Histoire des Protestants de France – Tome 1

2.20.
Capitulations des seigneurs catholiques. – Les calvinistes sacrifiés et irrités. – Absolution de Henri IV par Clément VIII. – Plaintes des reformés. – Leurs assemblées politiques. – Organisation et but de ces assemblées. – Le massacre de la Châtaigneraie. – Nouvelles plaintes. – Edit de Nantes. – Conclusion.

L’acte d’abjuration ne ramena pas immédiatement les ligueurs à la soumission. L’ambassadeur d’Espagne semait l’or à pleines mains. Le légat prétendait qu’au pape seul appartenait le droit de réconcilier un excommunié avec l’Église, et les états généraux de la Ligue jurèrent d’obéir aux décrets du saint-siège. Boucher prononça neuf sermons contre la conversion simulée du Béarnais, disant que les évêques de Saint-Denis étaient des traîtres, leur prières des anathèmes, et la messe chantée devant des hérétiques une farce misérable. Tous les prêcheurs de la faction des Seize poussaient ouvertement au régicide, et l’on vit bientôt les fruits de leurs provocations. Jean Barrière, en 1593, et l’année d’après Jean Châtel tentèrent d’assassiner le roi. Un arrêt du parlement chassa la compagnie de Loyola du royaume ; elle y revint pour enfanter Ravaillac.

Mais la masse de la nation accepta comme bonne et sincère l’abjuration de Henri IV, parce qu’elle avait soif de repos. Les chefs de la Ligue, ayant perdu l’espoir de vaincre, ne songèrent plus qu’à se vendre aussi cher que possible. Il en coûta au roi des sommes énormes, et les réformés furent presque partout sacrifiés dans les capitulations. Rouen, Meaux, Poitiers, Agen, Beauvais, Amiens, Saint-Malo, et beaucoup d’autres villes grandes et petites, stipulèrent, en faisant leur soumission, que le prêche des huguenots serait banni de leur enceinte et des faubourgs. Paris fit étendre l’interdiction à dix lieues de ses portes. Le roi opposait bien quelque résistance à ces demandes, mais il finissait par accorder tout.

On épiait même d’un œil jaloux la moindre marque d’attachement que le Béarnais aurait pu donner à ses anciens coreligionnaires, et il devait se cacher pour serrer la main des fidèles serviteurs qui avaient défendu sa couronne au prix de leur sang.

Aussi recommencèrent-ils à parler d’un nouveau protecteur, malgré les énergiques protestations de Henri IV qui se disait le protecteur naturel et légitime de tous ses sujets. Duplessis appuya loyalement les remontrances du roi ; cependant il lui fit à son tour de grandes plaintes. « Voyez, sire, lui écrivit-il, par quels degrés on vous a conduit à la messe. Ceux qui sont crus d’un chacun ne croire pas en Dieu vous ont fait jurer les images et les reliques, le purgatoire et les indulgences. Vos pauvres sujets, par ce même chemin, vous voient passer plus outre. Ils voient que vous envoyez faire soumission à Rome. Ils savent que l’absolution ne peut être sans pénitence. Le pape, au premier jour, vous enverra l’épée sacrée, et vous imposera la loi de faire la guerre aux hérétiques, et sous ce nom comprendra les plus chrétiens, les plus loyaux des Français. »

Clément VIII demanda, en effet, pour le prix de son absolution, l’abrogation des édits de tolérance, l’exclusion des hérétiques de toutes les charges, et la promesse de les exterminer aussitôt que la paix serait conclue avec la Ligue et l’Espagne. Pour cette fois Henri IV se révolta. Il fit répondre par d’Ossat et Duperron qu’il serait accusé d’impudeur et d’ingratitude si, après avoir tiré tant de services de ceux de la religion, il leur courait sus, et les forçait à prendre les armes contre sa personne.

Le pape et le roi finirent par s’arranger à l’aide de termes équivoques ; et le 16 septembre 1595, les deux ambassadeurs de Henri IV se mirent à genoux sous le portique de Saint-Pierre. On chanta le miserere, et à chaque verset ils reçurent pour leur maître des coups de baguette ou de houssine sur les épaules. Les Espagnols s’en moquèrent, et les meilleurs des catholiques français en furent indignés.

Le roi continuait à ne payer les réformés que de bonnes paroles. Il leur disait en secret qu’il se fiait en eux plus qu’aux autres, et il essaya même de justifier les privilèges qu’il avait accordés aux catholiques par la parabole de l’enfant prodigue pour qui son père fit tuer le veau gras. « C’est bien, » lui répliquèrent les députés des Églises ; « mais traitez-nous aussi comme le fils qui a toujours été fidèle, et à qui le père disait : Tous mes biens sont à toi. Dépouiller de ces légitimes droits le fils obéissant pour les donner à celui qui a foulé aux pieds l’autorité paternelle, ce n’est pas l’esprit de la parabole du Seigneur. »

A cela le roi ne savait répondre que par de nouvelles exhortations à la patience. « Vous aurez satisfaction, leur disait-il, quand je serai maître chez moi. » Certes, la patience était bien difficile dans la malheureuse condition des réformés. Exclus de toutes les charges, maltraités, persécutés, ne pouvant nulle part invoquer Dieu en paix, sans sécurité dans leurs propres maisons, n’ayant plus leur ancien protecteur, et empêchés d’en nommer un autre, ils résolurent enfin, avec l’autorisation tacite du roi, de pourvoir à leurs affaires par eux-mêmes, et convoquèrent des assemblées politiques. La première fut tenue à Sainte-Foy, au mois de mai 1594.

On ne doit pas confondre ces assemblées avec les synodes. Dans les synodes, pasteurs et laïques étaient en nombre égal, et l’on ne s’y occupait habituellement que des intérêts de l’Église. Dans les assemblées politiques, les laïques étaient en grande majorité, et l’on y traitait des affaires de l’Etat.

Il y avait-eu des assemblées de cette nature pendant les guerres de religion ; mais elles prirent alors une organisation plus régulière, et adoptèrent la résolution de se réunir à des intervalles périodiques.

La France fut divisée en dix circonscriptions qui nommaient chacune un député pour former le conseil général. On emprunta aux états généraux leur distinction des trois ordres. Le conseil général devait se composer de quatre gentilshommes, de quatre membres du tiers et de deux pasteurs. Quand le nombre des membres fut porté à trente, il y eut douze délégués de la noblesse, douze représentants du tiers et six pasteurs. Le président devait être laïque, le vice-président ecclésiastique. Le conseil se renouvelait par moitié de six mois en six mois. Les ducs, les lieutenants généraux et autres personnages de haut rang prenaient part aux délibérations sans être députés, pourvu qu’ils fussent agréés par l’assemblée.

Au-dessous du conseil général étaient les conseils provinciaux, composés de cinq à sept membres également choisis dans les trois ordres. Il devait y entrer au moins un gouverneur de place et un pasteur.

Ces conseils étaient chargés d’entretenir la concorde entre ceux de la religion, de lever des deniers pour les besoins de la cause et d’en régler l’emploi, de veiller sur les garnisons et les munitions des villes de sûreté, de faire enfin tout ce qui était jugé nécessaire à la défense des intérêts communs. Les députés prêtaient serment d’obéissance, et les membres des Églises s’obligeaient à respecter les décisions des assemblées générales et particulières. Il y avait un fonds permanent de quarante-cinq mille écus fourni par les contributions des fidèles.

Le conseil général recevait les mémoires et les plaintes des conseils provinciaux, les envoyait à la cour, discutait avec les commissaires du roi sur les termes des nouveaux édits, et travaillait à établir sur des bases moins chancelantes le libre exercice de la religion.

A en juger par les circonstances et les idées actuelles, rien de plus contraire au bon ordre que cette organisation : c’était, comme nous l’avons déjà remarqué ailleurs, un Etat dans l’Etat. Mais pour apprécier équitablement l’institution des assemblées politiques, il faut se rappeler que les réformés étaient exclus en France du droit commun. Le dogme intolérant du catholicisme ne laissait plus voir en eux des Français. On les regardait comme des étrangers, bien plus, comme des ennemis, et on les traitait comme tels. Le roi devait capituler avec une partie de ses sujets à leurs dépens. Le pape demandait leur extermination. Les évêques avaient forcé Henri de dire au serment du sacre : « Je tâcherai à mon pouvoir, de bonne foi, de chasser de ma juridiction et terres de ma sujétion tous les hérétiques dénoncés par l’Église, et encore était-ce une formule mitigée que les prélats n’avaient approuvée qu’avec peine. L’autorité publique attaquait et condamnait les réformés comme des malfaiteurs. Si donc ils établirent entre eux une société distincte, c’est qu’on les avait retranchés de la société générale, et il serait aussi insensé qu’odieux d’accuser au nom de la loi commune ceux qu’on avait mis hors la loi.

Les ligueurs avaient aussi formé un Etat dans l’Etat, mais avec cette différence, qu’ils s’étaient associés pour opprimer les calvinistes, tandis que ceux-ci ne s’associèrent que pour n’être pas opprimés ; et une cruelle expérience leur prouva, sous le règne de Louis XIV, qu’en perdant leur organisation politique, ils étaient exposés à tout perdre.

Le conseil du roi n’apprit pas sans étonnement les décision de l’assemblée de Sainte-Foy. Il avait cru que le grand corps calviniste privé de son ancien protecteur, tomberait en lambeaux. C’était la même erreur que celle de Catherine de Médicis et de Charles IX après la Saint-Barthélemy. En voyant les réformés prendre une attitude plus ferme et se redresser sous les coups de la persécution, les hommes d’Etat commencèrent à réfléchir qu’il fallait transiger avec eux.

Le roi feignait d’en être mécontent ; au fond, il encouragea les assemblées politiques. Il les préférait à un protecteur qui eût voulu se faire une grande place dans le royaume, et s’en servait devant les ligueurs, auprès de ses conseillers, à Rome même, pour pouvoir accorder à ses anciens amis de meilleures conditions. Sans les assemblées des réformés, l’un des actes les plus glorieux du règne de Henri IV, l’édit de Nantes, n’aurait jamais été agréé dans le conseil, ni enregistré par les parlements.

Les négociations furent longues, laborieuses, et mêlées d’incidents qui n’offriraient aujourd’hui que peu d’intérêt. Il se tint des assemblées politiques à Saumur, à Loudun, à Vendôme, puis encore à Saumur et à Châtellerault, dans les années 1595, 96 et 97. La cour leur adressait, selon les circonstances, des menaces ou des paroles d’encouragement. On nomma des commissionnaires pour traiter avec les calvinistes ; mais ils n’avaient que des pouvoirs très bornés, et, dans ces limites mêmes, ils n’étaient pas autorisés à conclure un arrangement définitif. Ce furent, des assemblées au conseil privé, et du conseil aux assemblées, des allées et venues continuelles, les uns ne voulant donner que l’édit de Poitiers avec quelques amendements sans importance, les autres persistant à réclamer le plein et libre exercice de la religion ; les premiers invoquant des raisons d’Etat, les seconds des principes de justice et de conscience.

Au milieu de ces stériles disputes, la persécution continuait, violente en certains lieux, et tracassière en d’autres. A la Châtaigneraie, sur les confins du Poitou et de la Bretagne, des ligueurs, encouragés par le duc de Mercœur, s’étaient jetés tout à coup sur les fidèles, pendant qu’ils faisaient leurs offices, en 1595. Deux cents personnes de tout âge, hommes et femmes, avaient été lâchement égorgées. Ce fut un nouveau massacre de Vassy.

Parmi les victimes était un petit enfant qu’on venait de présenter au baptême. Un pauvre garçon de huit ans offrit, dans la simplicité de son cœur, les huit sous qu’il avait dans sa bourse pour racheter sa vie : mais les bourreaux aimèrent mieux son sang que son argent, et la dame de la Châtaigneraie, s’amusa ensuite à faire avec eux le compte des morts.

Cette atroce boucherie indigna les plus emportés même des conseillers de Henri IV, et les auteurs du massacre furent expressément exceptés des cas d’amnistie. Néanmoins on peut voir dans un écrit publié en 1597, sous ce titre : Plaintes des Églises réformées de France, combien d’avanies, d’injustices et de violences on leur faisait encore subir impunément. Ces griefs remplissent tout un volume ; nous n’en citerons que quelques traits.

Point de libre exercice de la religion dans des provinces entières, comme la Bourgogne et la Picardie ; un seul lieu de culte dans la Bretagne, et deux dans la Provence ; les fidèles maltraités, lapidés, ou jetés dans la rivière, à leur retour du prêche ; ailleurs, des coups de canon tirés contre les assemblées ; la propre sœur du roi contrainte de sortir de Rouen pour prendre la cène, parce qu’il ne plaisait point au légat qu’elle le fît dans la ville ; les Bibles et les Psaumes brûlés par la main du bourreau ; interdiction de porter des consolations aux malades, et à Saint-Quentin, par exemple, un homme banni pour avoir consolé un pestiféré dans la rue ; des enfants enlevés, ou baptisés de force dans les maisons par des prêtres accompagnés de gens de justice ; le curé de Saint-Etienne faisant affamer un vieillard dans la prison pour lui arracher une abjuration, et le contraignant de passer un acte devant notaire par lequel il se condamnait au bannissement, s’il renonçait à la foi catholique ; les villes d’otage enlevées ou démantelées ; les pauvres négligés et chassés là même où les réformés donnaient le plus à la bourse commune ; exclusion systématique des charges, et même des simples magistratures de ville, des maîtrises, des offices de notaires ou de procureur ; point de justice devant les tribunaux ; des amendes exorbitantes et des emprisonnements sous les moindres prétextes ; indigne exhumation des morts, de ceux même qui avaient été ensevelis dans les chapelles de leurs ancêtres, etc.

En terminant cette longue liste de griefs, les réformés disaient au roi : « Et pourtant, sire, nous n’avons point parmi nous de Jacobins et de Jésuites qui en veulent à votre vie, ni de ligueurs qui en veulent à votre couronne. Nous n’avons jamais présenté, au lieu de requêtes, la pointe de nos épées. On nous paie de considérations d’Etat. Il n’est pas encore temps, dit-on, de nous accorder un édit ! Encore, ô bon Dieu ! après trente-cinq ans de persécutions, dix ans de bannissement par les édits de la Ligue, huit ans du règne du roi, quatre ans de poursuites. Nous demandons un édit à Votre Majesté qui nous fasse jouir de ce qui est commun à tous vos sujets. La seule gloire de Dieu, la liberté de nos consciences, le repos de l’Etat, la sûreté de nos biens et de nos vies, c’est le comble de nos souhaits et le but de nos requêtes. »

Le roi et son conseil persistaient à chercher des moyens de temporisation. Cependant les nouveaux dangers du royaume, la surprise d’Amiens par les Espagnols, la résolution de beaucoup de gentilshommes huguenots de rester dans leurs maisons, au lieu d’aller tirer l’épée pour un roi qui les abandonnait, la conscience des hommes d’élite enfin qui commençait à parler, firent octroyer, au mois d’avril 1598, l’ordonnance qui reçut du lieu où elle fut publiée le nom d’édit de Nantes.

Dans le préambule de cet acte célèbre, le roi reconnaît que Dieu est adoré et prié par tous ses sujets, sinon dans la même forme, au moins dans la même intention, de telle sorte que son royaume pourra toujours mériter et conserver le titre glorieux de très chrétien. L’édit fut déclaré perpétuel et irrévocable, comme étant le principal fondement de l’union et de la tranquillité de l’Etat.

Cette grande charte de la Réforme française sous l’ancien régime accordait en résumé ce qui suit : Pleine liberté de conscience dans le for intérieur ; exercice public de la religion dans tous les lieux où il était établi en 1597, et dans les faubourgs des villes ; permission aux seigneurs hauts justiciers de faire célébrer les offices dans leurs châteaux, et au gentilshommes de second rang de recevoir trente personnes à leur culte privé ; admission des réformés aux charges publiques, de leurs enfants dans les écoles, de leurs malades dans les hôpitaux, de leurs pauvres au partage des aumônes ; droit de faire imprimer leurs livres dans certaines villes ; des chambres mi-parties dans quelques-uns des parlements ; une chambre de l’édit à Paris, toute composée de catholiques, moins un seul membre, mais offrant de suffisantes garanties par sa destination spéciale ; quatre académies pour l’instruction scientifique et théologique ; autorisation de convoquer des synodes, selon la discipline ; enfin, un certain nombre de places de sûreté.

L’Église catholique eut aussi sa part dans l’édit. Les biens du clergé devaient être partout restitués, les dîmes payées, et l’exercice du catholicisme rétabli dans tout le royaume. Ce dernier article, qui restaura la messe dans deux cent cinquante villes et deux mille paroisses de campagne, faillit exciter une émeute à La Rochelle.

Ce n’était pas la liberté religieuse, ni même la simple tolérance, comme on l’entend de nos jours ; c’était encore un traité de paix entre deux peuples juxtaposés sur le même sol. Il y avait deux droits, deux armées, deux établissements de justice, et chaque parti avait ses places d’otage. Henri IV, chef de tout l’Etat, avait rempli l’office d’arbitre entre les deux camps. Mais c’était déjà un grand progrès sur le passé.

La fausse maxime qu’il ne doit y avoir qu’une seule foi comme il n’y a qu’un roi et un gouvernement, avait coûté à la France trois milliards de notre monnaie actuelle et deux millions d’hommes. Elle avait fait dresser des échafauds et des bûchers pendant soixante et dix ans, rallumé la guerre civile pendant trente-cinq ans, provoqué les massacres de Mérindol, de Vassy, de la Saint-Barthélemy, et inspiré des spoliations, des assassinats, des crimes sans nombre. A la fin des guerres, la moitié des villes et des châteaux étaient en cendres, l’industrie perdue, et les campagnes tellement dévastées que des milliers de paysans avaient résolu de quitter la France, n’ayant plus de quoi vivre sur le sol qui avait nourri leurs pères.

L’humanité a conquis le principe de la liberté religieuse à travers des flots de sang et sur des monceaux de ruines ; il lui a coûté assez cher pour qu’elle n’en revienne plus.

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant