouit seul, sans partage, d’une façon jalouse. Le Père ne partage avec personne l’amour dont il est aimé par le Fils, et le Fils ne partage avec personne l’amour que le Père a pour lui. Or cela est contraire à l’idée même de l’amour absolu. Le Père, aimé d’un amour infini par un autre lui-même, ne peut pas, en vertu de son essence, qui est d’aimer, vouloir garder égoïstement pour lui seul cet amour qu’il reçoit, et dont il sent le prix infini. Il aspire à le partager avec un autre être, capable de le goûter comme lui. Ce désir, cette volonté du Père, est aussi le désir et la volonté du Fils, qui est amour, comme le Père. De là, la nécessité d’une troisième personne divine, objet du double amour du Père et du Fils, capable de goûter cet amour et d’y répondre. C’est le Saint-Esprit, qui procède du Père et du Fils, et avec lequel le Père partage l’amour du Fils comme le Fils partage l’amour du Père, ce qui rend l’amour parfait et pur de toute trace d’égoïsme, à la fois chez le Père, chez le Fils, et chez le Saint-Esprit lui-même.
Dès lors, l’idéal de l’amour, l’amour absolu, est pleinement réalisé en Dieu d’une manière concrète et vivante. Et Richard de Saint-Victor résume toute sa théorie en ces mots : « Parce que l’amour parfait ne peut être réalisé qu’en trois personnes, il faut que le Dieu qui est amour soit un Dieu en trois personnes » — charitatis consummatio personarum trinitatem requirit, sine qua, in plenitudinis suæ integritate subsistere nequit (De Trinitate).
Ici, Richard se montre supérieur, non seulement à Anselme et aux autres scolastiques, mais à Augustin lui-même, qui avait déjà voulu expliquer la Trinité par le Dieu amour. Il avait dit : l’amour implique trois choses, quod amat, quod amatur, et mutuus amor. Mais, présentée sous cette forme, sa théorie était défectueuse. Je comprends sans doute que les deux premiers termes soient des personnes ; mais je ne puis comprendre pourquoi le troisième terme en est une aussi, car ce n’est qu’une simple relation, un simple rapport entre les deux autres. Augustin justifie donc la personnalité du Père et du Fils, mais non celle du Saint-Esprit. Richard de Saint-Victor, au contraire, justifie la présence d’une troisième personne, le Saint-Esprit, au sein de la divinité. L’amour de deux êtres qui s’aiment demande, pour être parfait, à être partagé avec un tiers. L’essence de l’amour est de se donner, de donner ce qu’on a et de donner aussi ce qu’on reçoit.
Cette théorie paraîtra peut-être quelque peu subtile. Pour moi, j’y trouve un élément précieux de vérité, une vue profonde sur la nature de l’amour.
[Le texte primitif ajoute : « Et cette vue est justifiée par l’exemple de l’amour au sein de la famille. L’amour réciproque des époux n’est pas encore l’idéal de l’amour : il y a là, en effet, une nuance d’égoïsme, car cet amour ne se partage pas. Il est jaloux, exclusif. Mais, aussitôt que l’enfant apparaît, cette nuance d’égoïsme s’efface, et le type accompli de l’amour est plus près d’être réalisé. L’amour alors se partage et se répand. Il perd ce caractère exclusif, qui fait de l’amour à deux une forme plus raffinée de l’égoïsme. Le père n’est pas jaloux de l’amour de la mère pour l’enfant, ni la mère n’est jalouse de l’amour dont l’enfant est aimé par le père. Au contraire, chacun des deux époux partage avec joie avec l’enfant l’amour dont il est aimé, et l’aime à son tour du même amour. »]
Quoi qu’il en soit d’ailleurs des vues particulières de Richard de Saint-Victor, on ne peut méconnaître qu’il n’ait ouvert, après Augustin, une voie féconde. C’est sur ce terrain du Dieu-Amour qu’on doit chercher la vraie conception de la Trinité, et le mot « amour » est bien le mot de la vie divine.
[« C’est ainsi qu’un moine obscur du couvent de Saint-Victor, en s’inspirant d’une parole de la Bible et des expériences intimes de sa foi, s’est élevé plus haut que les plus illustres docteurs de l’école. »]
Quant à l’Église, elle n’intervint dans les spéculations philosophiques ou théologiques dont le dogme de la Trinité fut l’objet, que pour maintenir le dogme lui-même, lorsque tel de ses éléments, formulé par les anciens conciles, se trouvait compromis ou nié. Toutefois, la théologie de de Thomas d’Aquin, sans recevoir force de loi, devint la théologie officielle et la règle de l’enseignement orthodoxe dans l’Église. L’école mystique demeura suspecte.
[« Et cependant, nous l’avons vu, la théorie de Thomas repose sur un principe dont les conséquences peuvent être dangereuses, tandis que la théorie mystique nous met sur la voie de la véritable conception trinitaire et renferme l’expression la plus pure et la plus fidèle du grand mystère de la vie divine. »]