Contre Marcion

LIVRE II

Chapitre VI

« Je prends acte de vos paroles elles-mêmes, s’écrie-t-on. Vos démonstrations de la liberté humaine me prouvent bien qu’il faut imputer à l’homme et non pas à Dieu la catastrophe qui est survenue. Ce point, je vous l’accorde. Mais alors pourquoi placer entre les mains de l’ homme une liberté et une puissance qui devaient lui être si fatales ? »

— Afin de mieux attester la réalité du libre arbitre, et la dignité de cette institution par rapport à Dieu, je vais prouver d’abord que Dieu a dû le régler ainsi, en démontrant que cette combinaison était préférable. Ici encore se manifesteront la bonté et la sagesse divines ; car ces deux attributs marchent inséparablement unis dans les œuvres de notre Dieu. La sagesse sans la bonté n’est plus la sagesse ; la bonté sans la sagesse n’est plus la bonté, si ce n’est peut-être chez le dieu de Marcion, où elle s’allie à l’extravagance, ainsi que nous l’avons reconnu plus haut. Il fallait que Dieu fût connu. Dessein éminemment bon et raisonnable, on ne le contestera point. Un être digne de connaître Dieu était nécessaire : or, quel être plus capable de remplir ce but, que l’image et la ressemblance de Dieu ? Voilà encore une conception bonne et honorable assurément. Il fallait donc que « l’image, que la ressemblance de Dieu » fût dotée du libre arbitre et de l’indépendance, caractères augustes qui manifestassent à tous les regards l’image et la ressemblance du Très-Haut. Pour cela, il fut donné à l’homme une substance honorée de ce privilège, souffle d’un dieu libre et ne dépendant que de lui-même, D’ailleurs n’eût-il pas été contradictoire que l’unique possesseur de l’univers, le roi de la création, ne régnât point avant tout par l’empire de son âme, maître des autres, esclave de lui-même ? Ouvre donc les yeux, ô Marcion ! Reconnais la bonté de Dieu au présent qu’il fait à l’homme ; admire sa sagesse dans cette combinaison. Toutefois n’invoquons ici que la bonté qui nous a départi cet auguste privilège. La sagesse trouvera sa part ailleurs.

En effet, Dieu seul est bon de sa nature. Celui qui possède un attribut incréé, ne le possède point par communication, mais par essence. Pour l’homme, œuvre tout entière de création, qui eut un commencement et reçut dans le principe sa forme et son mode d’existence, il n’est pas incliné au bien par sa nature, mais par accident, il ne le possède point comme un domaine à lui, mais à titre de concession, sous le bon plaisir d’un souverain de qui émane tout ce qui est bon. Mais pour que ce favori du ciel eût aussi son apanage, émancipé à son profit par le Créateur lui-même ; pour que le bien devînt sa propriété, j’allais dire sa nature, la liberté, le libre arbitre lui fut accordé comme une balance tenant l’équilibre entre le bien et le mal. Grâce à cette noble indépendance, ainsi le demandait la sagesse, l’homme fut mis à même d’opérer le bien comme on gouverne un domaine à soi, en vertu de sa souveraineté, sous les inspirations d’une volonté maîtresse d’elle-même, qui n’agissait pas plus par flatterie que par crainte. Il ne suffisait point que l’homme fût bon par communication, il fallait encore qu’il le fût par choix, comme par une propriété de son être, afin que devenu plus fort contre le mal, il pût, maître de ses actions, et libre comme son auteur, triompher des assauts que la Providence avait prévus. Enlevez-lui son libre arbitre ; enchaîné au bien par la nécessité, au lieu de s’y porter spontanément, il est assujetti d’autre part, en vertu de l’infirmité de sa nature, aux invasions du mal, toujours esclave, tantôt du mal, tantôt du bien. La plénitude du libre arbitre lui fut donc accordée pour l’un comme pour l’autre, afin que s’appartenant constamment à lui-même, il se maintînt volontairement dans le bien, ou se jetât volontairement dans le mal.

D’ailleurs les jugements de Dieu attendent l’homme au terme de sa carrière. Il fallait bien que l’homme en proclamât la justice par les mérites d’un choix libre et spontané. Que la liberté disparaisse ; que l’homme se jette dans le vice, ou s’attache à la vertu indépendamment de sa volonté, par les lois d’une nécessité aveugle, où seraient la justice de la récompense, la justice du châtiment ? Tel a été le but de la loi. Loin d’exclure la liberté, elle la confirme, Elle repose sur une fidélité ou une rébellion toute volontaire ; aussi cette double route s’ouvre-t-elle devant la liberté.

S’il est vrai que la bonté et la sagesse divines caractérisent le don fait à l’homme, perdant de vue la première règle de la bonté et de la sagesse qui doit marcher avant toute discussion, n’allons donc pas condamner une chose d’après l’événement, ni décider en aveugles que l’institution est indigne de Dieu, parce que l’institution a été viciée dans son cours. Mais plutôt entrons dans la nature du fondateur qui a dû procéder ainsi. Puis, à genoux devant son œuvre, abaissons nos regards plus bas.

Sans doute, quand on trouve dès les premiers pas la chute de l’homme, avant d’avoir examiné sur quel plan il a été conçu, il n’est que trop facile d’imputer à l’architecte divin ce qui est arrivé, parce que les plans de sa sagesse nous échappent. Mais aussitôt que l’on reconnaît sa bonté dès le début de ses œuvres, elle nous persuade que le mal n’a pu émaner de Dieu, et la liberté de l’homme, dont le souvenir se présente à nous, s’offre comme le véritable coupable du mal commis.

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