Où l’on satisfait à la première et plus considérable objection de nos adversaires, prise du silence de l’Écriture.
Nous n’affaiblirons point ici les preuves de nos adversaires en les rapportant. Nous nous servirons de leurs propres paroles autant qu’il nous sera possible ; et si le désir de la brièveté nous les fait quelquefois abréger, leurs objections n’en seront que plus fortes.
Celle de leurs preuves qui nous paraît être la première à suivre le bon ordre, et qui sans doute est une de celles qui ont le plus d’apparence, est celle qu’ils tirent du prétendu silence de l’Écriture sur le mystère de l’Incarnation.
« Nous voyons, disent-ils, que les choses qui d’un côté sont en quelque sorte difficiles à croire, et qui de l’autre sont tout à fait nécessaires au salut, sont expliquées très souvent et avec beaucoup de clarté dans les Écritures ; telles sont la création du ciel et de la terre, le soin que Dieu a des choses humaines, la connaissance de nos pensées, la résurrection des morts, et la vie éternelle que Dieu doit dominer aux hommes. Et ce ne sont pas seulement ces choses absolument nécessaires que nous trouvons très distinctement et très clairement marquées dans l’Écriture, mais encore celles qui sont d’une moindre importance, comme cette vérité, que Jésus-Christ est sorti de la semence de David. Or l’Incarnation du Dieu souverain serait d’un côté un article de foi absolument nécessaire, si elle est véritable ; et de l’autre elle serait très difficile à croire, etc., c’est pourquoi il faudrait qu’elle eût été marquée très clairement dans l’Écriture, et qu’elle eût été si souvent inculpée et répétée par les saints hommes qui ont voulu avoir soin de notre salut, que personne ne pût douter qu’elle ne fit partie de leur révélation. Cependant il nous paraît que cela n’est pas ainsi ; premièrement, parce que les passages qu’apportent nos adversaires pour prouver leur dogme, sont d’une telle nature, qu’ils ont besoin de tirer des conséquences pour en faire sortir ce dogme, que le Dieu Très-haut s’est incarné, ou qu’il a été fait homme, et en second lieu, parce que cette incarnation n’est point marquée dans les lieux où elle le devrait être si elle était véritable. Car lorsque saint Matthieu et saint Luc décrivent l’histoire de la naissance de Jésus-Christ, et qu’ils rapportent quelques choses qui sont d’une moindre importance que cette Incarnation du Dieu souverain, comme que Christ est né d’une vierge qui avait été fiancée à un homme, qu’il a été conçu du Saint-Esprit, qu’il est né à Bethléem, pour ne point parler de quelques autres choses que saint Matthieu avait omises, et que saint Luc a marquées exactement, comment se peut-il qu’ils aient passé sous silence ce qu’il y a de plus grand et de plus considérable dans tout cela, et ce qui est le plus nécessaire à croire et à savoir ; savoir, que le Dieu Très-Haut est descendu dans le sein d’une vierge, qu’il y a pris chair, et qu’en suite il est né ? Saint Luc n’a point passé sous silence la crèche dans laquelle Jésus-Christ fut mis après sa naissance, et il aura oublié l’Incarnation du Dieu souverain, et l’union hypostatique de la nature humaine avec la nature divine ? Comment se pourrait-il encore que saint Marc eût oublié toute l’histoire de la naissance de Jésus-Christ, qui comprendrait l’Incarnation, et que saint Jean, qu’on veut qui en ait parlé, eût passé légèrement là-dessus, et en eût parlé avec tant d’obscurité ? Comment les apôtres n’ont-ils point fait mention d’un dogme si important, lorsqu’ils emmenaient les hommes à Jésus-Christ et qu’ils les exhortaient à croire en lui, et que dans cette vue ils leur mettaient sa majesté devant les yeux ? Qu’on lise le premier sermon que saint Pierre fit au peuple après avoir reçu le Saint-Esprit, dont le succès fut si grand, qu’il y eut trois mille hommes qui crurent en Jésus-Christ, et qui furent baptisés, et sa seconde exhortation à ce peuple, et l’on trouvera que dans l’un ni dans l’autre il ne fait aucune mention de l’Incarnation. On ne la trouvera pas non plus dans les discours que ce même apôtre fait touchant Jésus-Christ, soit aux principaux et anciens du peuple, soit à Corneille, ou aux autres. Saint Paul n’en parle point dans le discours qu’il fait à Antioche dans la Synagogue, ni dans celui qu’il fait à Athènes dans l’Aréopage, ni dans celui qu’il prononce à Césarée devant Félix et Agrippa ; et certes il trouva à Athènes une occasion bien favorable et bien illustre d’expliquer ce mystère, lorsqu’il parlait au peuple athénien du Dieu inconnu, etc. »
Cette objection mérite que nous fassions diverses réflexions sur le procédé de nos adversaires. Premièrement, c’est une chose qui a tout à fait mauvaise grâce, qu’ayant si peu de soumission pour l’Écriture sainte, ils se servent du silence de l’Écriture pour nous combattre. Tantôt ils déclarent que quand l’Écriture sainte dirait en propres termes, et répéterait fort souvent que Dieu s’est fait homme, ils ne le croiraient pas pour cela. Tantôt ils disputent contre nous par le silence de l’Écriture.
D’ailleurs l’objection roule sur une maxime extrêmement équivoque : elle suppose que quand les vérités sont d’un côté difficiles à croire, et de l’autre extrêmement nécessaires, elles sont très souvent répétées et très expressément marquées dans l’Écriture. Mais si l’on entend cela de chaque livre de l’Écriture, la maxime est fausse ; et si on l’entend du corps des Écritures, ce raisonnement est inutile, parce que nous soutenons que le mystère de l’Incarnation est expressément marqué dans le corps de cette Écriture. La maxime, prise au premier sens, est si fausse, qu’il ne faut point d’autres exemples que ceux qui sont contenus dans l’objection, pour la détruire. La résurrection des morts et la vie éternelle, qui ont été si expressément révélées dans l’Évangile, ne sont point marquées ni souvent, ni avec la même clarté, dans les livres de l’Ancien Testament. La création et la conduite de la providence, au contraire, qui sont si clairement révélées dans l’Écriture de l’Ancien Testament, sont supposées et rarement exprimées dans les livres du nouveau : ainsi il aurait été bon d’ôter l’équivoque avant que de faire de ce principe une preuve contre nous. Au reste, il n’y a point d’apparence que le sens de nos adversaires soit qu’une vérité essentielle et importante doit être contenue dans tous les livres de l’Écriture, ni même dans toutes les parties du Nouveau Testament. Ni cela n’est possible, ni cela n’est nécessaire. Cela n’est point nécessaire, parce que le Saint-Esprit nous ayant donné pour règle de notre foi, non un certain livre de l’Écriture, mais le corps des Écritures, il suffit que les doctrines essentielles et nécessaires se trouvent contenues dans le corps de la révélation, sans qu’il soit nécessaire qu’elles soient enfermées dans chaque livre. Cela n’est pas possible, parce qu’il y a dans l’Écriture des discours, et même des épîtres et des livres trop abrégés pour contenir tout ce qu’il est nécessaire de croire ou de savoir, ou du moins pour le contenir avec quelque clarté et avec un ordre raisonnable.
Il faut remarquer en troisième lieu que l’objection suppose qu’une vérité n’est pas clairement contenue dans l’Écriture, lorsqu’il faut l’en tirer par des conséquences. Cependant il nous paraît, dit l’auteur que nous examinons, que cela n’est pas ainsi, premièrement, parce que les passages qu’apportent nos adversaires pour prouver leur dogme, sont d’une telle nature, qu’on n’en peut tirer le dogme de l’incarnation qu’à force de conséquences. Mais cet auteur se trompe beaucoup, s’il s’imagine que l’Écriture ne dit pas clairement ce qu’on en peut tirer par des conséquences justes et légitimes ; et nous pouvons faire voir son égarement par l’autorité de Jésus-Christ notre Sauveur, lequel voulant prouver l’immortalité de l’âme par les livres de Moïse, parce que c’étaient les seuls que reconnussent les Saducéens contre qui il disputait, cite ces paroles de Dieu parlant à Moïse : Je suis le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac et le Dieu de Jacob, bien que l’immortalité de l’âme ne fût point contenue dans ces paroles en termes exprès et formels, mais qu’on l’en tirât seulement par conséquence.
Il ne faut point passer sous silence, en quatrième lieu, que l’auteur de l’objection se trompe, lorsqu’il prétend que ces vérités, que Jésus-Christ est né d’une Vierge, qu’il a été conçu du Saint-Esprit, sont d’une moindre importance que la vérité de l’Incarnation. Nous convenons bien que l’Incarnation est un plus grand mystère que la Conception de Jésus-Christ par le Saint-Esprit ; mais nous ne prétendons point que celle-ci soit moins nécessaire à croire que la première. Il est si nécessaire de savoir que Jésus-Christ n’est pas venu au monde par les voies ordinaires, que sans cela nous ne pouvons nous assurer ni du mystère de l’Incarnation, ni de l’utilité et des fruits de la mort de Jésus-Christ ; étant certain que, si la nature humaine de Jésus-Christ n’avait été sanctifiée dès sa conception, elle ne pouvait ni être unie à une essence très sainte comme celle de Dieu, ni souffrir une mort capable d’ôter les péchés des hommes. Cette considération deviendra d’un grand usage dans la suite.
Elle nous donnera occasion, en cinquième lieu, de rétorquer contre nos adversaires avec avantage tout ce qu’ils disent du silence de l’Écriture sur le sujet du mystère de l’Incarnation ; et pour leur montrer qu’il n’y a aucune solidité dans tout ce qu’ils disent à cet égard, je n’ai qu’à leur faire voir que leur raisonnement prouve trop, et que le même silence de l’Écriture qu’ils objectent contre l’Incarnation, nous pouvons l’objecter, et en plus forts termes, contre la conception de Jésus-Christ par la vertu du Saint-Esprit, et sa naissance d’une vierge. Ce dernier dogme est essentiel et nécessaire, de l’aveu de tout le monde, et nos adversaires ne le peuvent contester non plus que nous, puisque c’est la conception de Jésus-Christ par le Saint-Esprit, qu’ils prétendent être le premier fondement sur lequel est établi le titre de Fils unique de Dieu, et qu’ils avouent aussi que, si Jésus-Christ ne fut né d’une Vierge, les oracles des prophètes n’auraient pas été accomplis. Ce dogme si nécessaire est d’ailleurs très difficile à croire, puisqu’il n’y eut jamais rien de plus surprenant que de voir naître un homme d’une vierge. Que nos adversaires se fassent donc sur le sujet de la conception et de la naissance miraculeuse de Jésus-Christ, les questions qu’ils faisaient tantôt sur le sujet de l’Incarnation, ou qu’ils nous permettent de les faire nous-mêmes. Comment se peut-il que saint Marc ait oublié d’en faire l’histoire ? Pourquoi saint Jean n’en fait-il point mention ? Comment les apôtres ne parlent-ils point d’une chose si importante, lorsqu’ils emmènent les hommes à Jésus-Christ ? Qu’on lise le premier sermon que saint Pierre fit au peuple après avoir reçu le Saint-Esprit, on ne trouvera pas qu’il y soit plus parlé de sa conception et de sa naissance miraculeuse, que du mystère de l’Incarnation. Il n’en est pas fait plus de mention dans le second discours que ce même apôtre fit après avoir guéri le boiteux qui se tenait à la porte du temple surnommée la Belle. Saint Pierre parle ensuite de Jésus-Christ aux principaux et aux anciens du Peuple, à Corneille et à d’autres ; mais jamais il ne leur parle des merveilles de sa conception et de sa naissance. Saint Paul n’en dit rien dans le discours qu’il fait à Antioche dans la Synagogue, ni dans celui qu’il fait à Athènes dans l’Aréopage, ni dans celui qu’il prononce devant Félix et Agrippa. En conclurons-nous donc que la conception et la naissance miraculeuse de Jésus-Christ ne font point un article essentiel et fondamental de la doctrine chrétienne ? Nos adversaires en jugeront eux-mêmes. Oui, diront-ils, mais saint Matthieu et saint Luc ne se sont pas tus sur ce sujet, si les autres ont gardé le silence : ils nous apprennent que Jésus-Christ a été conçu du Saint-Esprit, et qu’il est né d’une vierge. Je l’avoue ; mais aussi ne prétendons-nous point que tous les écrivains sacrés se taisent sur la vérité de l’Incarnation, puisque nous produisons les paroles expresses du Saint-Esprit, qui nous dit que Jésus-Christ est Emmanuel, Dieu avec nous ; que le mystère de piété est grand, Dieu manifesté en chair ; que la Parole était Dieu, et que cette Parole a été faite chair. A quoi sert maintenant l’énumération qu’a faite avec tant d’art l’auteur de l’objection, s’il a eu dessein de nous dire par-là que l’Incarnation ne se trouve nulle part dans l’Écriture, puisqu’elle ne se trouve point dans les endroits qu’il a marqués ? Nous n’avons qu’à lui dire qu’il conclut par une énumération insuffisante de parties. Car n’est-il pas vrai qu’il n’a point compris dans son catalogue cette célèbre description que l’apôtre fait de la doctrine de piété : Or, sans contredit, le mystère, etc., ni le commencement de l’Évangile selon saint Jean, ni plusieurs autres endroits de l’Écriture que nous produisons pour prouver notre sentiment ? Que si son intention a été seulement de ramasser les occasions où il lui paraît que, pour la gloire de Jésus-Christ, les saints hommes ont dû faire mention de son Incarnation, je lui demande à mon tour pourquoi, dans ces occasions mêmes, ils ne font aucune mention de sa conception miraculeuse, et de sa naissance d’une Vierge. Car si Jésus-Christ par la merveille de son Incarnation, est Dieu béni éternellement, selon nos principes, Jésus-Christ est le Fils de Dieu par la merveille de sa conception, selon les principes de nos adversaires.
Il faut ajouter une sixième considération aux précédentes, pour montrer qu’il serait dangereux de suivre la méthode de l’auteur de l’objection. La parfaite sainteté de Jésus-Christ, qui fait qu’il n’a point commis de péché, et n’a jamais offensé Dieu ni par ses pensées, ni par ses paroles, ni par ses actions, est un dogme d’un côté très véritable, comme cela paraît par cet oracle d’Esaïe : Il n’a point commis d’iniquité, et aucune fraude n’a été trouvée dans sa bouche ; et de l’autre très important, puisque l’auteur de l’épître aux hébreux en fait dépendre toute notre consolation, lorsqu’il dit : Car il nous convenait d’avoir un tel Souverain sacrificateur, qui fut saint, innocent sans tâche, séparé des pécheurs, et exalté par-dessus les cieux, qui n’eût pas besoin (comme les souverains sacrificateurs) d’offrir tous les jours des sacrifices, premièrement pour ses péchés, puis après pour les péchés du peuple, etc. Cependant consultez les Évangiles, vous n’y trouverez qu’un profond silence du Saint-Esprit à cet égard, ou du moins vous n’en pourrez tirer cette vérité que par des conséquences. Vous serez surpris que Jésus-Christ semble se refuser le titre de bon, lorsqu’il dit à ce jeune homme qui venait le consulter : Il n’y a nul bon, si ce n’est Dieu. Véritablement vous y trouverez que le Seigneur, en plusieurs occasions, se rend ce témoignage à lui-même : Je suis la lumière du monde ; qui me suit, ne marchera point dans les ténèbres, mais il aura la lumière de vie. Mais il faudra raisonner pour savoir si c’est de la lumière de la sainteté qu’il s’agit en cet endroit, ou simplement de la lumière de la vérité. On entendra Jésus-Christ disant de lui-même : Apprenez de moi que je suis débonnaire et humble de cœur, et vous trouverez du repos en vos âmes. Mais il faudra tirer des conséquences pour savoir si cette débonnaireté et cette humilité sont accompagnées en Jésus-Christ de toutes les autres vertus, et si ces vertus sont dans un degré parfait. On y entendra parler Jésus-Christ de cette manière : En vérité, en vérité, je vous dis que celui qui commet le péché est esclave du péché : or l’esclave ne demeure point toujours dans la maison ; le fils y demeure toujours. Si donc le fils vous affranchit, vous serez véritablement affranchis. Et dans un autre endroit : Qui est celui qui me reprendra de péché ? Et si je dis la vérité, pourquoi ne me croyez-vous pas ? J’avoue que ce passage nous fera connaître que Jésus-Christ est élevé au-dessus de la condition des hommes pécheurs ; mais on n’y trouvera point en termes exprès et formels, que Jésus-Christ soit sans péché : d’où je conclus qu’il n’est point nécessaire que les vérités les plus importantes soient contenues en termes exprès et formels dans l’Écriture, et qu’il suffit qu’on les en tire par de légitimes conséquences. Car quand nous n’aurions point l’Epître aux Hébreux, ou que nous n’aurions pas appris que ces paroles du 53e d’Esaïe : Il n’a point commis d’iniquité, et aucune fraude n’a été trouvée en sa bouche, doivent se rapporter à Jésus-Christ, nous ne laisserions pas d’être assurés que Jésus-Christ a été parfaitement saint et juste ; et nous le comprendrions assez et par l’analogie de la foi, et par une infinité de passages de l’Écriture, dont nous tirerions cette conséquence. Il paraît encore par-là qu’il n’est pas nécessaire qu’une vérité, quoique grande et importante, se trouve marquée dans chaque page de l’Écriture. En effet, toute l’économie de notre salut roule essentiellement sur la sainteté de Jésus-Christ, et sur la perfection de cette sainteté ; cependant vous lisez une grande partie de l’Écriture sans la trouver.
Mais pour répondre plus directement, je dis qu’il arrive souvent aux écrivains sacrés de garder un silence mystérieux sur les matières les plus importantes ; et l’on peut attribuer ce silence à diverses causes, quelquefois au caractère de l’alliance et de l’économie. Il n’a pas été à propos, par exemple, que Moïse et les prophètes aient parlé aussi clairement que Jésus-Christ de la vie qui est à venir, parce que la clarté de la révélation à cet égard devait faire un des plus incontestables caractères de la vocation du Messie, et que la vie et l’immortalité devaient être révélées en Jésus-Christ notre Sauveur. Et aussi il n’était pas convenable que Jésus-Christ parlât aussi clairement de la spiritualité de son règne, et des mystères du royaume des cieux, avant son ascension, qu’il en parla ensuite par son esprit et par le ministère de ses disciples qu’il devait conduire en toute vérité. Quelquefois il faut attribuer ce silence à ce que le Saint-Esprit, suivant la méthode la plus raisonnable, se sert des choses les plus claires et les plus faciles pour nous conduire aux choses les plus cachées et les plus difficiles à comprendre. Les apôtres doivent annoncer deux sortes d’objets, des faits et des mystères : les premiers sont palpables et sensibles, et les autres abstraits et spirituels. Ce serait une effroyable extravagance que de vouloir persuader les faits en persuadant premièrement les mystères ; et la nature et la raison veulent au contraire qu’on persuade les mystères en persuadant premièrement les faits. Il ne faut donc pas s’étonner que les apôtres commencent ainsi leurs discours et leurs Epîtres : Ce que nous avons vu de nos yeux, ce que nous avons ouï de nos oreilles, ce que nous avons touché de nos mains de la Parole de vie, nous vous l’annonçons. S’il n’y avait que des faits qui dussent être proposés à notre foi, le Saint-Esprit se serait contenté de nous donner les quatre évangiles, qui font proprement l’histoire de ces faits nécessaires à notre salut ; mais parce que dans la science du salut il entre, outre cela, des mystères, le Saint-Esprit a inspiré les écrivains dogmatiques du Nouveau Testament, pour nous en donner une exacte connaissance. Cela étant, est-ce une chose si étrange que la première fois que saint Pierre parle aux hommes après avoir reçu le Saint-Esprit, il les entretienne de cette divine effusion dont les effets étaient si sensibles, et qu’il cite l’oracle de Joël qui l’avait prédite ; qu’après avoir fait marcher un boiteux qui se tenait à la porte du temple surnommée la Belle, voyant l’étonnement du peuple, il prenne occasion de là de leur parler de la résurrection du Sauveur, au nom duquel il a fait cette grande merveille, et d’insister sur les circonstances de la vie, de la mort et de la résurrection de ce divin crucifié, qui sont les plus capables de vaincre leur endurcissement ? Est-ce un si grand prodige, que saint Paul, dans les occasions, en use de la même sorte ? Enfin, on doit fort souvent rapporter ce silence à la condescendance admirable de Dieu pour nous, et au dessein qu’il a de proportionner ses instructions à notre portée ; c’est ce que l’auteur de l’Epître aux Hébreux nous fait excellemment bien comprendre, lorsqu’il dit à ceux à qui il s’adresse : Duquel nous avons à dire un long discours, et difficile à déclarer, parce que vous êtes devenus paresseux à ouïr, parce que là où vous devriez être les maîtres, vu le temps, vous avez besoin tout de nouveau qu’on vous enseigne quels sont les éléments de la parole de Dieu ; et vous êtes venus à un tel état, que vous avez besoin de lait et non pas de viande solide : car celui qui use de lait ne sait ce que c’est que la parole de justice, car il est enfant ; mais la viande solide est pour ceux qui sont déjà hommes faits, savoir, pour ceux qui, pour y être attribués, ont les sens exercés à discerner le bien et le mal. Ces paroles ne justifient-elles point la conduite de saint Pierre et des autres apôtres, lorsque parlant ou à des hommes qui n’étaient pas encore convertis, ou à des prosélytes qui venaient d’ouvrir les yeux à la lumière de l’Évangile, ils les traitaient comme des enfants plutôt que comme des hommes faits, leur apprenant les choses les plus sensibles, et réservant à une autre fois de les instruire des plus cachées ?
Ce ne sont pas là encore tous les défauts que nous pouvons remarquer dans cette objection. Le principal est qu’elle est fondée sur une fausseté avancée avec trop de hardiesse, qui est que l’Écriture se tait ordinairement sur le mystère de l’incarnation. Cela est si peu vrai, qu’il n’y a point d’occasion remarquable de nous faire connaître ce grand mystère, que le Saint-Esprit ne la prenne. Jésus-Christ à sa naissance est appelé Emmanuel, Dieu avec nous ; à son baptême il est glorifié d’une manière qui ne saurait convenir à une créature, puisque celle-ci ne saurait faire le bon plaisir de Dieu, et que le bien des créatures ne parvient point jusqu’à lui. Les évangélistes décrivant ses actions, lui attribuent tous les noms, toutes les vertus, tous les ouvrages, tous les hommages, et toute la gloire de Dieu. Les apôtres enchérissant sur les évangélistes, lui attribuent d’avoir créé les choses visibles et invisibles, d’être le principe et la fin de toutes choses, d’avoir fondé la terre et les cieux, et de les devoir détruire un jour ; d’être un avec Dieu, et le même que le Dieu tout-puissant, comme on l’a montré avec étendue dans les sections précédentes.
On dit que les passages que nous rapportons pour prouver notre dogme sont tels qu’il faut tirer des conséquences pour s’en servir. Quand cela serait, il n’y aurait point d’inconvénient ; mais cela est faux, Jésus-Christ est Dieu manifesté en chair ; la Parole est Dieu, et cette Parole a été faite chair. Il ne faut que recevoir le sens naturel des paroles sans raisonner, pour y trouver l’incarnation ; car le terme de chair se prend ou pour le corps, signification qui ne peut avoir lieu, puisque Jésus-Christ n’a pas seulement pris un corps, mais un corps uni à un esprit : ou il signifie le péché ; ce qui convient encore moins à Jésus-Christ, qui n’a point pris le vice, mais bien une nature innocente : ou, enfin, ce terme se prend pour la nature humaine. Il reste que cette dernière signification ait lieu en cet endroit, et que le sens soit celui-ci : Dieu s’est manifesté dans une nature humaine. S’il faut raisonner, ce n’est que pour l’intelligence des termes, et non pour tirer de l’Écriture par quelque connaissance une vérité qui y était cachée. Que Dieu se soit fait homme, ou que Dieu se soit manifesté dans une nature humaine, c’est à peu près la même expression.