A cette époque, Farel prêchait à Saint-Blaise, près de Neuchâtel ; il y fut assailli par la populace en furie et fort maltraité. Il arriva à Morat si malade et si épuisé, qu'il fut obligé de garder le lit pendant plusieurs jours ; des frissons parcouraient tout son corps et il crachait le sang. Évidemment il serait hors d'état de prêcher pendant quelque temps, mais Dieu lui réservait une autre tâche. Pendant qu'il était sur son lit de maladie, un jeune homme à l'expression douce entra dans sa chambre et s'assit à son chevet.
« Je m'appelle Christophe Fabri, dit le jeune visiteur ; j'arrive du Dauphiné, j'ai étudié la médecine à Montpellier et j'allais compléter mes études à Paris, lorsqu'en passant je m'arrêtai à Lyon. Le Seigneur m'avait déjà fait connaître quelque chose de son Evangile à Montpellier, mais à Lyon je rencontrai à ma grande joie des enfants de Dieu qui achevèrent de m'éclairer. Ils m'ont aussi raconté les grandes choses que le Seigneur fait à Neuchâtel et ailleurs. En entendant leurs récits, j'ai pensé : Eh bien, je n'irai pas à Paris, mais en Suisse ; peu importe si je dois abandonner ma famille, ma patrie et mes études. Il faut que j'aille combattre pour Jésus-Christ aux côtés de Guillaume Farel ! Et maintenant, me voici, faites de moi ce qu'il vous semblera bon. »
Farel se sentit attiré vers ce jeune homme comme vers un fils envoyé par Dieu dans son isolement et sa souffrance. Ils passèrent les jours suivants dans la méditation et la prière ; ce fut un temps de tranquillité et de repos comme Farel en goûtait rarement. Il aurait aimé à garder Fabri auprès de lui, mais si ce nouvel ami lui était cher, la gloire de Christ lui tenait encore plus à cœur.
« Il faut partir, mon fils, dit-il enfin, et aller prêcher à Neuchâtel à ma place, car je ne puis m'y rendre maintenant. » Christophe répondit avec larmes : « Ô ! maître Farel, ma douleur est plus grande aujourd'hui que lorsque j'ai quitté père et mère, tant le commerce que j'avais avec vous était rempli de douceur. »
Mais Christ occupait la première place dans le cœur de Fabri et il partit pour Neuchâtel, quoiqu'il lui en contât de se séparer de son maître.
Sur ces entrefaites, les convertis d'Orbe envoyèrent un message à Farel pour lui faire savoir qu'ils désiraient rompre le pain en mémoire de Christ. Farel était à peu près remis, il se rendit tout de suite à Orbe. Le jour de la Pentecôte, 8 mai 1531, il monta en chaire à six heures du matin ; cette fois il n'avait que des auditeurs volontaires, et pourtant ils étaient nombreux. Farel parla sur le corps de Christ rompu pour nous sur la croix, et sur le parfait pardon acquis par sa mort précieuse. Quand le sermon fut fini, huit des nouveaux convertis se réunirent pour rompre le pain avec Farel. Il y avait le seigneur d'Arnex et sa femme, Christophe Hollard et sa vieille mère, Guillaume Viret le tailleur, Georges Grivat et deux autres personnes. Pierre Viret était alors absent. Deux mois ne s'étaient pas écoulés depuis que, dans cette même église, Christophe Hollard et Marc Romain avaient failli être tués par la dame d'Arnex, et maintenant ces deux mortels ennemis avaient été réconciliés par le sang de Jésus et se trouvaient réunis comme membres du corps de Christ, un avec Lui, membres les uns avec les autres.
« Vous pardonnez-vous les uns aux autres ? » leur demanda Farel. Ils répondirent cordialement : « Oui ». Ensuite deux d'entre eux étendirent une nappe blanche sur un banc et y placèrent un pain et une coupe de vin. Ils ne voulurent pas se servir de l'autel, trouvant qu'il était souillé par l'idolâtrie.
Farel pria, puis ils mangèrent le pain ensemble et burent à la coupe comme le firent les croyants de la chambre haute à Troas, bien des siècles auparavant.
C'était ce culte en esprit et en vérité après lequel Farel soupirait depuis si longtemps ; il n'y avait plus que Christ, Christ seul occupait enfin la place à laquelle Il a droit.
Mais à peine le culte était-il fini que les prêtres furieux s'élancèrent dans l'église ; ils pensaient que ce qui venait de se faire était un crime abominable et ils en étaient remplis d'indignation. Hélas ! Il n'y a-t-il pas des gens, dans les pays protestants, qui partageraient en quelque mesure l'opinion des prêtres ? N'y a-t-il point parmi nous des usages et des rites qu'on aurait autant de peine à trouver dans le Nouveau Testament que le culte des saints ou l'eau bénite ? Tout en condamnant les incrédules qui mettent de côté certaines parties de la Bible, n'oublions pas que c'est un aussi grand péché aux yeux de Dieu que d'ajouter quoi que ce soit à sa Parole qui est parfaite.
Cette simple fraction du pain vous scandalise-t-elle parce qu'elle est en opposition avec les coutumes établies par l'homme ? Cherchez dans les Écritures, et voyez si vous pouvez trouver quelque chose qu'il aurait fallu ajouter à la touchante cérémonie que je viens de décrire, pour en faire le souper du Seigneur tel qu'Il l'a ordonné.
Les prêtres, qui craignaient Messieurs de Berne, durent se borner à manifester leur déplaisir en chantant la messe encore plus fort que d'habitude lorsque les hérétiques furent partis. Le lendemain, lundi de la Pentecôte, Guillaume Viret fit des habits, Christophe Hollard tint sa boutique ouverte, en un mot tous étaient à l'ouvrage. « Comment ! dirent les prêtres, ces gens n'observent plus aucune fête, sauf le dimanche ! »