Théologie Systématique – II. Apologétique et Canonique

1.2. Possibilité morale, ou : Convenance du fait surnaturel

Nous aurons à traiter tout d’abord la question générale de la convenance du fait surnaturel ; puis la question particulière de la convenance des miracles physiques et particuliers ; en d’autres termes, nous aurons à faire la justification :

1.2.1. Justification du principe du fait surnaturel

Nous demandons : Est-il supposable qu’une nature produite par Dieu même ne soit pas munie dès l’acte créateur de toutes les forces qui lui sont réservées, et qu’elle appelle de nouvelles interventions immédiates de la puissance créatrice au cours de son développement ?

Mais l’objection que l’on peut formuler de ce chef se scinde elle-même en deux plus particulières : l’une, plutôt objective et de théodicée ; l’autre subjective et d’anthropologie. Selon la première, nous demandons : Y a-t-il convenance pour Dieu même à intervenir dans une nature issue originairement de sa main ? cette intervention ne serait-elle pas une dérogation à la perfection de sa propre nature ? Selon la seconde : Y a-t-il convenance pour le monde et l’humanité à être l’objet d’interventions surnaturelles, soit actuelles soit verbales ?

a. Convenance objective du fait surnaturel

« On pourrait croire, dit Strauss, à la suite de notre citation précédente, que le théisme, avec son Dieu personnel et distinct du monde, pourrait mieux concevoir le miracle et mieux s’en accommoder. En effet, cette conception a des formes populaires qui peuvent aussi admettre le miracle ; mais partout où elle s’est présentée comme philosophie réelle, elle s’est montrée de tout point incompatible avec cette notion. Car alors elle doit voir que celui qui aujourd’hui et demain et plus tard encore fait un miracle, tantôt exerce une activité d’une certaine nature, et tantôt l’interrompt, serait un être soumis au temps, et par conséquent ne serait pas absolu ; que dès lors, l’activité divine doit être conçue plutôt comme un acte éternel, simple et égal à lui-même de sa nature, mais qui apparaît du côté tourné vers le monde comme une série d’effets divins et successifs. »

L’objection que nous examinons ici, tirée de la disconvenance objective du miracle, c’est-à-dire de l’impossibilité d’admettre sous la forme d’une intervention surnaturelle, dans le sein d’une nature déjà formée, une dérogation commise par Dieu aux lois instituées par lui-même, est une de celles qui a le plus ému les défenseurs mêmes, ou ceux qui croyaient l’être, de la révélation chrétienne.

C’est ainsi que Leibnitz concevait le miracle comme un germe qui, déposé dans le monde par l’acte même de la création, vient à éclosion sans nouvelle intervention extraordinaire de la part de Dieu dans le cours du développement des causes et des effets. Wolff déclarait plus explicitement que toute intervention surnaturelle de Dieu dans les cours de la nature serait une correction de la création, par conséquent une preuve de son imperfection propre à ternir la gloire de la sagesse divine, et ce fut là aussi l’argument principal de Keimarus dans sa campagne contre l’histoire biblique et la doctrine ecclésiastique, ainsi que de Rousseau dans la seconde partie de la Profession de foi du Vicaire savoyard.

Cette objection parut si grave au XVIIIe siècle que les philosophes et théologiens croyants eux-mêmes, jaloux de l’écarter à tout prix et d’éloigner de Dieu toute apparence de caprice et d’inconséquence, ne craignaient pas, à l’exemple de Leibnitz, d’atténuer et d’altérer la notion du surnaturel pour la rendre plus acceptable. L’on admit, par exemple, pour les miracles des rationes seminales, primordiales, radicales, qui devaient leur réserver leur place vacante dès le moment même de la création, et les empêcher d’apparaître comme quelque Deus ex machina au cours de l’histoire.

C’est sous l’empire de la même préoccupation que Bonnet, le célèbre philosophe genevois du XVIIIe siècle, émit la théorie de la préformation des miracles, selon laquelle ils auraient été disposés d’avance pour se produire au lieu et au moment nécessaires.

Les miracles ne sont pas, d’après les Recherches philosophiques sur les preuves du christianisme, une suspension, mais une dispensation ou direction des lois de la nature, lesquelles restent elles-mêmes, dans leur fonds intime, constamment immuables. Ils sont renfermés dans la sphère des lois de la nature en vertu d’une éternelle préordination qui a disposé de telle façon les modes ou les qualités des choses, des corps et des âmes, qu’une combinaison d’autre sorte, une dispensation particulière de l’ordre ordinaire ne laisse pas de pouvoir se produire, étant renfermée dans cette grande chaîne qui lie le passé au présent, le présent à l’avenir, l’avenir à l’éternité.

Newton, Locke et Leibnitz, dit-on dans la Literaturzeitung, sont conservateurs. Les miracles sont tenus pour les interventions préordonnées d’un ordre supérieur dans la réalité ordinaire ’.

Les objections faites par Schleiermacher à la notion du fait surnaturel sont tout d’abord dérivées des prémisses déterministes et naturalistes de son système, et à ce titre auraient pu trouver déjà leur place dans la section précédente :

« Le miracle, écrit-il dans sa dogmatique, désignant, selon le sens ordinaire du mot, une modification particulière et locale du cours de la nature, devra nécessairement se dissoudre dans la loi universelle, à la fois comme contradictoire en soi et comme inutile à la piété, et ne sera plus qu’une notion relative à notre ignorance et à notre faiblesse. Le miracle physique ne sera plus que la mobilisation de forces latentes et jusqu’ici soustraites à nos prises dans l’organisme de la nature. »

Cette raison se rattachait, disons-nous, à la conception déterministe de Schleiermacher. Plus loin, il fera valoir également celle que le déisme tire de la prétendue inconvenance de ce procédé.

« La piété ne peut avoir aucun intérêt à concevoir un fait qui, par la dépendance où il serait à l’égard de la puissance divine, supprimerait le cours des choses naturelles. Quelques-uns ont cru les miracles indispensables pour donner les démonstrations parfaites de la toute-puissance divine. Mais, d’une part, il est difficile de comprendre en quoi la toute-puissance pourrait être grandie par l’interruption du cours naturel des choses plutôt que par la perpétuité de ce cours, maintenue d’ailleurs conformément à l’ordre originel établi par Dieu. En effet, la faculté de changer un ordre n’est un privilège pour son auteur que s’il y a devoir de le changer, et ce devoir lui-même ne pourrait dériver que d’une imperfection de l’ordonnateur lui-même ou de son ouvrage. D’autre part, on ne peut méconnaître que là où les idées de miracles sont le plus fréquentes, c’est-à-dire où la connaissance de la nature est le moins avancée, là aussi notre sentiment fondamental, dont l’adoration de Dieu est l’expression, paraît le plus faible et le plus inefficace. D’où il résulte que la toute-puissance divine serait mieux respectée par une conception du monde qui ne ferait aucun usage de cette notion. »

La qualification de la personne de Christ, le miracle central de l’histoire, embarrasse visiblement le déterminisme de l’auteur, qui ne saurait s’accorder avec l’intervention d’un acte divin au cours de l’histoire, et dont la piété, d’autre part, ne se résignerait pas à confondre la personne de Christ avec les simples produits de la nature. Aussi sa discussion sur le caractère naturel ou surnaturel de l’apparition de Christ nous laisse-t-elle dans l’incertitude sur la véritable portée de la proposition que d’ailleurs nous pourrions adopter dans les termes où elle est énoncée. « L’apparition du Rédempteur dans l’histoire n’est, en tant que révélation divine, ni un fait absolument naturel, ni un fait absolument surnaturel. »

Nous empruntons aux Paroles de foi et de liberté de M. le professeur Bouvier le résumé des raisons alléguées par la pensée contemporaine contre la convenance du miracle considérée au point de vue de la théodicée.

Répondant à M. de Pressensé, M. Bouvier écrit : « Nions-nous la liberté divine ? Assurément pas. Le propre de l’esprit conscient, c’est la liberté non moins que le vouloir de l’ordre ; par essence, l’esprit est libre. Si donc nous concevons l’esprit absolu, ce ne peut être que comme absolue liberté. Mais n’allons pas nous laisser égarer dans le vaste champ de cette notion de la liberté, comme on ne l’a que trop fait. La liberté divine, c’est d’abord la souveraine indépendance, l’existence par soi, l’aséité, comme disaient les scolastiques ; c’est ensuite le parfait assentiment à soi-même. Se vouloir soi-même, n’est-ce pas être libre ?

On se laisse aller souvent à prendre pour la liberté l’arbitraire, et, sans qu’ils l’articulent ou qu’ils en conviennent, c’est bien ainsi que l’entendent ceux qui identifient la liberté divine avec le surnaturel. Dieu est libre parce qu’il est au-dessus des lois de la nature, de l’ordre de la nature, qu’il peut et veut le suspendre, le couper en deux par son intervention, puis le rajuster, comme si l’ordre, la loi était quelque chose en soi, qui, émané de Dieu, devint distinct et indépendant de lui, et dont il dût dans l’occasion suspendre le jeu, pour accuser son droit et rappeler sa souveraineté ! Mais qu’est-ce donc que l’ordre sinon le signe et le produit de l’esprit, l’expression de la pensée divine ? Je ne connais l’esprit que par l’ordre, et là où il n’y a pas l’ordre, je ne vois plus l’esprit. L’homme, il est vrai, conviendra aisément qu’il ne connaît pas tout l’ordre, tout le nexe des lois, et que tel fait, qui est appelé improprement miracle et devrait être seulement qualifié d’extraordinaire, n’est pas en dehors de l’ordre intégral, comme Dieu seul le connaît. Mais quand on dit surnaturel, on entend ce qui est pleinement et authentiquement au-dessus de Tordre, un acte de liberté divine déchirant et modifiant le fonctionnement de l’ordre. Eh bien ! je demande si une telle conception peut se faire admettre par celui qui prend au grand sérieux le qualificatif Esprit, par lequel la Bible a défini Dieu ? Si le Dieu Esprit a conçu, voulu, constitué l’ordre, comment sa liberté consisterait-elle à se mettre au-dessus de cet ordre ? Une liberté en rupture avec l’ordre, c’est le caprice, ce n’est plus la liberté, ce n’est plus l’esprit. Un Dieu indépendant des lois, c’est un Dieu brouillé avec lui-même ; c’est Dieu indépendant de Dieu, Dieu au-dessus de Dieu, Dieu libre de n’être plus Dieu. Quel sophisme ou quel vain jeu d’esprit ! Des extrémités pareilles ne condamnent-elles pas le point de départ, et des conclusions aussi absurdes ne dénoncent-elles pas le faux caché dans les prémisses ?k »

kNouvelles Paroles de foi et de liberté III. Du progrès et de la conciliation en théologie, pages 75-77.

On ne saurait mettre plus de chaleur à décharger Dieu du soupçon d’avoir voulu se brouiller avec lui-même, et si tels étaient en effet la conséquence et le péril du surnaturel, la réfutation de cette thèse par l’absurde serait déjà faite. Ou s’il nous était prouvé qu’enfermer la vapeur dans la chaudière d’une locomotive, lancer un fluide électrique sur le fil qui relie une ville à l’autre, c’est « troubler l’ordre universel », commettre un « sophisme », concourir à un « vain jeu d’esprit », nous serions les premiers à nous garder de ce pareilles extrémités », et à nous rappeler à nous-même la maxime apostolique : Dieu n’est pas un Dieu de confusion, mais de paix ! (1 Corinthiens 15.33).

En définissant dans son Apologétique la matière : « Un complexus de forces qui ne sont rien autre que des lois actives, lesquelles ne sont rien autre à leur tour que les pensées divines voulues », et en acceptant ainsi la prémisse de l’adversaire qui fait du miracle une modification des lois de la nature, Ebrard s’est condamné à reproduire a son tour l’objection sous couleur de la résoudre, et il fonde la possibilité du miracle sur ce que : « Dieu fait agir d’autres lois que celles qui régissent le monde qui nous entoure, et qui ne se laissent pas expliquer par ces dernières. »

« Le grand tout que nous appelons la nature, écrit à son tour M. Godet, comprend l’ensemble des êtres avec lesquels nous sommes en relation par nos sens, des forces qui les font mouvoir, et des lois qui règlent l’exercice de ces forces. Le surnaturel désignera donc toute modification dans les êtres de la nature qui ne résulte pas des forces dont ils sont doués, et des lois sous l’empire desquelles agissent ces forcesl. »

lConférences apologétiques. IV. Le surnaturel.

Mais n’est-ce pas précisément le fait que des lois divines aient pu être modifiées par une action inexpliquée et inexplicable de leur propre auteur qui constitue l’objection faite à la possibilité morale du miracle ?

Luthardt l’a dit avec raison :

« La certitude du surnaturel est le fondement de toute religion. La rationalité de la religion certifie la rationalité du miracle. Croyons-nous que le monde a été créé ? Qu’est-ce que la création sinon le premier miracle ? Car c’est déjà un miracle que quelque chose qui n’émanait point de lois et de forces naturelles préexistantes existe, ou du moins renferme en soi quelque chose de nouveau qui entre dans le nexus de la nature sans en être le produit. Mais cela est vrai au suprême degré de la création, et non moins de la rédemption de l’humanité et du renouvellement intérieur de l’individu par la grâce. »

L’auteur nous paraît moins heureux dans la page suivante. Car c’est encore, selon nous, résoudre la difficulté par la difficulté que de répondre à l’éternelle question : Hebt nicht das Wunder die Naturgesetze auf ? « Dieu n’est-il pas aussi le Dieu des lois naturelles ? Que sont-elles autres que le fait de sa volonté ? N’est-il pas libre de les faire servir à une volonté et à des fins supérieuresm ? »

m – Nous faisons la même critique à l’opuscule de M. F. de Rougemont, intitulé : Pas de loi sans miracle (1875), écrit en réponse à M. Ch. Dollfus. L’auteur définit la loi : « Un fait constant, perpétuel et universel ; un ordre de phénomènes qui, dans le monde de la nature, se produisent partout et toujours identiquement les mêmes » (p. 8). Je réponds à l’auteur : Non ! vous n’avez défini qu’un fait constant. Une loi est ce qui non seulement est, mais doit être.

L’erreur commune aux adversaires et aux apologistes du fait surnaturel, réside, selon nous, dans la confusion de l’ordre physique et de l’ordre moral, et dans l’extension donnée au mot loi qui, n’ayant d’emploi légitime que dans l’ordre moral et à propos de la loi morale, est rapporté couramment à l’ordre des phénomènes de la nature.

C’est à la faveur de cette similitude d’appellation, disons mieux, de cet abus de langage, qui permettait de prêter à la prétendue loi physique les caractères de l’immutabilité et de l’inviolabilité propres à la loi morale, qu’on a cru pouvoir déclarer toute dérogation à ce qu’on appelait les lois de la nature, aussi incompatible avec l’essence divine que le serait, au jugement de toute conscience, toute dérogation faite à la loi morale. Employer l’expression : loi de la nature, dans une apologie du fait surnaturel, c’est donc se couper d’avance la retraite.

S’il est reconnu, au contraire, qu’il n’existe pas dans la nature des lois proprement dites, mais seulement, sous cette appellation impropre et tout empirique, des cours de forces mues dans des cycles déterminés et actuellement immuables, le reproche adressé aux partisans du miracle ou du fait surnaturel d’admettre des dérogations aux lois de la nature, tombe par là même, faute d’appui.

D’une manière tout à fait générale, nous définissons la loi : l’expression de la fin normale d’un être ou d’un fait, et nous définissons la loi morale : l’expression de la fin normale de toute activité libre.

En joignant au mot fin dans l’une et l’autre définition le qualificatif normal au lieu de celui de réel, nous désignons la loi en général, et la loi morale en particulier, d’accord sur ce point avec la conscience, comme transcendante et non immanente au fait, c’est-à-dire préexistant au fait, régissant le fait pendant sa réalisation et le jugeant après elle. En aucun cas, la loi morale ne se laisse entraîner dans les vicissitudes du fait ; elle s’affirme au contraire, subsiste et demeure dans l’intégrité de son droit, soit en l’absence soit dans la contradiction des faits.

Sans accorder trop de crédit ni au lexique ni à l’étymologie, il nous sera permis d’invoquer ici leur témoignage.

Le premier sens du mot loi, d’après Littré, est : prescription de l’autorité souveraine ; et la loi naturelle est définie, sous le numéro 3, et cela sans nulle mention de lois régissant l’ordre matériel : les sentiments moraux et les principes de justice qui règnent entre les hommes indépendamment de toute loi écrite.

Le caractère de transcendance de la loi par rapport au fait s’exprime également dans le mot allemand Gesetz, i. e. : ce qui est posé devant ou dessus ; dans le latin lex et legere : ce qui est lu ; dans le grec νόμος. traduit par Cicéron : « Legem doctissimi viri græco putant nomine a suum cuique tribuendo appellatam » (De Leg. I, 19) ; d’où νέμεσις, νεμέσια ; dans l’hébreu enfin thorah, de iarah, fundamenta jecitn.

n – Voir d’autres indications intéressantes dans Cremer, Wörterbuch art. νόμος.

Le contraste entre ce qu’on appelle la loi naturelle et la loi morale se marque soit que nous considérions leur origine ou leurs manifestations.

Quant au premier point, il est constant que, tandis que la révélation de la loi morale précède tous les faits de son ordre, la prétendue loi naturelle est issue d’une induction de l’esprit humain partant d’un certain nombre de faits observés, et remontant par voie d’abstractions ou de généralisations successives jusqu’à une formule acceptée comme l’exposant exact et complet de cette série déterminée de données. Que de nouveaux faits viennent à être découverts, ou que tel de ceux qui passaient pour acquis à la science échappe tout à coup à ses prises, une seule règle s’impose, et cela d’un consentement tacite et unanime : la nécessité de réviser la formule trop abstraite ou trop étroite en rétablissant la concordance exacte entre « la loi naturelle » et les faits observés.

Aussi, disons-nous en second lieu, la prétendue loi naturelle n’apparaît-elle nulle part au-dessus ou en dehors de la force ; elle est incorporée à la force ; une et identique avec la force ; les fins sont ici immanentes et non transcendantes aux moyens ; et la loi ayant commencé avec la force, si jamais celle-ci a commencé, elle finira aussi avec la force, si jamais celle-ci doit finir.

C’est dire que nous ne pouvons que nous inscrire en faux contre la thèse et déjà même contre le titre du livre fameux de M. Drummond : Les lois de la nature dans le monde spirituel, où l’on va jusqu’à affirmer non seulement l’analogie mais l’identité des lois physiques et des lois morales. L’élément de vérité de cette thèse, auquel Jésus a fait droit dans plusieurs de ses paraboles, est que l’idée divine a pu rencontrer des réalisations successives et de plus en plus parfaites, tour à tour dans le domaine physique et dans le domaine moral ; mais on fausse, nous paraît-il, la portée de ces analogies, qui restent éparses et incomplètes, lorsqu’on les transforme en une identité des lois qui président à l’un et à l’autre règne. La présence de la liberté dans l’un et son absence dans l’autre, admises par l’auteur comme par nous-même, suffirait déjà à condamner le point principal de la thèse énoncée ; car comment admettre que les lois régissant des agents libres soient identiques à celles qui enserrent la nature inconsciente ?

L’intention de l’auteur est excellente, mais fût-elle réalisée, nous nous demandons en quoi cette identité prouvée servirait utilement et efficacement la cause de la vérité chrétienne. D’ailleurs le passage suivant du livre précité, auquel nous pouvons souscrire, et qui s’accorde assez bien avec nos propres déterminations, nous paraît contredire la notion de loi appliquée aux faits naturels :

« La conception fondamentale de la loi est un enchaînement actif et bien établi, ou un ordre constant parmi les phénomènes de la nature. Il est important de recevoir dans sa simplicité cette impression que la loi est un ordre, car cette idée est souvent faussée par les vues erronées de cause et d’effet qui s’y sont attachées. Dans son vrai sens, la loi naturelle n’affirme rien des causes. Les lois de la nature ne sont que les énoncés de la condition régulière des choses de la nature, de ce qu’un nombre suffisant d’observateurs compétents ont trouvé dans la nature. On n’est pas d’accord sur ce que sont ces lois elles-mêmes. Il n’est pas même du tout certain qu’elles aient une existence absolueo. »

Or comme les lois morales ont, de l’aveu de tout le monde, une existence absolue, l’identité des unes et des autres est détruite par là même.

oLois de la nature dans le monde spirituel. Traduction de Réveillaud, pages 74 et 75.

Nous sommes heureux, en revanche, de constater notre accord sur plusieurs des points qui viennent d’être traités, avec MM. Kaftan et Astié. Et tout d’abord sur l’irréalité des « lois de la nature » :

« Si l’on demande, écrit Kaftan, le sens précis du mot miracle, il faudra répondre que le miracle conçu comme exception aux lois naturelles, n’est rien autre qu’une fausse notion… Les lois de la nature ne sont rien de réel ; comment dès lors pourraient-elles constituer des exceptions ? Ce qui répond pour la pensée scientifique à la réalité des lois naturelles, est le fait que la régularité des cours naturels se laisse enfermer dans des formules de ce genre. Il faut considérer de plus que chaque fait concret est quelque chose pour soi ; qu’aucun ne se résout sans reste dans la formule, et que nous devons réserver les exceptions non prévues… Le miracle sera bien défini comme un événement naturel extraordinaire, dont les relations historiques, le contenu religieux et moral qui en dérive, excitent d’une façon particulière la foi à la Providence divinep. »

pDie Wahrheit der christlichen Religion, pages 560 et 561.

Dans la réponse qu’il a faite à M. Furrer, qui venait de représenter le déterminisme panthéiste, dans la réunion de la Société pastorale suisse à Liestal, M. Astié s’est exprimé également sur la question pendante dans les termes suivants :

« Ceux qui s’obstinait à faire fonctionner cette tête de Méduse, comme disait Rothe, l’inviolabilité des lois naturelles, ne s’aperçoivent pas que cette arme redoutable qu’ils brandissent avec tant de confiance, d’un bras vigoureux, est en train de se rouiller entre leurs mains, en attendant qu’elle aille jouer dans la polémique le même rôle que les vieux engins de nos ancêtres à côté des fusils à aiguille et des canons Krupp. La notion de la nature a été profondément modifiée, changée. Tandis que certains esprits un peu arriérés s’obstinent à présenter les lois de la nature comme de nouvelles entités métaphysiques, existant en elles-mêmes et possédant une existence objective que l’on peut laisser subsister ou détruire comme un bâton que l’on brise ou que l’on conserve, les savants qui se sont particulièrement occupés de l’étude de la nature, présentent les choses tout autrement. Lotze admet une différence entre les forces, l’essence intérieure de la nature et les phénomènes. Ce que l’on appelle les lois de la nature n’est, à ses yeux, qu’une pure abstraction des fonctions des forces, mais non une force en soi. Il faut remonter jusqu’aux forces qui agissent toujours conformément à leur essence. Mais cette essence des forces n’est pas éternellement identique à elle-même. Le monde est un organisme vivant. Dès qu’il survient une perturbation sur un point quelconque, toutes les forces concourent sympathiquement pour réparer le désordre ; affectées par le nouvel état de choses, les forces modifient leur activité en conséquence, conformément à l’idée interne qui préside au cours du monde et à l’activité que cette activité interne réclame. »

Appendice D  : Sur le terme : Lois de la nature.

« Si nous demandons ce que c’est que les lois de la nature, nous verrons qu’elles ne sont, comme l’a dit Montesquieu, que les rapports constants qui résultent de la nature des choses ».

(Janet, Causes finales, page 242.)

*

« La nature est semblable, écrit M. Godet dans l’opuscule précité, non point à un sac hermétiquement fermé, mais à un filet ouvert par toutes ses mailles et pénétrable par toute sa surface. Ces mailles, ce sont ces mystérieux atomes qui constituent l’essence de la nature, et dont nous ne pouvons affirmer raisonnablement ni l’existence matérielle ni l’existence immatérielle. Qui nous dit qu’il n’y a pas là une porte toujours ouverte à l’action divineq  ? »

qConférences apologétiques, IV, page 17. Etonnante intuition de l’image qu’un demi-siècle plus tard la mécanique quantique donnerait de la matière… (ThéoTEX)

M. Godet reproduit avec approbation le passage suivant de Lotze, auquel, pour la raison développée plus haut, nous ne saurions, quant à nous, souscrire sans réserve : « La puissance qui agit par voie miraculeuse ne s’oppose pas directement à la loi, de manière à la suspendre ; mais elle modifie premièrement l’état intérieur des choses en vertu de sa connexion intime avec elles ; et par là elle modifie indirectement l’effet de la loi sur les choses, et cela tout en laissant subsister la loi elle-même et en ne cessant de s’en servir. Sans doute le domaine soumis à la nécessité mécanique n’est pas immédiatement accessible à la puissance miraculeuse ; mais la nature intime des choses qui composent ce domaine et obéissent à cette nécessité, n’est nullement le produit de cette nécessité elle-même ; elle résulte uniquement de l’idée créatrice ; et voilà le point qui est comme l’entrée ouverte par laquelle une puissance, agissant au nom de cette idée, peut toujours exercer son action sur les chosesr. »

rMikrokosmus, II page 51-53.

Toute la question du surnaturel se réduit pour nous à savoir si l’ordre physique existe pour lui-même, a sa raison d’être et sa fin en lui-même, ou bien s’il n’a été institué que comme l’instrument d’un but, le moyen d’une fin située tout entière dans l’ordre moral. Il s’agit de savoir si la matière est là pour la matière, ou si elle est disposée et assujettie par l’acte même de sa création aux destinées de l’homme, au service de l’esprit. Dans le premier cas, nous n’apercevons pas en effet de raison valable qui fasse que le cours des forces naturelles soit jamais modifié. Nous prévoyons dans le second que toutes les fois que le besoin de l’univers moral l’exigera, toutes les forces de la nature seront destinées à concourir à ces nouveaux desseins ; et bien loin d’être une offense portée à l’ordre moral, ces modifications seront le symptôme le plus éclatant de sa supériorité.

Le droit de Dieu de modifier le cours de la nature, que l’on oppose au conseil qui l’a fait sortir un jour du néant, résulte, selon nous, du droit d’y mettre fin qui est plus étendu, comme nous avons dit précédemment que le pouvoir d’opérer des créations locales est compris dans celui d’en avoir opéré une universelle.

Nous demandons s’il n’y a pas une réelle inconséquence à admettre que Dieu ait pu, sans porter atteinte à ses perfections, entre autres à son immutabilité, faire sortir l’univers du néant au commencement des siècles, qu’il aura celui de le renouveler au terme de l’économie présente, et qu’il ne puisse en rien modifier les cours naturels dans l’intervalle de ces deux termes.

Aussi bien le déisme qui attribue à Dieu le pouvoir et le droit de produire et d’agir une première fois, tout en lui contestant le pouvoir et le droit de produire et d’agir une seconde et une troisième, est-il atteint d’une contradiction interne qui est chez lui un principe inévitable de dissolution. Ce Dieu relégué dans l’oisiveté de son ciel et de son éternité finit ou bien par se remettre à l’œuvre dans le monde, et le déisme se convertit en théisme, ou bien par disparaître du ciel pour rentrer dans le néant, ou se confondre avec la nature et ses cours, et il a fait place à l’athéisme ou au panthéisme. Tout déiste, disait M. Monsell, est un homme à qui a manqué le temps ou la conséquence logique pour devenir athée — ou panthéiste, ajoutons-nous, si tant est qu’il soit permis d’opposer ces deux formes de l’irréligions. Aussi l’espèce des déistes s’est-elle faite rare dans notre siècle ; c’est la forme panthéiste qui prévaut partout dans les milieux où la science a déclaré la guerre au théisme de la révélation ; c’est à elle qu’est venue aboutir la religion du XVIIIe siècle, comme l’épave d’un naufrage au gouffre qui l’attire et l’attend.

s – Dans le beau discours intitulé Irénique et Polémique. que M. Félix Bovet a prononcé dans la réunion de l’Alliance évangélique à Florence, et qui a été publié dans la Revue chrétienne (août 1891), puis tiré à part, il a blâmé la sentence précitée et il demande qu’elle soit remplacée par celle-ci, que le déiste est un homme à qui a manqué le temps de devenir croyant. Evidemment on ne pense ici qu’au déiste qui a refusé sciemment et persévéramment ce dernier parti, et interprétée ainsi, cette opinion ne nous paraît plus ni injuste ni téméraire.

b. Convenance subjective du fait surnaturel

La seconde forme de l’objection que l’on peut faire au principe même du fait surnaturel, s’énonce comme suit : Y a-t-il convenance pour l’humanité et pour l’individu à être l’objet de révélations surnaturelles de la part de Dieu ? En d’autres termes : Les révélations originelles et universelles faites à l’humanité suffisent-elles à la fois à la satisfaction de nos besoins actuels et à l’accomplissement final de nos destinées ?

C’est à cette question spéciale que répondait dans l’ancienne apologétique la démonstration de la nécessité de la révélation, celle-ci étant conçue comme une doctrine révélée que la raison aurait été impuissante à découvrir, soit à un moment donné, soit à jamais, d’elle-même.

Nous avons déjà montré dans notre Résumé historique que dans cette conception la nécessité de la révélation, outre la chance de malentendu qui s’attache au mot nécessité employé sans précaution, ne saurait être que relative ou momentanée et accidentelle.

Nous fondons au contraire l’opportunité de la révélation, conçue non plus essentiellement comme une doctrine, mais comme un fait salutaire, sur deux principes, méconnus simultanément par le déisme rationaliste : 1° le caractère perfectible de la nature humaine, considérée dans l’état normal et indépendamment de sa déchéance actuelle ; 2° le fait actuel de cette déchéance elle-même.

b.1. Nécessité de la révélation pour la nature humaine dans l’état normal

Une des erreurs communes à l’ancienne orthodoxie et au naturalisme moderne est la confusion faite entre l’imperfection et le mal. De cette commune prémisse sont dérivées deux conséquences opposées, dont l’une était d’ailleurs le corollaire de l’autre. A l’ancienne orthodoxie enseignant la perfection absolue de l’homme issu de la création divine, le naturalisme moderne répond en statuant la nécessité du mal, conçu comme inhérent à la nature même de l’être fini. Entre ces deux extrêmes se place la conception biblique qui fait de l’homme, tel qu’il a été créé par Dieu, un être bon mais imparfait, imparfait mais perfectible. Il est évident qu’à ce point de vue la dotation originelle de l’homme ne pouvait suffire, non pas même dans le cas normal, à toutes les exigences futures du développement de l’humanité, compris entre un point de départ qui était non pas l’animalité sans doute, mais l’impuissance et l’ignorance, et le terme de sa destination, la réalisation de la sainteté parfaite dans la communion consciente et volontaire de l’homme avec Dieu. Ni l’homme primitif n’était sorti du néant par sa propre force, ni il ne pouvait, sans une communication continue de forces et de lumières divines, s’élever de l’état paradisiaque primitif, qui était, selon saint Paul, psychique et terrestre (1 Corinthiens 15.46-47), à l’état pneumatique, céleste et divin. Que donc l’incarnation de Christ eût du avoir lieu ou non sans le péché, ce qui demeure une question insoluble, du moins dans cette économie, ce qui est certain, ou du moins conforme à toutes les probabilités, postulé par toutes les analogies de la doctrine biblique, c’est que, sous une forme ou sous l’autre, l’action divine qui avait créé l’homme devait se continuer dans une éducation permanente et progressive ; qu’en d’autres termes, la communication de forces et de vérités toujours nouvelles faite par Dieu à l’homme était pour ce dernier la condition nécessaire de son existence morale normale ; et la nature elle-même, toujours solidaire de l’esprit mais exempte de toute crise douloureuse, aurait subi une série de transformations de l’état terrestre où elle avait servi de premier domicile à l’homme, à l’état de liberté et de gloire que nous pouvons attendre sans le concevoir ni le définir (εἰς τὴν ἐλευθερίαν τῆς δόξης τῶν τέκνων τοῦ θεοῦ, Romains 8.21).

Mais si la convenance et la nécessité de la révélation étaient déjà données avec les conditions de l’état normal de l’homme, à plus forte raison l’étaient-elles dans l’état de déchéance de l’humanité.

b.2. Nécessité de la révélation dans l’état actuel de déchéance

L’expérience et le témoignage de la conscience naturelle, confirmant sur ces points l’enseignement de l’Ecriture, attestent une double déchéance de l’homme, laquelle est anormale, universelle et héréditaire : déchéance de la volonté pervertie, et, en vertu de la solidarité qui unit toutes les parties et tous les organes de l’homme, déchéance de l’intelligence tout à la fois faussée et appauvrie.

Ce témoignage rendu par l’expérience et la conscience réunies touchant l’état actuel de l’homme, a été contredit à la fois par le naturalisme moderne qui, au mépris de la conscience, a statué l’inhérence du mal à la condition de l’être fini, pour en nier la culpabilité ; et par l’ancien déisme rationaliste qui reconnaissait bien la culpabilité du mal, mais, au mépris de l’expérience universelle, en contestait l’universalité et l’hérédité. « L’homme est bon, a dit Rousseau, mais les hommes sont méchants » : sentence contradictoire en elle-même au premier chef, car si l’unité est bonne, la collection de ces unités bonnes ne saurait être un produit mauvais.

De cette méconnaissance de l’état de double déchéance de la nature humaine, de l’affirmation maintenant l’intégrité des facultés naturelles de l’homme, découlait une double conséquence quant aux rapports de Dieu avec l’homme : la suffisance des facultés naturelles pour faire le bien et pour connaître la vérité ; et comme corollaire : l’inutilité d’une révélation surnaturelle qui restaurât la volonté de l’homme et redressât son intelligence.

En opposant à la thèse du rationalisme la seule nécessité d’une révélation de doctrine, l’ancien supranaturalisme se montrait atteint lui-même de ce principe de pélagianisme selon lequel il suffirait que l’intelligence de l’homme fût éclairée pour que sa volonté fut restaurée ; selon lequel, en d’autres termes, il suffit à l’homme de connaître le bien pour le faire.

En opposition à la prémisse commune du rationalisme et de l’ancien supranaturalisme, nous fondons la nécessité d’une double révélation surnaturelle, actuelle et verbale, faite par Dieu à l’homme déchu, à la fois sur l’impossibilité pour la raison, fondée sur la nature même de l’objet, de découvrir par elle-même la vérité qui sauve : cela dit contre le rationalisme ; et sur l’impuissance de cette raison, même éclairée d’une lumière surnaturelle, à sauver l’homme à elle seule ; cela dit contre l’ancien supranaturalisme.

Nous disons d’abord que l’objet même de la révélation verbale, la nature des faits divins nécessaires, selon nous, à la restauration de l’humanité déchue, s’oppose à la prétention élevée par la raison de les découvrir jamais par ses seules ressources ; car ces faits divins sont, selon nous, des actes de grâce, c’est-à-dire des actes libres, issus de l’absolue liberté divine, impossibles, par conséquent, à prévoir avec certitude et à déduire avec une conséquence logique de prémisses données ; qui sont parce qu’ils sont ; qui furent parce qu’ils furent, et qui, tout en étant et ayant été, auraient pu ne pas être : « des choses que l’œil n’avait point vues, que l’oreille n’avait point entendues, et qui ne seraient point montées au cœur de l’homme. »

Supposé donc que la raison humaine eût pu dans un de ses essors anticiper ou rencontrer quelqu’une des vues contenues dans la révélation du salut, pressentir ou postuler quelqu’un des faits constitutifs du christianisme, s’assimiler tel ou tel des éléments de la donnée chrétienne au point d’en reconnaître la possibilité ou la convenance, nous osons affirmer a priori qu’aucun de ces éléments constitutifs de la révélation du salut ne se laisse reconstruire a priori, déduire avec une nécessité fatale, comprendre dans la chaîne indissoluble des causes et des effets ; et que tout ce que la raison peut ambitionner, c’est de reconnaître a posteriori la relation logique qui peut exister entre les parties accessoires de la révélation et les parties principales, celles-ci issues de la libre grâce de Dieu et échappant comme telles à toute tentative d’élaboration dialectique.

Que donc la raison prétende avoir jamais réussi dans l’entreprise de tirer de ses propres données la vérité qui sauve, elle nous place dans l’alternative de l’accuser ou d’avoir travesti le fait chrétien en en faisant l’expression ou la réalisation nécessaire d’une idée nécessaire, ou d’avoir pris des éléments accessoires et dérivés de la vérité chrétienne pour quelques-uns de ses éléments constitutifs.

Nous disons ensuite que, supposé que la raison eût été apte à construire ou à déduire la vérité qui sauve de données propres à la nature humaine, supposé même que ces vérités eussent été communiquées à l’homme par une assistance divine, on n’aurait pas par là contesté la nécessité des révélations actuelles, qui ont dû ajouter la force à la connaissance, le pouvoir au savoir.

1.2.2. Justification éventuelle des modes du surnaturel biblique

On pourrait admettre en principe la convenance ou la nécessité morale d’une révélation de Dieu à l’humanité déchue, mais conçue comme une simple infusion de vie divine dans l’âme humaine, intérieure, générale, immédiate, constante et constamment progressive, procédant par irradiations égales et régulières, renfermées dans la sphère de l’esprit, laissant intact l’ordre physique, et indépendantes de toutes conditions de temps et de lieux. En d’autres termes, on pourrait admettre le fait surnaturel en principe tout en repoussant a priori, au nom de conceptions que j’appellerai ultra-universalistes et ultra-spiritualistes de la révélation, les modes du surnaturel biblique.

Ce point de vue moyen entre la négation absolue du surnaturel et le rejet du surnaturel tel qu’il se présente à nous dans les documents bibliques, est représenté à des degrés divers par Schleiermacher, Reuss, Schultz, Dillmann, et se caractérisera assez fidèlement dans la citation suivante :

« Tous ces hommes, écrit M. Reuss, en parlant des hommes de la Bible, étaient les fils de leur siècle, attachés par des liens de toute espèce à leur terre natale et à leur peuple, et la nouvelle et puissante force qui les animait, cet enthousiasme religieux qui les faisait agir et écrire, qui les élevait au-dessus de leur entourage et faisait d’eux les guides et les chefs spirituels de leur génération, a dû commencer par faire leur propre éducation, par opérer en eux une transformation qui n’a pas fait disparaître toutes les traces d’un point de départ inférieur. Mais ce fait même atteste la coopération d’un élément d’origine différente, d’une puissance plus élevée, qui venait à l’aide de la nature humaine sans lui faire de violence, sans la soumettre à une contrainte, dans laquelle l’ancienne théologie avait à tort vu un privilège. D’un autre côté, cette même théologie s’était contentée d’enregistrer les notions, les doctrines, les préceptes religieux et moraux que les textes offraient en grand nombre, de les classer, de les représenter comme un système arrêté de prime abord, et embrassant sans distinction toutes les parties de l’Ecriture. Nous nous sentons, nous aussi, dégagés de ce point de vue. Aujourd’hui la science, devenue vraiment historique, de théorique qu’elle avait été, envisage tous les faits de ce genre qu’elle peut recueillir, comme les indices ou les symptômes d’un développement progressif, de l’épanouissement d’une vie de la pensée religieuse et de la conscience morale. A ce point de vue, les personnages de l’Histoire sainte, dépositaires et hérauts des vérités qu’ils proclament, gagnent en grandeur…, et en les voyant défiler devant nous dans le cours des siècles, nous assistons aux scènes variées d’un grand drame spirituel dans lequel chacun a eu son rôle, tantôt plus brillant, tantôt plus modeste, mais dont la Providence réglait la marche et préparait le dénouement……… Et le Saint-Esprit est-il donc renié et désavoué quand on cherche et découvre ses traces dans des sphères plus étendues et dans des manifestations plus variées, quand on le laisse agir où il veut, quand chacun peut sentir son souffle dans les profondeurs de son âme, au lieu de le circonscrire dans les limites étroites et de l’enserrer dans des formules ? La science d’autrefois s’est vainement efforcée de tracer une ligne de démarcation entre une inspiration exceptionnelle qui aurait été le privilège d’un petit nombre d’écrivains, et cette illumination, cette communication de forces nouvelles qui a été promise à tous ceux qui s’uniraient à Christt. »

tBible, p. 57 et 62.

Nous avons à justifier ici éventuellement les modes particuliers de la révélation biblique ; c’est-à-dire que, nous plaçant à son point de vue, et supposant provisoirement admise la réalité des faits auxquels ces révélations se rapportent, nous avons à indiquer la raison d’être, la probabilité et même la vraisemblance de ces modes.

Nous les résumons sous les trois chefs suivants :

  1. Les modes d’action des révélations historiques dans la nature ;
  2. Les modes d’action de ces révélations au cours de l’histoire dite sainte ;
  3. Le mode de transmission de ces révélations.

Sous le premier chef nous avons à justifier l’extension prise par la révélation historique dans l’ordre naturel, la forme extérieure qu’elle a revêtue dans le miracle physique. Sous le second, les modes qu’a adoptés l’action révélatrice, soit dans les milieux, soit aux époques divinement préordonnées, en d’autres termes : la localisation et les intermittences de la révélation. Sous le troisième, le mode de transmission de la révélation de certains organes privilégiés à la multitude, en d’autres termes : le procédé individualiste de la révélation.

Il est d’ailleurs dès maintenant utile à notre dessein et nécessaire de remarquer que les derniers caractères qui viennent d’être relevés, le particularisme et la médiateté, ne sont pas des modes ou des conditions d’existence spéciaux aux faits d’essence religieuse, signalant par leur étrangeté ces derniers à la suspicion préconçue, mais qu’ils caractérisent au contraire le mouvement historique de tous les temps et de tous les lieux, conditionnent le développement et le progrès dans tous les domaines ouverts à l’activité de l’esprit humain. C’est ici même que la conception transformiste ou évolutioniste reçoit de l’histoire générale, impartialement interrogée, les plus décisifs démentis. Ce que l’histoire générale nous présente en effet, ce n’est rien moins que cette constante et imperceptible promotion reliant les degrés infimes de l’être matériel aux sommets de la vie de l’humanité ; ce n’est pas cette pente douce, bien moins abrupte assurément que l’échelle de Jacob, menant du non-être à l’absolu ; ni cette série infinie de tranches, chacune infinitésimale, comblant en se superposant lentement l’une à l’autre l’intervalle du rien au tout. L’histoire de l’humanité, pour ne parler que d’elle en ce moment, et non de la nature, procède au contraire par saccades, révolutions, bonds ou reculs, crises violentes, grosses de grands progrès ou de grandes ruines.

Ce n’est pas non plus à la collectivité humaine, chargée de les administrer par indivis, que sont remis les secrets et les destinées de l’humanité, mais à des races ou à des individus élus et privilégiés selon des lois qui nous échappent. Il y a eu dans l’antiquité, à côté du peuple porteur privilégié de l’idée religieuse, des races éducatrices des autres dans les arts, la science et le droit ; et il y a de même à toutes les époques, dans toutes les races et dans tous les ordres de l’existence humaine, des individualités gestatrices, des génies initiateurs et des héros, dominant tôt ou tard le milieu et l’époque d’où ils étaient issus, de toute la hauteur de leur grand esprit ou de leur grand cœur, et appelés à recueillir et à féconder tout d’abord en eux-mêmes les principes, les pensées, les forces, les semences qu’ils allaient bientôt verser sur le monde et livrer aux lentes, obscures et en apparence ingrates élaborations des générations subséquentes.

L’histoire générale, telle qu’elle se présente à notre observation impartiale, est déjà particularisé et individualiste et non évolutionniste.

a. Les modes d’action des révélations historiques dans la nature

Nous avons dans notre première sous-section exposé le rôle apologétique du miracle, c’est-à-dire la part légitime qui lui revient dans l’accréditation de la révélation auprès des hommes auxquels celle-ci est adressée. Mais ce rôle, minime d’ailleurs, comme nous l’avons montré, n’épuise pas la signification totale du fait surnaturel. Nous considérons maintenant sa congruité intrinsèque avec la nature de la révélation elle-même, indépendamment même des titres qu’elle peut avoir à la confiance des hommes, et étant donné le but particulier de la révélation biblique, réelle ou fictive.

La convenance qu’il peut y avoir à ce que la révélation ait son retentissement dans la nature sous la forme du miracle physique, sera contestée à un point de vue ultra-spiritualiste qui séparerait la nature et l’esprit, et restreindrait l’intervention divine pour le salut de l’humanité à une action purement spirituelle, à une simple communication de vie pneumatique, à un contact d’esprit à esprit, au miracle moral. Dans cette œuvre d’instauration ou de restauration spirituelle, pourra-t-on demander, qu’avons-nous affaire de ces manifestations visibles, extérieures, thaumaturgiques, et que pourraient-elles ajouter à l’efficacité ou à la valeur du fait moral ? Celui-ci ne se suffit-il pas à lui-même, et le phénomène dont il serait escorté peut-il être considéré autrement que comme une superfétation, un post-scriptum oiseux et par conséquent nuisible ?

Or, au point de vue biblique, confirmé en ceci par l’expérience universelle, la nature est constamment solidaire de l’esprit, et les faits spirituels ont, d’après l’ordre créateur, leur contre-coup nécessaire, soit en bonne, soit en mauvaise part, dans l’organisation physique du monde. La chute morale de l’homme a entraîné aussitôt après elle la déchéance de la nature physique elle-même ; les ronces et les épines autour de nous, et en nous-mêmes les maladies et la mort ont été, d’après l’Ecriture, le salaire du péché. La solidarité de la nature et de l’esprit s’est manifestée avec éclat dans le domaine du mal. Il était conforme à la ludique de la révélation biblique que le principe salutaire déployât ses effets dans toutes les sphères où le principe malfaisant avait déployé les siens, dans la nature comme dans l’esprit.

Ici encore, Dieu n’est pas intervenu pour retoucher après coup son propre ouvrage, mais pour réparer cet ouvrage gâté par des mains infidèles. Et au cortège de la mort entré dans le monde à la suite du péché, il était convenable, il était digne de Dieu et de la bonne cause que s’opposât un cortège visible de puissances bienfaisantes, d’énergies salutaires, et que la victoire que le Rédempteur devait remporter sur le péché se répercutât dans et de sa personne même dans la victoire sur la mort et sur tous les fléaux de la nature.

Bien loin de figurer à côté de la révélation comme un objet de luxe ou de caprice, c’est un miracle physique qui en constitue le centre même en même temps qu’il nous est présenté comme le fondement reconnu de la foi chrétienne. Dans la résurrection de Jésus-Christ, telle qu’elle a été annoncée au monde par les apôtres et crue par l’Eglise, il y a pénétration parfaite des deux ordres, de la matière et de l’esprit. En elle, nous contemplons l’une dans l’autre la victoire parfaite sur la mort et la victoire parfaite sur le péché. Tous les autres miracles physiques dont l’histoire sainte fait mention doivent être mis en relation avec ce miracle central qui est leur raison d’être commune ; les uns, efforts souvent violents et parfois, semble-t-il, désordonnés, de l’esprit en lutte avec une nature rebelle et déchue, préfigurent cette victoire décisive qui sera remportée un jour sur la mort et le péché, la préparent et y aboutissent ; les autres furent compris dans la force d’impulsion qui en est issue et qui d’ailleurs ne tarda pas à s’éteindre pour longtemps.

Nous pouvons, en effet, déterminer cinq périodes principales du miracle biblique, dont l’ensemble nous parait soumis à une symétrie évidemment prévue et préordonnée, et dans les cadres desquelles aussi le miracle physique a sa place nettement marquée.

  1. La période créatrice de la nature physique, couronnée par l’apparition de l’homme, qui ouvre l’ère de l’histoire ou le développement des forces libres.
  2. La période patriarcale d’Adam à Moïse, où l’action surnaturelle se renferme dans le domaine de l’esprit en laissant encore la nature à ses cours immuables.
  3. La période israélite, de Moïse à Jésus, où, dans une sphère limitée, l’action surnaturelle se révèle tour à tour dans l’ordre de la nature et dans celui de l’esprit.
  4. La période chrétienne primitive, où le miracle spirituel et le miracle physique finissent par se pénétrer parfaitement l’un l’autre.
  5. La période actuelle, pendant laquelle l’action surnaturelle s’est retirée de l’ordre physique et renfermée dans l’ordre pneumatique.
  6. La période future et finale dans laquelle la nature sera de nouveau ressaisie et pénétrée par l’action de l’esprit.

b. Les modes d’action des révélations historiques au cours de l’histoire dite sainte

La révélation du salut s’est localisée à un moment donné dans le sein d’une race et d’un peuple privilégié, et elle est même restée localisée jusqu’ici dans la plus petite fraction de l’humanité. Universaliste en droit, elle est jusqu’à cette heure particulariste de fait.

En outre, dans ce milieu privilégié lui-même, elle n’a pas suivi un développement continu, une marche régulièrement ascendante.

Rousseau a dit : « Un seul livre est ouvert à tous les hommes, celui de la nature ; je ferme tous les autres pour étudier celui-là. »

Il s’agit donc de justifier, toujours éventuellement :

  1. La localisation ou le particularisme de la révélation ;
  2. Les intermittences de cette révélation.

b.1. Justification du particularisme de la révélation

Si la révélation du salut a renfermé jusqu’ici son action au cours de l’histoire dans des limites particulières, ce fut par respect pour la liberté humaine. Car une fois que la masse de l’humanité eut repoussé la religion qui se donnait pour la véritable, deux alternatives restaient au Dieu annoncé par cette dernière : ou rejeter l’humanité en masse et définitivement ; ou se créer à tout prix au sein de cette humanité corrompue un point de résistance contre la contagion universelle, afin de reconquérir ultérieurement tout le terrain perdu. La révélation du salut a dû procéder par retraites successives afin de concentrer ses forces et de réparer ses défaites en vue d’une victoire finale complète. A l’instar de toutes les religions de l’antiquité, la religion d’Israël s’est déclarée particulariste ; mais seule entre toutes elle a eu conscience de ne s’être faite particulariste que pour devenir universelle (Genèse 12.1-2). Ainsi le particularisme de la révélation n’a été qu’un moyen. Il importait à la fois qu’un libre cours fut laissé à la liberté humaine dans la portion de l’humanité abandonnée à ses voies, et que fût conservé sur la terre un foyer toujours vivant et lumineux pour le jour où l’humanité reviendrait spontanément à Dieu.

« Ici, selon l’expression d’un éminent théologien, le salut devait être conservé pour l’humanité, là l’humanité pour le salut. »

Et si aujourd’hui encore, la marche de l’Evangile à travers le monde est exposée à des arrêts et soumise à des détours, si l’universalisme de la grâce évangélique n’est à cette heure encore qu’un universalisme de droit et non de fait, c’est au respect que le Dieu de l’Evangile professe pour la liberté humaine qu’il faut s’en prendre, et de même que la justice divine suspend l’exécution de ses sentences à l’égard des races non encore mûres pour le jugement, la révélation de la grâce attend pour franchir le seuil d’une nouvelle nation ou d’une nouvelle race de la voir mûre pour le salut.

Si la révélation naturelle n’a pas été assujettie dans l’espace aux mêmes conditions de succès que les révélations historiques, cela tient à l’imperfection de sa donnée, qui est étrangère, comme nous l’avons dit, à la question du salut. N’apportant à l’homme que les vérités et ne lui présentant que les obligations les plus élémentaires et les plus générales, elle ne sollicite pas d’une façon si immédiate et si absolue l’énergie et l’activité humaines.

b.2. Justification des intermittences de la révélation

En même temps que la révélation a commencé par se localiser dans un pays et dans une race, nous constatons que dans ce milieu privilégié lui-même, et contrairement à l’opinion courante, son action n’a point été continue ; elle s’est contenue au contraire dans des limites prévues et d’avance fixées. Elle a procédé par avances et retraites alternantes, celles-ci ouvrant de vastes intermittences. Comme nous l’avons dit déjà, les époques cardinales où l’action surnaturelle fait explosion dans la plénitude de ses moyens et de ses effets, envahissant à la fois l’ordre de l’esprit et celui de la nature, peuvent se réduire à trois principales : les époques de Moïse, d’Elie et de Jésus-Christ. Aux époques de second rang, nous voyons la révélation retirer son action surnaturelle de l’ordre physique, tout en la continuant dans l’ordre spirituel. Telles furent les deux époques de David et de la fin du siècle apostolique. Enfin aux époques de troisième rang, qui sont réduites à un rôle de simple assimilation et de reproduction, on voit la révélation retirer son action surnaturelle à la fois des deux domaines physique et spirituel, et céder de nouveau provisoirement toute la place à l’action providentielle universelle et permanente exercée sur la nature et sur l’homme. Telles furent au cours de l’Ancienne alliance les deux grandes périodes intermédiaires de quatre cents ans entre l’ère patriarcale et l’ère mosaïque, puis entre Malachie et Jean Baptiste. Ce caractère d’intermittence que nous observons dans le cours des révélations bibliques mériterait déjà d’être relevé en faveur de l’historicité des documents qui nous les ont transmises. Nous ne voyons rien ici de cette prodigalité et de cette intempérance auxquelles se reconnaissent l’imagination et la fantaisie humaines, aussi incapables de se dominer elles-mêmes que de réserver leurs produits. L’absence de l’élément spécifiquement miraculeux dans les carrières des patriarches comme plus tard dans celle de Jean Baptiste ne saurait guère s’accorder avec la supposition d’origines mythiques ou légendaires.

Ce n’est toutefois pas à ce point de vue extérieur que nous nous plaçons pour justifier les intermittences de la révélation, qui ont dû répondre à des besoins pratiques immédiats avant même de satisfaire des postulats apologétiques.

Nous dirons que si le particularisme de la révélation était favorable aux droits de la liberté humaine, les intermittences que nous venons de signaler étaient destinées à sauvegarder les droits et l’autonomie de la révélation en même temps qu’à satisfaire aux exigences de l’éducation morale de l’homme une fois commencée.

Vous demandez à quoi devaient servir ces longues interruptions et ces longs silences. Tout d’abord, disons-nous, à marquer la différence entre le facteur divin ; manifeste aux époques cardinales et créatrices, et le facteur humain appelé à apporter son concours fidèle au premier. Par ces suspensions même de son action créatrice et révélatrice, le principe divin s’affirmait toujours de nouveau comme absolument indépendant de toute nature donnée et de toute force acquise ; il se ressaisissait dans son caractère surnaturel qui n’eût pas manqué d’être compromis aux yeux des témoins et des après-venants par une immanence ininterrompue, et il prévenait la confusion qui eût pu se faire entre les inspirations supérieures et les émanations d’origine terrestre et humaine.

Il est constant que toute action surnaturelle exercée dans le sein de l’humanité tend à produire aussitôt un état, une nature nouvelle et supérieure à la précédente, et qu’en posant dans celle-ci un ou plusieurs commencements nouveaux, elle y dépose des germes vivants et vivifiants destinés à fructifier, à s’épanouir et à gagner en surface. Il n’en était que plus important d’établir d’avance que les trésors divins ne s’épuisent pas dans ces distributions successives aux races et aux individus ; que le facteur divin demeure, à travers toutes les vicissitudes et toutes les réalisations de l’idée, le principe causatif et toujours de nouveau créateur de toute vie supérieure dans le sein de l’humanité ; que les effets surnaturels produits en l’homme et avec le concours de l’homme ne doivent en aucun cas passer pour les pures et simples élaborations de la nature et de sa nature, même régénérée, mais nécessitent pour se renouveler et s’agrandir des interventions supérieures et divines toujours nouvelles aussi, et toujours plus grandes.

Si, en effet, le miracle soit moral soit physique eût été constant et la succession des faits surnaturels uniforme, régulière ou périodique sur le sol des révélations historiques, l’homme eût été tenté de rapporter ces faits à telles ou telles lois naturelles restées latentes ou inexpliquées. Si, au contraire, le miracle physique eût fait constamment défaut, il eût été plus facile encore d’opérer cette réduction de faits ressortissant exclusivement à l’ordre spirituel, à des lois plus générales de l’ordre invisible. Dans un cas comme dans l’autre, l’homme eût eu le prétexte de nier le caractère et l’origine surnaturels de la révélation, en la ramenant dans l’enchaînement des causes et des effets naturels, physiques ou moraux. C’est ce que nous avons vu faire à Schleiermacher, et nous comprenons l’intérêt qu’il avait, méconnaissant le caractère absolument surnaturel de la révélation, à réduire aussi les miracles physiques particuliers à être les produits de l’imagination ou du caprice.

Nous disons, en second lieu, que ce mode particulier était conforme à l’intérêt de l’homme lui-même, et que ces intermittences de la révélation devaient avoir pour effet d’assurer à celle-ci chez l’homme une efficacité plus complète. Si les révélations historiques eussent été, comme les révélations naturelles, continues et ininterrompues, elles n’eussent laissé ni aux organes et aux facultés de l’homme le temps d’appliquer l’effort personnel à l’appropriation de leur contenu ; ni à l’homme, objet de ces communications supérieures, l’occasion de faire ses expériences propres soit dans le bien soit dans le mal. La nature humaine eût été pour ainsi dire débordée et saturée, si aux époques que nous avons appelées cardinales et créatrices n’avaient pas succédé des périodes d’assimilation, de recueillement, d’apparente inactivité, de silence ; aux semailles, les intervalles d’hivernement où les germes déposés dans le sol entretiennent silencieusement leurs vitalités latentes, pour les produire avec une énergie redoublée au temps convenable.

c. Le mode de transmission ou le procédé individualiste de la révélation

L’on demande la raison pour laquelle la révélation du salut ne s’est pas, à l’exemple de la révélation naturelle, adressée selon des modes uniformes, simultanés et immédiats, à tous les hommes auxquels elle était destinée ; pourquoi ont été placés entre Dieu et le reste de l’humanité des organes privilégiés, Abraham, Moïse, David, les prophètes, avant-coureurs du Révélateur parfait du Père, les apôtres et les fondateurs de l’Eglise, ses premiers successeurs, chargés de recevoir de la bouche même de Dieu ce qu’ils devaient transmettre à leurs semblables ? « Que d’hommes, s’est écrié Rousseau, accusant dans cette plainte la sagesse et l’impartialité du Dieu de l’Evangile, entre Dieu et moi !

Cette objection en comprend deux successives : Pourquoi la révélation du salut ne s’est-elle pas adressée uniformément à tous les hommes ? Pourquoi ne s’est-elle pas adressée uniformément à tous les fidèles ?

A ceux qui se plaignent de n’avoir pas été les objets des communications divines immédiates qui ont été faites à d’autres, nous rappelons ce que Rousseau paraissait avoir ignoré ou oublié quant à lui-même : que Dieu ayant tant honoré la nature humaine que de l’appeler à concourir à son œuvre de salut et de rédemption, il y allait à la fois de la dignité de la vérité et des intérêts de l’humanité pécheresse que cette cause ne fût commise qu’à des mains fidèles et à des lèvres pures, et ne risquât pas d’être desservie par des agents ou indignes ou incapables.

Le Dieu du salut a mis des hommes entre lui et le reste de l’humanité, comme le Dieu de la nature y avait mis des choses, afin, tout en se faisant connaître suffisamment de ceux qui le cherchent de tout leur cœur, de ne pas accabler nos esprits et surprendre nos volontés par l’éclat instantané et prématuré d’une apparition de Dieu même, et de demeurer caché aux hommes indignes ou incapables de le voir et de le recevoir.

Nous disons en second lieu que la révélation du salut n’aurait pu, comme la révélation naturelle, solliciter un concours égal de tous les fidèles eux-mêmes, disséminés à tant d’époques et dans tant de lieux divers, à raison du caractère progressif dont elle s’est revêtue depuis les époques de la préparation à celle de l’accomplissement du salut, et à raison encore du caractère local qu’elle a conservé dans cet accomplissement lui-même.

Le christianisme étant essentiellement, comme il a été dit plus haut, la révélation d’un fait et non d’une vérité, et ce fait s’étant réalisé à un moment donné de l’histoire et dans les limites exiguës d’un pays, il était inévitable que les témoins oculaires et auriculaires de l’avènement de ce fait dans la personne de Christ eussent sur tous les autres fidèles vivant à d’autres époques et habitant d’autres lieux une prérogative spéciale, non transmissible à d’autres et, ajoutons-nous, proportionnée moins à leur valeur personnelle qu’à la grandeur et aux difficultés spéciales de la tâche qu’ils avaient à remplir. Aussi bien l’un de ces témoins de Jésus-Christ, devenu le premier de tous et par son génie et par ses travaux et par ses martyres, n’a-t-il pas craint d’en appeler aux imperfections et aux infirmités de sa personne, pour en exalter d’autant, à raison même de la fragilité du vase, le prix du trésor qui y était renfermé (2 Corinthiens 4.7).

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