Ce volume retrace des époques importantes de la Réformation en Angleterre, en Suisse, en France, en Allemagne et en Italie. C’est l’Histoire de la la Réformation en Europe, que l’auteur s’est proposé d’écrire, comme le porte le titre de son ouvrage. Quelques personnes, induites en erreur par les derniers mots de ce titre, ont cru qu’il voulait écrire une biographie de Calvin ; telle n’a point été sa pensée. Ce grand docteur doit avoir sa place dans cette histoire, mais quelque intéressante que soit la vie d’un homme et surtout d’un grand serviteur de Dieu, l’histoire de l’œuvre même de Dieu dans les divers pays de la chrétienté est à nos yeux d’un intérêt plus vif et plus élevé.
Deo soli gloria. Omnia hominum idola pereant !
L’auteur exposa en 1853, dans le cinquième volume de son Histoire de la Réformation du seizième siècle, les commencements de la réforme en Angleterre. Il reprend ce sujet où il l’avait laissé, savoir après la chute et la mort de Wolsey. Les pages qui suivent furent même écrites immédiatement après l’apparition du cinquième volume, il y a treize ans ; elles ont été dès lors revues et développées.
Le fait le plus important de cette époque, dans la Grande-Bretagne, est l’acte par lequel l’Église anglaise reprit son indépendance. Une circonstance particulière l’accompagna ; Henri VIII, en émancipant son peuple de la suprématie papale, se proclama chef de l’Église. Il en est résulté que l’Angleterre est de tous les pays protestants celui où l’Église et l’État se trouvent le plus intimement unis. Les législateurs de l’anglicanisme comprirent plus tard le danger que présentait cette union et déclarèrent en conséquence, dans le trente-septième des articles de religion (Of the Civil Magistrate), « Qu’en attribuant à Sa Majesté, le roi, le gouvernement principal, ils ne donnaient pas au prince le ministère de la Parole de Dieua. » Ceci ne voulait pas dire que le roi ne prêcherait pas du haut de la chaire ; nul n’y pensait ; mais que la puissance civile ne se mêlerait pas de déterminer les doctrines de la Parole divine.
a – « Where we attribute to the king’s Majesty the chief government, we give not to our Princes the ministering either of God’s word or of the sacraments. »
Cette précaution malheureusement n’a pas suffi. Il n’y a pas longtemps qu’une question de doctrine s’est soulevée au sujet des Essais et Revues, publiés à Oxford, et la cause ayant été portée en dernière instance devant l’un des premiers corps de l’État, celui-ci a prononcé sur des dogmes importants. Le Conseil privé a décidé que la négation de la pleine inspiration des Écritures, de la substitution de Christ au pécheur dans le sacrifice de la croix et des conséquences irrévocables du jugement dernier n’était pas contraire à la profession de foi de l’Église d’Angleterre. En apprenant ce jugement, les rationalistes ont triomphé ; mais un nombre immense de protestations se sont fait entendre de toutes les parties de la Grande-Bretagne. Plein de respect pour les personnes et pour les intentions des membres de ce Conseil, nous nous demandons pourtant si cet arrêt n’est pas subversif des principes fondamentaux de l’Église anglicane ; il y a plus, s’il n’est pas (nous pouvons nous tromper) une violation de la Constitution du royaume, puisque les articles de religion en font partie. Cet acte est d’autant plus grave qu’il s’est accompli malgré l’opposition, bien digne d’être prise en grande considération, des deux principaux conducteurs spirituels de l’Église, l’archevêque de Cantorbery, primat d’Angleterre, et l’archevêque de York, l’un et l’autre membres du Conseil. Appelé à raconter dans ce volume le fait historique d’où le mal est provenu, l’auteur croit devoir signaler avec respect, mais avec franchise, le mal lui-même. Il le fait avec d’autant plus de liberté qu’il croit être d’accord à cet sujet avec la plupart des évêques, des ministres et des laïques pieux de l’Église anglaise, auxquels il a voué dès longtemps un respect et une affection sincères.
Mais ne craignons pas. Les maux de l’Église ne doivent pas nous empêcher de reconnaître qu’à aucune époque le christianisme évangélique n’a été plus répandu que de nos jours. Nous savons que les chrétiens de la Grande-Bretagne non seulement tiendront ferme l’étendard de la foi, mais encore redoubleront d’efforts pour conquérir des âmes à l’Évangile autour d’eux et jusque dans les contrées les plus lointaines. Et même s’il s’agissait une fois de choisir, — d’abandonner l’union avec la puissance civile, ou de sacrifier les saintes doctrines de la Parole de Dieu, — il n’y a pas (c’est au moins notre pensée) un ministre ou un laïque évangélique en Angleterre qui hésiterait un instant sur la ligne qu’il aurait à suivre.
Maintenant plus que jamais l’Angleterre a besoin d’étudier les Pères de la Réformation dans leurs écrits. Il est à cette heure des hommes que séduisent des imaginations étranges, et qui, si l’on n’y prenait garde, feraient verser le char glorieux de la vérité chrétienne, et le jetteraient dans l’abîme d’un catholicisme superstitieux ou dans le précipice abrupt de l’incrédulité. D’un côté, des doctrines scolastiques, la transsubstantiation, par exemple, sont soutenues avec hardiesse dans quelques Églises protestantes ; on voit reparaître les ordres monastiques, les rites de la papauté, les chandelles, les habits du quatorzième siècle et toutes les momeries du moyen âge. D’un autre côté, un rationalisme, qui se contient encore, mais qui n’en est pas moins dangereux, attaque l’inspiration des Écritures, l’expiation et d’autres dogmes essentiels. Nous serait-il permis de conjurer tous ceux qui ont à cœur la gloire de Dieu, le salut de l’Église et la prospérité de leur patrie, de garder dans son intégrité le précieux trésor de la Parole de Dieu, et d’apprendre des hommes de la Réformation à repousser d’une main de sottes erreurs, un joug asservissant, et de l’autre les vides théorèmes d’une philosophie incrédule.
Un écrivain distingué, M. Froude, a publié en 1858 un ouvrage important où il traite de l’histoire d’Angleterre depuis la chute de Wolseyb. Nous aimons à reconnaître la supériorité de ce travail. Nous ne partageons pas la pensée de M. Froude sur le caractère de Henri VIII. Tout en croyant que, comme roi, il a rendu de grands services à l’Angleterre, nous ne sommes pas disposé, s’il s’agit de son caractère privé, à regarder ce prince comme un modèle et ses victimes comme des coupables. Nous différons aussi de ce savant historien sur quelques points de détail, indiqués en partie dans les notes. Mais tous doivent rendre témoignage à l’usage que M. Froude a fait des documents originaux qu’il a eus en mains, au talent avec lequel il a écrit l’histoire, et nous n’avons pu nous empêcher de nous réjouir en remarquant le point de vue favorable sous lequel, dans ce dernier écrit, il envisage la Réformation.
b – History of England front the fall of Wolsey to the death of, Elisabeth, by J.-A. Froude. 1858.
Après avoir parlé de l’Angleterre, l’auteur revient à l’histoire de Genève ; et peut-être trouvera-t-on encore qu’il lui a donné des développements plus étendus que ne le comporte une histoire générale de la Réformation. L’auteur reconnaît ce qu’il y a de vrai dans cette remarque. Il pourrait pourtant dire que selon les principes qui déterminent les caractères du beau, c’est souvent ce qui se passe sur le théâtre le plus restreint qui offre l’intérêt le plus vif. Il pourrait ajouter que le caractère spécial de la Réforme genevoise, où l’on vit triompher à la fois la liberté politique et la foi évangélique, est d’une importance spéciale pour notre époque. Il pourrait rappeler que s’il a trop parlé de Genève, c’est qu’il le connaît et qu’il l’aime ; que si chacun trouve naturel qu’un botaniste, tout en tenant compte des végétaux de tout l’univers, s’applique surtout à faire la description des plantes de la zone qui l’entoure, il doit être permis à un Genevois de faire connaître les fleurs qui ont orné les rives où il habite, et dont le parfum est allé au loin dans le monde. Mais, l’auteur le répète : il met la main sur les lèvres, et accepte la condamnation.
Nous avons continué à puiser pour cette partie de notre travail dans les manuscrits les plus authentiques du seizième siècle, à la tête desquels se placent les registres du Conseil d’État de Genève. Parmi les sources nouvelles que nous avons explorées, nous signalerons un manuscrit important qui se trouve aux Archives de Berne, et qui a été mis à notre disposition par M. le chancelier d’État de Stürrler. Ce volume in-folio de quatre cent trente pages contient les procès-verbaux des séances de la cour inquisitionnelle de Lyon, jugeant Baudichon de la Maisonneuve pour cause d’hérésie. Il a fallu omettre, pour ne pas allonger, plusieurs des renseignements intéressants que ce document renferme ; nous en aurions même retranché un plus grand nombre, si nous n’avions considéré que les faits de ce procès n’étaient point encore acquis à l’histoire et reposaient depuis plus de trois siècles dans les archives de Bernec. De la Maisonneuve fut le chef laïque de la réforme genevoise : le capitaine des Luthériens, comme l’appellent souvent les témoins dans leurs dépositions. La part qu’il a eue dans la réformation de Genève n’a pas été suffisamment appréciée. Sans doute, l’excès de ses qualités, de son énergie surtout, l’a quelquefois porté trop loin ; mais son amour de la vérité, son indomptable courage, son infatigable activité en font l’un des caractères les plus saillants de la Réformation. Le nom de la Maisonneuve n’existe plus dans Genève ; mais un grand nombre des familles les plus anciennes et les plus considérées descendent de lui, soit en ligne directe, soit en ligne collatéraled.
c – M. Gaberel a cité quelques passages de ce Msc. touchant Genève.
d – Un ami de l’auteur, M. Charles Eynard, lui a communiqué des tableaux des descendants de B. de la Maisonneuve, dans lesquels, outre un grand nombre de noms genevois, se trouvent ceux de quelques familles étrangères, les De Gonstant-Rébecque de Hollande, les de Gasparin, les de Staël et d’autres familles notables de France, qui descendent de B. de la Maisonneuve, par les Necker.
Un autre manuscrit nous a mis à même de connaître la mission principale de l’ambassade qui demanda à François Ier la délivrance de Baudichon de la Maisonneuve. Le chef de cette ambassade était Rodolphe de Diesbach ; M. Ferdinand de Diesbach, de Berne, a eu la bonté de mettre à notre disposition les archives manuscrites de sa famille ; la circonstance qu’elles nous ont fait connaître ne nous paraît pas donner une haute idée de la générosité du roi.
Le projet de François Ier et de Mélanchthon, raconté dans la partie du volume consacrée à la France et à l’Allemagne, et les lettres importantes, jusqu’à présent inconnues dans notre langue, qui s’y trouvent, nous semblent dignes de l’attention d’esprits éclairés et sérieux.
Nous terminons par l’Italie. Nous eussions désiré pouvoir raconter dans ce volume le voyage de Calvin à Ferrare, et même son arrivée à Genève ; mais la large part donnée à d’autres contrées ne nous a pas permis d’amener jusqu’à cette époque la réforme genevoise. Deux hommes distingués, dont nous honorons les talents et les travaux, M. Albert Rilliet, de Genève, et M. Jules Bonnet, de Paris, ont eu un débat sur le voyage de Calvin au delà des Alpes. La brochure de M. Rilliet sur Deux points obscurs de la vie de Calvin a été publiée à part, et la réponse de M. Bonnet intitulée Calvin en Italie a paru dans la Revue Chrétienne, 1864, p. 461, et dans le Bulletin de la Société de l’histoire du Protestantisme français, 1864, p. 183. M. Rilliet nie que Calvin ait été à la cité d’Aoste et M. Bonnet l’affirme. Il manque malheureusement quelques données pour décider un petit nombre de points secondaires ; mais le fait essentiel, le passage de Calvin à Aoste, paraît hors de doute, et quand nous serons arrivé à cette époque de la vie du réformateur, nous indiquerons les preuves, à notre avis incontestables, qui doivent convaincre tout esprit impartial.
[Nous n’aurions pas mentionné ce débat, si nous n’y avions pas été compris à l’occasion de la date du départ de Calvin pour l’Italie. Une virgule, qui se trouve à la page 252 de notre troisième volume, ligne 6, semble dire que Calvin partit le 23 août. Ce signe de ponctuation n’existait pas dans notre manuscrit et le sens qu’il donne est inadmissible. M. Rilliet lui-même, après avoir pris cette date en considération, se demande si ce n’est pas à une virgule indiscrète, dont « la présence a échappé à l’auteur, qu’on doit l’attribuer. » Au reste, nous sommes disposé à croire, comme M. Rilliet, que le voyage de Calvin en Italie se fit plus tard qu’on ne le pense ordinairement ; mais nous fondons cette opinion sur une autre base que la sienne.]
Avant de raconter le séjour de Calvin à Ferrare, l’auteur devait exposer le mouvement qui s’était accompli en Italie depuis le commencement de la Réformation. Obligé de se restreindre, vu l’étendue de sa tâche, il voulait d’abord ne pas s’occuper des pays où la Réforme fut finalement écrasée, comme l’Italie et l’Espagne. Mais en étudiant de plus près l’œuvre qui se fit alors au milieu de ces peuples, il l’a trouvée si belle, qu’il n’a pu se résoudre à la passer sous silence. Parmi les plus anciennes éditions des livres de cette époque, dont il a fait usage, il signalera un exemplaire des œuvres d’Aonio Paleario (1552), donné récemment par M. le marquis Crési de Naples à la bibliothèque de l’École de théologie évangélique de Genève. Les feuilles manquent dans ce volume, de la page 311 à la page 344, et au bas de la page 310 se trouvent ces mots écrits à la main : Quœ desunt pagellœ sublatœ fuerunt de mandato Rev. Vicarii Neap. Ceci contrariait fort l’auteur, qui désirait d’autant plus lire ces pages, que l’inquisiteur les avait coupées. Heureusement il les a retrouvées dans une édition hollandaise appartenant à M. le prof. André Cherbuliez.
Quelques personnes ont pensé que la liberté politique occupait une trop grande place dans les premiers volumes de cette histoire ; nous avons cru pourtant faire une œuvre utile à l’époque où nous écrivons, en montrant la coexistence dans Genève de l’émancipation civile et de la réforme évangélique. Il est dans le monde des hommes instruits, d’un caractère élevé, mais non croyants, qui sont, ce nous semble, dans l’erreur sur les causes qui les séparent du christianisme. Selon eux, cela vient de ce que l’Église, dont le chef est à Rome, est hostile aux droits des peuples. Tel d’entre eux a dit que la religion pourrait se raffermir et s’éterniser en s’unissant à la liberté. Mais n’est-elle pas unie à la liberté en Suisse, en Angleterre, aux États-Unis ? Pourquoi ne verrait-on pas partout, et en France en particulier, comme dans les contrées que nous venons de nommer, la religion qui respecte les droits de Dieu s’unir avec la politique qui respecte les droits des peuples ? Ce n’est pas l’Encyclique de Pie IX que l’Évangile réclame pour compagne, c’est la liberté. L’Évangile a besoin de liberté et la liberté a besoin de l’Évangile. Les peuples qui n’ont que l’un ou l’autre de ces deux éléments essentiels de la vie, sont malades ; les peuples qui n’ont ni l’un ni l’autre, sont morts.
« La plus grande absurdité imaginable, » a dit un des philosophes éminents, un des nobles esprits de notre époque, M. Joutfroy, « serait que cette vie fût tout. Je n’en connais pas de plus grande dans aucune branche de la science. » Ne serait-il pourtant pas une autre absurdité digne d’être placée à côté de celle-ci ? Ce même philosophe dit que, quant à ce qui regarde notre état après cette vie, la science, la philosophie ne sont pas arrivées après deux mille ans à un seul résultat acceptée. » En conséquence, à côté de l’absurdité que M. Jouffroy a signalée, nous en plaçons avec une entière assurance une autre, comme la seconde « des plus grandes absurdités imaginables », savoir celle qui consiste à croire, après ces deux mille ans de travaux stériles, qu’il y a une autre voie que le christianisme pour connaître et posséder la vie invisible et éternelle. Le fait essentiel de l’histoire de la religion et de l’histoire du monde : Dieu manifesté en chair, voilà le rayon céleste qui nous révèle et nous procure cette vie. Nous savons qu’un vent d’incrédulité a jeté sur des landes stériles plusieurs âmes nobles qui aspirent à quelque chose de meilleur et pour lesquelles Christ a ouvert les portes de l’éternité ; mais nous espérons que cette chute ne sera que passagère, et que plusieurs, éclairés d’en haut, détournant leurs regards du désert qui les entoure et les portant vers le ciel, diront : Je me lèverai et je m’en irai vers mon Père !
e – Voir les œuvres de M. Jouffroy et la Revue des Deux-Mondes du 15 mars 1865.
Il faut, comme l’a dit Jouffroy, reprendre les recherches ; mais auparavant, a-t-il ajouté, il faut reconnaître le vice secret qui a rendu jusqu’à présent tous les efforts impuissants. Ce vice secret consiste en ce qu’on n’a considéré la question que sous le point de vue intellectuel et théorique, tandis qu’il est de nécessité absolue de l’attaquer sous le point de vue pratique, et d’en faire un fait individuel. La chose dont il s’agit est d’ordre humain non d’ordre philosophique. Ce n’est pas l’intelligence seule qu’elle regarde, c’est la conscience, la volonté, le cœur, la vie. Le vice secret c’est de ne pas reconnaître en nous le mal qui nous sépare de Dieu, et au dehors de nous le Sauveur qui nous amène à lui. La voie royale pour connaître et posséder la vie invisible et éternelle, c’est la connaissance et la possession de ce Fils de l’homme, de ce Fils de Dieu qui a dit avec une sainte autorité : Je suis le chemin, la vérité et la vie, nul ne vient au Père que par moi.
Merle d’Aubigné
La Graveline, Eaux-Vives, Genève, mars 1866.